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LES DIFFÉRENTES SORTES DE LOIS
par THOMAS D’AQUIN

[ Somme théologique (éd. Du CERF), I-II Questions 90 et 91 ]

Nous avons retenu ces courts extraits
pour montrer aux étudiants la richesse de la "Somme Théologique",
et de manière plus générale la qualité scientifique et l'importance pratique
de la doctrine catholique dans ses rapports avec le droit pénal.

Pour s'en faire une idée plus complète voir le site des Editions du Cerf : http://bibliotheque.editionsducerf.fr/

QUESTION 90  -  L’ESSENCE DE LA LOI

1° La loi est-elle oeuvre de raison ?

2° La fin de la loi.

3°  Sa cause.

4° Sa promulgation.

ARTICLE 1  -  La loi est-elle œuvre de raison ?

Objections : 1. Il semble que la loi ne relève pas de la raison. S. Paul écrit en effet aux Romains (7, 23) : « Je vois une autre loi dans mes membres, etc. ». Mais rien de ce qui est de la raison ne se trouve dans les membres ; la raison n’utilise en aucun organe corporel. Donc la loi n’est pas œuvre de raison.

2. Dans la raison il n’y a que la puissance, l’habitus et l’acte. La loi n’est pas la raison elle-même ; elle n’est pas non plus un habitus rationnel; car les habitus de raison sont les vertus intellectuelles dont nous avons parlé plus haut. Elle n’est pas davantage un acte de raison, puisqu’en ce cas la loi n’existerait plus lorsque l’acte de la raison serait suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la loi n’est pas œuvre de la raison.

3. La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève proprement de la volonté, comme on l’a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté ; aussi Justinien déclare-t-il « C’est ce qu’a décidé le prince qui a force de loi ».

En sens contraire, c’est à la loi qu’il appartient de commander et d’interdire. Mais commander relève de la raison, comme on l’a vu. Donc la loi relève de la raison.

Réponse : La loi est une règle d’action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c’est-à-dire qu’elle lie l’agent à une certaine manière d’agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c’est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l’avons montré précédemment C’est en effet à la raison qu’il appartient d’ordonner quelque chose en vue d’une fin ; et la fin est le principe premier de l’action, selon le Philosophe. Mais dans tout genre d’êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de ce genre ; comme l’unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.

Solutions : 1. Puisque la loi est une règle et une mesure, elle peut être considérée sous deux aspects. D’abord en celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces opérations étant propres à la raison, la loi se trouve en ce cas être dans la raison seule. Ensuite, la loi peut être considérée en celui qui est soumis à la règle et à la mesure. Ainsi la loi se rencontre-t-elle en tous les êtres qui subissent une inclination par le fait d’une loi. Et puisque toute inclination à agir suppose une loi, elle peut être appelée elle-même une loi, non point à titre essentiel, mais à titre de participation. C’est de cette façon que les appétits de nos membres corporels peuvent être appelés « la loi des membres ».

2. Dans nos actes qui se manifestent extérieurement, il y a lieu de distinguer l’opération elle-même, et l’œuvre réalisée, par exemple l’action de construire, et l’édifice ; de même dans les opérations intellectuelles, il y a lieu de distinguer l’action elle-même de la raison qui est la pensée et le raisonnement, et d’autre part ce qui est le résultat produit par cette activité. Dans l’ordre spéculatif, ce résultat s’appelle la définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et 1a démonstration. Et la raison pratique utilise également le syllogisme pour son activité, comme nous l’avons vu, selon l’enseignement d’Aristote. C’est pourquoi il est normal de trouver dans la raison pratique quelque chose qui joue, par rapport aux opérations à effectuer, le rôle que remplit le principe par rapport aux conclusions dans la raison spéculative. Et ces propositions universelles de la raison pratique ordonnées aux actions ont raison de loi. Ces propositions tantôt sont considérées de façon actuelle, et tantôt conservées par la raison à l’état d’habitus.

