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DEUX DEVOIRS ENVERS LA PERSONNE D’AUTRUI :
LE DEVOIR DE RESPECTER LA VIE
ET LE DEVOIR DE RESPECTER LA VÉRITÉ

Extrait du « TRAITÉ DE PHILOSOPHIE - MORALE »
de Régis JOLIVET
( 6e éd., Paris 1962 )

La violence et la ruse, plus spécialement le mensonge,
apparaissent comme les actes matériels
les plus fréquents dans la commission des délits.
Aussi est-il nécessaire de s’en faire une idée précise.

En ce qui concerne la violence,
le texte rapporté ne fait guère qu’appliquer
des principes connus à des situations classiques.

Pour ce qui est de la ruse, en revanche,
il approfondit l’idée de mensonge en la rapprochant des notions
de vérité et de véracité et de sincérité.
Ce qui le conduit à condamner fermement
la restriction mentale, forme hypocrite du mensonge,
particulièrement fréquente dans le droit des affaires.

I - DEVOIRS ENVERS LA PERSONNE PHYSIQUE
D'AUTRUI : LE DEVOIR DE RESPECTER LA VIE

Le respect que l'on doit avoir pour la vie du prochain exclut l'homicide et la violence, le duel et la mutilation.

A - L'HOMICIDE ET LA VIOLENCE

a) « Homicide point ne sera »

L’homicide, ou meurtre volontaire d’un innocent (St. Thomas d’Aquin, Somme théologique IIa IIae Quest. 88,6,3), va évidemment à l’encontre du devoir fondamental qui incombe à tout homme de respecter le premier des biens, du prochain, qui est la vie. « Tu ne tueras point ».

Cette interdiction de l’homicide n’est d’ailleurs pas limitée au meurtre proprement dit, mais s’étend encore à tout ce qui porte une atteinte grave à la vie et à la santé d’autrui, c’est-à-dire, en général, à toute injuste violence qui opprime le prochain dans sa personne ou sa liberté physique.

b) Le cas de légitime défense

L’interdiction de l’homicide et de la violence ne concerne donc, ni le cas de la peine de mort ou des châtiments corporels infligés régulièrement par le pouvoir judiciaire, au nom du bien supérieur de la société, en punition d’un crime, ni le cas de légitime défense.

Celui qui est injustement attaqué a toujours le droit, et, le plus souvent, le devoir de se défendre par tous les moyens en son pouvoir. Toutefois, la légitime défense ne peut s’exercer que dans la limite, souvent difficile à préciser, du préjudice à éviter : on n’est pas autorisé à tuer lorsque suffisent des coups et blessures, ni à infliger des coups et blessures pour répondre à une simple menace de violence. Le droit de légitime défense peut être abdiqué parfois par pur dévouement au bien supérieur du prochain ; dans ce cas, le renoncement à la légitime défense n’a rien à voir, bien entendu, avec la lâcheté, mais ne peut passer non plus pour un acquiescement à l’injustice. Il est proprement l’exercice d’une charité héroïque envers un injuste agresseur.

c) L’avortement

Sur l’infanticide, aucun doute n’est possible : c’est un crime, occisio innocentis.

Sur l’avortement quelques précisions sont utiles. On admet aujourd’hui que le foetus est susceptible de recevoir une âme humaine dans les quarante à quatre-vingts jours qui suivent la conception (une autre conception estime même que l’âme humaine est crée dès la conception) et qu’il est viable après le septième mois de la gestation.

On est d’accord pour considérer comme légitime l’expulsion artificielle du fœtus, après le septième mois, lorsqu’elle se fait dans des conditions telles qu’on peut espérer faire vivre l’enfant et qu’elle est motivée par des raisons graves. Cet accouchement prématuré ne peut d’aucune façon être assimilé à un avortement. Par contre, l’atteinte directe au développement et à la vie de l’embryon, fût-ce dans les premières semaines qui suivent la conception, est assimilable à un homicide. En particulier, les opérations embryotomiques ou craniotomiques par lesquelles on mutile ou brise l’enfant déjà formé, dans le sein de sa mère, pour l’extraire plus facilement, comme aussi toute expulsion artificiellement provoquée avant que l’enfant ne soit viable, sont des homicides directs, comme l’infanticide. Les parents qui ont donné la vie n’ont pas le droit de la reprendre ni de permettre qu’on la reprenne.

Le cas le plus compliqué est ici celui du conflit qui peut se produire au moment de la naissance entre le droit de l’enfant à la vie et le droit égal de la mère à la vie. La vie de la femme enceinte peut en effet être altérée et parfois gravement menacée par la grossesse (grossesse extra-utérine ; vomissements incoercibles ; cas où la grossesse aggrave une tuberculose pulmonaire ou une lésion cardiaque préexistantes, etc.). Beaucoup de médecins estiment, dans les cas de ce genres qu’ils sont en droit d’interrompre la gestation, c’est-à-dire de donner la mort à un fœtus non encore viable, pour sauver la vie de la mère. Mais cette opinion ne peut être admise, car elle aboutit à légitimer le meurtre d’un innocent. Nul n’a le droit d’attenter directement à la vie de l’enfant pour sauver la vie de la mère. On observe, il est vrai, que souvent l’acte de tuer l’enfant n’est qu’un moindre mal, puisque la non-intervention entraînera à la fois la mort de l’enfant et la mort de la mère. De toute façon, l’enfant mourra ; seule, la mère peut être sauvée, si l’on tue l’enfant dans son sein ou si l’on provoque l’expulsion du fœtus. Cependant, la réponse est toujours que l’homicide direct d’un innocent est un acte intrinsèquement mauvais et que personne n’a le droit d’y recourir… La fin ne justifie pas les moyens. [La doctrine contemporaine est heureusement moins radicale et plus humaine]…