3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà dit. C’est en effet parce qu’on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu’elle porte, doit être elle-même réglée une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi ; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu’une loi.

ARTICLE 2  -  La fin de la loi.

Objections : 1. Il semble que la loi ne soit pas toujours ordonnée au bien commun comme à fin. C’est à la loi qu’il revient de prescrire et de prohiber. Or les préceptes sont ordonnés à certains biens particuliers. Donc le but de la loi n’est toujours le bien commun.

2. La loi imprime à l’homme une direction en vue de l’action. Mais les actions humaines ne se réalisent que dans les faits particuliers. Donc la loi est ordonnée à quelque bien particulier.

3. Isidore de Séville écrit : « Si la loi est constituée par la raison, sera loi tout ce que la raison établira ». Mais la raison établit ce qui est ordonné au bien privé tout autant que ce qui est ordonné au bien commun. Donc la loi n’est pas ordonnée seulement au bien commun, mais aussi bien privé.

En sens contraire, Isidore de Séville déclare : « La loi n’est écrite pour l’avantage d’aucun particulier, mais pour l’utilité commune des citoyens ».

Réponse : On vient de le dire : la loi relève de ce qui est le principe des actes humains, puisqu’elle en est la règle et la mesure. Mais de même que la raison est le principe des actes humains, il y a en elle quelque chose qui est principe de tout le reste. Aussi est-ce à cela que la loi doit se rattacher fondamentalement et par-dessus tout. Or, en ce qui regarde l’action, domaine propre de la raison pratique, le principe premier est la fin ultime. Et la fin ultime de la vie humaine, c’est la félicité ou la béatitude, comme on l’a vu précédemment. Il faut par conséquent que la loi traite surtout de ce qui est ordonné à la béatitude.

En outre, chaque partie est ordonnée au tout, comme l’imparfait est ordonné au parfait ; mais l’individu est une partie de la communauté parfaiite. Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune. C’est pourquoi le Philosophe, dans sa définition des lois, fait mention de la félicité et de la solidarité politique. Il dit en effet que « nous appelons justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi que ce qui en fait partie, par la solidarité politique ». Car, pour lui, la société parfaite c’est la cité.

En n’importe quel genre le terme le plus parfait est le principe de tous les autres, et ces autres ne rentrent dans le genre que d’après leurs rapports avec ce terme premier ; ainsi le feu qui est souverainement chaud, est cause de la chaleur dans les corps composés qui ne sont appelés chauds que dans la mesure où ils participent du feu. En conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine signification que par son ordre au bien commun, tout autre précepte visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordre à ce bien commun. C’est pourquoi toute loi est ordonnée au bien commun.

Solutions : 1. Le précepte implique l’application de la loi aux actes réglés par elle. L’ordre au bien commun, qui relève de la loi, est applicable aux fins particulières. C’est en ce sens que sont portés des préceptes relatifs à certains cas particuliers.

2. Les actions ne se réalisent que dans des cas particuliers; mais ces cas particuliers peuvent être rapportés au bien commun, non point en ce sens qu’ils seraient classés sous le même genre ou sous la même espèce que ce qui regarde essentiellement le bien commun, mais parce qu’ils sont considérés comme des moyens de contribuer au bien commun ; en ce sens, le bien général est appelé la fin commune.

3. Rien n’est ferme et certain dans le domaine de la raison spéculative que si on le ramène aux premiers principes indémontrables. De même, rien n’est fermement établi par la raison pratique que si l’on saisit son rapport avec la fin ultime qui est le bien commun. C’est précisément ce qui est établi de cette manière par la raison, qui a valeur de loi.

ARTICLE 3  -  La cause de la loi.

Objections : 1. Il semble que la raison de n’importe qui puisse faire la loi. Car l’Apôtre déclare (Rm 2, 14) : « Les païens qui n’ont pas de loi, quand ils accomplissent par nature ce qui fait l’objet de la loi, sont à eux-mêmes leur loi ». Or ces paroles s’appliquent universellement à tous. Donc tout individu peut se faire à lui-même la loi.

2. Le Philosophe remarque : « Le but du législateur est d’amener l’homme à la vertu ». Mais n’importe quel individu peut inciter son semblable à la vertu. Donc la raison de tout homme est capable de faire loi.

3. De même que le chef de la cité en est le gouverneur, ainsi le père de famille pour sa maison. Or le chef de la cité légifère pour la cité. Donc tout père de famille peut faire la loi dans sa maison.

En sens contraire, Isidore de Séville écrit, dans ses Étymologies, et son texte se retrouve dans les Décrets : « La loi est une constitution du peuple selon laquelle les nobles, de concert avec les plébéiens, ont sanctionné quelque décision ». Il n’appartient donc pas à tout le monde de faire la loi.

Réponse : Rappelons-nous que la loi vise premièrement et à titre de principe l’ordre au bien commun. Ordonner quelque chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à quelqu’un qui représente le peuple. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de toute la multitude. C’est parce que, en tous les autres domaines, ordonner à la fin revient à celui dont la fin relève directement.

Solutions : 1. Il a été dit précédemment que la loi existe chez quelqu’un non seulement comme dans l’auteur de la règle, mais aussi d’une façon participée comme dans le sujet de cette règle. C’est ainsi que chacun est à soi-même sa loi, en tant qu’il participe de l’ordre établi par celui qui a posé la règle. C’est pourquoi S. Paul précise au même endroit : « Ceux-ci montrent la réalité de cette loi écrite dans leurs cœurs ».

2. Un personnage privé ne peut induire efficacement à la vertu. Il peut seulement conseiller, mais si son conseil n’est pas reçu, il ne dispose d’aucun moyen de coercition, ce que la loi doit comporter, pour amener efficacement ses sujets à la pratique du bien, dit Aristote. Cette force contraignante appartient à la société ou à celui qui dispose de la force publique pour imposer des sanctions, comme on l’expliquera plus loin. C’est donc à celui-là seul qu’il appartient de légiférer.

3. Si l’homme est partie d’une famille, la famille elle-même est partie de la société politique, et c’est cette dernière qui constitue la société parfaite selon le livre I des Politiques. C’est pourquoi, de même que le bien d’un seul individu n’est pas la fin ultime mais est ordonné au bien commun ; de même encore le bien d’une famille est ordonné au bien de la cité, qui est la société parfaite. Aussi, celui qui gouverne une famille peut bien faire prescriptions et des statuts, ceux-ci n’auront pas raison de loi.

ARTICLE 4  -  La promulgation de la loi

Objections : 1. Il semble que la promulgation ne soit pas une partie essentielle de la loi. La loi qui mérite le plus ce nom est la loi naturelle. Mais la loi naturelle n’a pas besoin de promulgation. Il n’est donc pas essentiel à la loi d’être promulguée.

2. C’est un attribut propre de la loi que d’obliger à faire ou ne pas faire quelque chose. Or tous sont obligés de se soumettre à la loi, non seulement ceux qui sont présents à sa promulgation mais encore les autres. Donc la promulgation n’est pas essentielle à la loi.

3. L’obligation porte même sur l’avenir, puisque « les lois imposent leur contrainte aux affaires futures », selon le Droit. Or la promulgation ne touche que les personnes présentes. Elle n’est donc pas essentielle à la loi.

En sens contraire, il est dit dans les Décrets : « Les lois sont instituées lorsqu’elles sont promulguées. »

Réponse : La loi, avons-nous dit, est imposée aux autres par manière de règle et de mesure. La règle et la mesure s’imposent du fait qu’on les applique à ce qui est réglé et mesuré. Aussi, pour que la loi obtienne force obligatoire, ce qui est le propre de la loi, il faut qu’elle soit appliquée aux hommes qui doivent être réglés par elle. Or, une telle application se réalise par le fait que la loi est portée à la connaissance des intéressés par la promulgation même. La promulgation est donc nécessaire pour que la loi ait toute sa force.

Des quatre articles qui précèdent, on peut ainsi condenser la définition de la loi : Une ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté.

Solutions : 1. La promulgation de la loi naturelle existe par le fait même que Dieu l’a introduite dans l’esprit des hommes de telle manière qu’elle soit connaissable naturellement.

2. Ceux devant qui la loi n’est pas immédiatement promulguée sont soumis aux obligations qu’elle comporte dans la mesure où la connaissance des dispositions légales leur parvient par des intermédiaires, ou tout au moins peut leur parvenir, en raison même de la promulgation.

3. La promulgation présente s’étend à l’avenir, par la fixité de l’écrit qui la promulgue en quelque sorte toujours. Aussi Isidore de Séville écrit-il :« La loi prend son étymologie du verbe lire parce qu’elle est écrite ».

QUESTION 91  -  LES DIVERSES ESPÈCES DE LOIS

1. Existe-t-il une loi éternelle ?

2. Une loi naturelle ?

3. Une loi humaine ?

4. Une loi divine ?…

ARTICLE 1  -  Existe-t-il une loi éternelle ?

Objections : 1. Il semble qu’il n’y ait pas de loi éternelle. Toute loi s’impose à des sujets. Or il n’y a pas eu de toute éternité un sujet auquel la pu s’imposer, car Dieu seul est éternel. Donc aucune loi n’est éternelle.

2. La promulgation est essentielle à la loi. Or aucune promulgation n’a pu exister de toute éternité, parce qu’il n’y avait de toute éternité aucun sujet auquel cette promulgation ait pu être faite. Donc aucune loi ne peut être éternelle.

3. La notion de loi implique ordre à une fin. Mais rien n’est éternel dans l’ordre des moyens, puisque seule la fin ultime est éternelle. Donc aucune loi n’est éternelle.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « La loi qui s’appelle la raison suprême est forcément considérée par quiconque en saisit la notion, comme immuable et éternelle ».

Réponse : On a vu que la loi n’est pas autre chose qu’une prescription de la raison pratique chez le chef qui gouverne une communauté parfaite. Il est évident par ailleurs -étant admis que le monde est régi par la providence divine-, que toute la communauté de l’univers est gouvernée par la raison divine. C’est pourquoi la raison, principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l’univers, a raison de loi. Et puisque la raison divine ne conçoit rien dans le temps mais a une conception éternelle, comme disent les Proverbes (8, 23), il s’ensuit que cette loi doit être déclarée éternelle.

Solutions : 1. Les choses qui n’existent pas en elles-mêmes existent déjà chez Dieu en tant qu’elles sont connues et ordonnées à l’avance par lui, selon l’épître aux Romains (4, 17) : « Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont déjà ». C’est ainsi que la conception éternelle de la loi divine a raison de loi éternelle, parce qu’elle est ordonnée par Dieu au gouvernement des choses qu’il connaît d’avance.

2. La promulgation peut se faire par parole et par écrit. Des deux façons, la loi éternelle reçoit sa promulgation : d’abord de Dieu son promulgateur ; car le Verbe divin est éternel, et ce qui est écrit au livre de vie est éternel. Toutefois, du côté de la créature qui entend ou regarde, il ne peut y avoir de promulgation éternelle.

3. La notion de loi comporte une orientation active vers une fin, puisque son rôle est d’y ordonner certains moyens ; non d’une façon passive, en ce sens que la loi elle-même serait ordonnée à une fin extérieure, à moins que, par accident, elle soit faite par un gouvernement qui a sa fin en dehors de lui-même. Dans ce cas il ordonnerait nécessairement la loi à cette fin. La fin que poursuit le gouvernement divin est Dieu lui-même, et sa loi n’est pas autre chose que lui-même. Aussi la loi éternelle n’est nullement ordonnée à une autre fin qu’elle-même.

ARTICLE 2  -  Existe-t-il une loi naturelle ?

Objections : 1. Il semble qu’il n’y ait pas en nous de loi naturelle. Car l’homme est suffisamment gouverné par la loi éternelle. S. Augustin écrit en effet : « La loi éternelle est celle par laquelle il est juste que toutes choses soient parfaitement ordonnées ». Mais la nature ne multiplie pas les êtres superflus, pas plus qu’elle n’est insuffisante en ce qui est nécessaire. Il n’y a donc pas de loi naturelle pour l’homme.

2. C’est par la loi que l’homme est ordonné à sa fin par ses actions. Mais l’ordination des actes humains à leur fin ne vient pas de la nature, comme c’est le cas des créatures sans raison qui n’agissent pour une fin qu’en raison d’un instinct naturel; l’homme agit pour une fin par raison et volonté. Donc il n’y a pas pour l’homme de loi naturelle.

3. Plus on est libre, moins on est soumis à une loi. Or l’homme est le plus libre de tous les vivants, en raison du libre arbitre qu’il possède par privilège sur tous les autres animaux. Donc, si les autres animaux ne sont pas soumis à une loi naturelle, l’homme ne doit pas l’être.

En sens contraire, nous lisons dans l’épître aux Romains (2, 14) : « Les païens qui n’ont pas de loi, accomplissent par nature ce qui est l’objet de la loi ». Et la Glose précise : « S’ils n’ont pas de loi écrite, ils ont cependant la loi naturelle selon laquelle chacun prend conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal ».

Réponse : On a dit tout à l’heure que la loi, étant une règle et une mesure, peut se trouver en quelqu’un d’une double manière : tout d’abord comme en celui qui établit la règle et la mesure ; et en second lieu comme en celui qui est soumis à celle-ci, puisque ce dernier est réglé et mesuré pour autant qu’il participe en quelque manière de la règle et de la mesure. Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis à la providence divine sont réglés et mesurés par la loi éternelle, il est évident que, ces êtres participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres.

Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis. C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle. Aussi, quand le Psaume (4, 6) disait : « Offrez un sacrifice de justice », il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces oeuvres de justice : « Beaucoup disent : qui nous montrera le bien ? » et il leur donnait cette réponse : « Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous », c’est-à-dire que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n’est rien d’autre qu’une impression en nous de la lumière divine. Il est donc évident que la loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable.

Solutions : 1. L’argument porterait si la loi naturelle était quelque chose de différent de la loi éternelle ; mais elle n’en est qu’une sorte de participation, nous venons de le dire.

2. Toute opération de raison et de volonté dérive en nous de ce qui est conforme à notre nature, on l’a déjà dit. Car tout raisonnement se fonde sur des principes connus naturellement, et tout vouloir portant sur les moyens qui concourent une fin dérive de l’attrait naturel pour la fin ultime. Ainsi faut-il aussi que l’orientation première de nos actes vers leur fin soit assurée par la loi naturelle.

3. Les animaux sans raison participent eux-mêmes, comme la nature raisonnable, de la pensée éternelle, mais à leur façon. Et parce que la créature raisonnable possède cette participation sous un mode intelligent et rationnel, il s’ensuit que la participation de la loi éternelle en la créature raisonnable mérite proprement le nom de loi ; car la loi relève de la raison, comme il a été dit précédemment. Dans la créature privée de raison, la participation n’existe pas sous un mode rationnel ; aussi ne peut-elle être appelée loi que par analogie.

ARTICLE 3  -  Existe-t-il une loi humaine ?

Objections : 1. Il semble que non. La loi naturelle, en effet, est une participation de la loi éternelle, on vient de le montrer. Mais, en vertu de la loi éternelle, « toutes choses sont parfaitement ordonnées », affirme S. Augustin. La loi naturelle suffit donc à ordonner toutes choses humaines, et donc il n’est pas nécessaire qu’il y ait une loi humaine.

2. La notion de loi inclut celle de mesure, on l’a dit. Mais la raison humaine n’est nullement la mesure des choses ; c’est plutôt le contraire selon le livre X des Métaphysiques. Donc aucune loi ne peut procéder de la raison humaine.

3. Une mesure doit être aussi sûre que possible, selon le même ouvrage. Or la prescription de la raison humaine relative à ce qu’il faut faire est incertaine, selon cette parole de la Sagesse (9, 14) : « Les pensées des mortels sont hésitantes, et nos prévisions incertaines. » Donc aucune loi ne peut émaner de la raison humaine.

En sens contraire, S. Augustin distingue deux lois : l’une est éternelle et l’autre, temporelle, et c’est cette dernière qu’il appelle loi humaine.

Réponse : Nous savons par ce qui a été exposé que la loi est une prescription de la raison pratique. Or, on peut trouver un processus semblable dans la raison pratique et dans la raison spéculative. Toutes deux, en effet, progressent à partir de quelques principes pour aboutir à certaines conclusions, nous l’avons déjà établi. Ainsi donc, il faut dire ceci : de même que dans la raison spéculative les conclusions des diverses sciences sont les conséquences de principes indémontrables, la connaissance de ces conclusions n’étant pas innée en nous, mais étant le fruit de l’activité de notre esprit, -de même il est nécessaire que la raison humaine, partant des préceptes de la loi naturelle qui sont comme des principes généraux et indémontrables, aboutissent à certaines dispositions plus particulières. Ces dispositions particulières découvertes par la raison humaine sont appelées lois humaines, du moment que nous retrouvons en elles les autres conditions qui intègrent la notion de loi, selon les explications déjà données. C’est pourquoi Cicéron déclare : « L’origine première du droit est produite par la nature ; puis, certaines dispositions passent en coutumes, la raison les jugeant utiles ; enfin ce que la nature avait établi et que la coutume avait confirmé, la crainte et la sainteté des lois l’ont sanctionné ».

Solutions : 1. La raison humaine ne peut participer de la raison divine selon la plénitude de son autorité, mais à sa manière et selon un mode imparfait. C’est pourquoi, dans le domaine de la raison spéculative, il y a en nous, par une participation naturelle de la sagesse divine, la connaissance de certains principes généraux, mais non la connaissance propre de n’importe quelle vérité qui se trouve dans la sagesse divine. De même encore, dans le domaine de la raison pratique, l’homme participe naturellement de la loi éternelle selon certains principes généraux, non toutefois par une science détaillée des prescriptions particulières visant les cas concrets, bien que ces prescriptions soient contenues dans la loi éternelle. Aussi est-il en outre nécessaire que 1a raison humaine aboutisse à des dispositions légales visant les cas particuliers.

2. La raison humaine n’est pas, par elle-même, la règle des choses ; mais les principes innés en elle sont les règles et les mesures universelles de tout ce que l’homme doit faire. De cette action humaine la raison naturelle est règle et mesure; elle ne l’est pas vis-à-vis de ce qui est œuvre de nature.

3. La raison pratique a pour objet l’action humaine, qui est particulière et contingente, non les réalités nécessaires dont s’occupe la raison spéculative. C’est pourquoi les lois humaines ne peuvent pas posséder l’infaillibilité dont jouissent les conclusions démonstratives des sciences. Il n’est pas requis, du reste, que toute mesure soit absolument infaillible et certaine; il suffit que ce soit possible selon son genre.

ARTICLE 4  -  Existe-t-il une loi divine ?

Objections : 1. Il semble qu’une loi divine ne soit pas nécessaire. La loi naturelle, nous l’avons dit, est une participation de la loi éternelle. Or la éternelle, c’est la loi divine. Donc il n’est pas requis qu’outre la loi naturelle et les lois humaines qui en découlent, il y ait une loi divine.

2. Il est écrit, dans l’Ecclésiastique (15, 14) : « Dieu a laissé l’homme à son propre conseil ». Or le conseil est un acte de raison, nous le savons. Donc l’homme a été remis au gouvernement de sa propre raison. Mais la sentence de la raison humaine, c’est la loi humaine. Il ne faut donc pas que l’homme soit gouverné par une autre loi qui serait divine.

3. La nature humaine se suffit à elle-même de façon plus parfaite que les créatures sans raison. Or les créatures sans raison n’ont d’autre loi divine que l’inclination naturelle innée en elles. Donc la créature raisonnable doit moins encore avoir une loi divine, outre sa loi naturelle.

En sens contraire, David demande à Dieu de lui donner une loi (Psaume 119,33) : « Donne-moi ta loi, Seigneur, sur la route de ta justice ».

Réponse : Il était nécessaire à la direction de la vie humaine qu’il y eût une loi divine, outre la loi naturelle et la loi humaine. Il y a quatre raisons à cela :

1° C’est par la loi que l’homme est guidé pour accomplir ses actes propres en les ordonnant à la fin ultime. Donc, si l’homme n’était ordonné qu’à une fin proportionnée à sa capacité naturelle, il n’aurait pas besoin de recevoir, du côté de sa raison, un principe directeur supérieur à la loi naturelle et à la loi humaine qui en découle. Mais, parce que l’homme est ordonné à la fin de la béatitude éternelle qui dépasse les ressources naturelles des facultés humaines, comme on l’a dit,   il était nécessaire qu’au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y eût une loi donnée par Dieu pour diriger l’homme vers sa fin.

2° Le jugement humain est incertain, principalement quand il s’agit des choses contingentes et particulières ; c’est pourquoi il arrive que les jugements portés sur les actes humains soient divers, et que, par conséquent, ces jugements produisent des lois disparates et opposées. Pour que l’homme puisse connaître sans aucune hésitation ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter, il était donc nécessaire qu’il fût dirigé, pour ses actes propres, par une loi donnée par Dieu ; car il est évident qu’une telle loi ne peut contenir aucune erreur.

3° L’homme ne peut porter de loi que sur ce dont il peut juger. Or le jugement humain ne peut porter sur les mouvements intérieurs qui sont cachés, mais seulement sur les actes extérieurs qui se voient. Pourtant il est requis pour la perfection de la vertu que l’homme soit rectifié dans ses actes aussi bien intérieurs qu’extérieurs. C’est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner efficacement les actes intérieurs ; et c’est ce qui rend nécessaire l’intervention d’une loi divine.

4° S. Augustin déclare que la loi humaine ne peut punir ni interdire tout ce qui se fait de mal ; car, en voulant extirper tout le mal, elle ferait disparaître en même temps beaucoup de bien, et s’opposerait à l’avantage du bien commun, nécessaire à la communication entre les hommes. Aussi, pour qu’il n’y eût aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu’une loi divine fût surajoutée en vue d’interdire tous les péchés.

Il est fait allusion à ces quatre motifs dans le Psaume (19, 8) où il est écrit : « La loi du Seigneur est immaculée », c’est-à-dire ne tolérant aucune souillure de péché ; « convertissant les âmes » parce qu’elle rectifie non seulement les actions extérieures mais encore les actes intérieurs, « témoignage fidèle du Seigneur », à cause de la certitude de sa vérité et de sa droiture ; « apportant la sagesse aux petits », en tant qu’elle ordonne l’homme à sa fin surna­turelle et divine.

Solutions : 1. Par la loi naturelle, la loi éternelle est participée selon la capacité de la nature humaine. Mais il faut que l’homme soit dirigé vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur. C’est pourquoi la loi divine a été surajoutée, et par elle la loi éternelle est participée selon ce mode supérieur.

2. Le conseil est une sorte de recherche ; il faut donc qu’il parte de quelques principes. Il ne suffit pas qu’il parte de principes naturellement innés, tels que les principes de la loi naturelle, on vient de le dire. Il faut encore que d’autres principes soient surajoutés, à savoir les préceptes de la loi divine.

3. Les créatures privées de raison ne sont pas ordonnées à une fin supérieure à celle qui est proportionnée à leurs ressources naturelles. C’est pourquoi la comparaison ne porte pas.

Signe de fin