Tout différent est le cas où s’agit d’une intervention urgente sur un organe malade (l’ablation d’un utérus cancéreux), dont on prévoit qu’elle entraînera la mort du fœtus. Celle-ci ne résulte de l’opération qu’à titre de conséquence prévue, mais non voulue pour elle-même. Il n’y a donc pas homicide volontaire. De même, et pour la même raison, on peut tolérer l’ablation d’une trompe en cas de grossesse extra-utérine, lorsque cette intervention parait absolument nécessaire pour sauver la vie de la mère.

B - LE DUEL

On nomme duel tout combat singulier destiné à régler une querelle privée et mettant en jeu la vie des adversaires. Cette pratique est souverainement injuste et déraisonnable.

Elle est injuste, parce que nul n’a le droit d’attenter à sa propre vie ou à celle du prochain et que le duel revêt la double malice de l’homicide et du suicide.

Cette pratique est déraisonnable, car il est absurde d’en appeler au hasard, ou, ce qui revient au même, à la force brutale, pour vider une querelle de droit.

C - LA MUTILATION

On appelle mutilation le retranchement volontaire d’un membre ou de quelque autre partie du corps humain. La mutilation, comme nous l’avons déjà noté, est légitime et permise lorsqu’il s’agit d’une opération chirurgicale destinée à procurer un bien physique. Elle est criminelle lorsqu’elle résulte d’une injuste violence, c’est-à-dire qu’elle s’exerce en dehors du cas de légitime défense.

Quant aux mutilations opérées par eugénisme, non seulement elles constituent une violence injuste contre l’intégrité d’une personne humaine, mais elles sont très loin d’atteindre le but qu’elles se proposent : elles ont, au contraire, physiquement, moralement et socialement, de désastreuses conséquences. Le consentement du sujet ne peut pas davantage légitimer ces pratiques, car, comme on l’a vu plus haut, l’homme n’est pas plus maitre absolu de son corps que de sa vie.

II- DEVOIRS ENVERS LA PERSONNE MORALE D’AUTRUI :
LE DEVOIR DE VÉRACITÉ

A - LE DEVOIR DE LA VÉRACITÉ

a) Fondement du devoir de véracité

Les hommes sont constamment obligés de communiquer entre eux pour les divers besoins de la vie. L’office essentiel de la parole, parlée ou écrite, est d’être l’instrument de ces rapports, nécessaires et réciproques. Or la première condition pour que la parole atteigne son but est qu’elle exprime la vérité. Car ce que l’on attend d’autrui, lorsqu’on entre en rapport avec lui, c’est toujours la vérité, telle qu’il est censé la connaître.

Aucune vie interpersonnelle ne serait possible sans cette confiance dans la véracité d’autrui. C’est pourquoi le mensonge cumule la triple malice de violer le respect que l’on doit au prochain, en trompant sa confiance, - de troubler l’ordre social, en allant contre l’une des conditions primordiales de la paix publique et de la concorde mutuelle des hommes, — de dégrader moralement le menteur, qui frustre de sa fin naturelle un instrument destiné à’ l’expression de la vérité.

b) Définition du mensonge

Le mensonge peut être défini en général comme l’acte de parler contre sa pensée (locutio contra mentem), qu’il s’agisse de signes ou de paroles proprement dites. - Le fait de tromper involontairement le prochain (par ignorance ou erreur et sans parler contre sa pensée) n’est donc pas un mensonge. Pour qu’il y ait formellement mensonge, il faut et il suffit que la parole exprimée soit volontairement en contradiction avec ce que l’on sait ou pense.

Comme tel, le mensonge peut être, suivant une division courante, soit joyeux (par manière de plaisanterie ou de jeu), — soit officieux, c’est-à-dire, proféré par intérêt (qu’il s’agisse du propre intérêt de celui qui ment ou de l’intérêt d’un tiers), - soit pernicieux, c’est-à-dire visant expressément à nuire au prochain (calomnie) (Cf : St Thomas d’Aquin, Somme théologique IIa IIae, quest.110, art. 2) .

c) Malice du mensonge

Le mensonge est intrinsèquement mauvais et par conséquent absolument illicite. Sur ce point, la tradition morale, depuis Aristote (Éthique à Nicomaque, VII-9) jusqu’aux environs du XVIIe siècle, est à peu près unanime. Les moralistes estiment, en effet, en général, qu’il y a dans le mensonge une malice essentielle, consistant à violer la finalité naturelle de la parole, finalité qui paraît un ordre de droit nécessaire.

Toutefois, il est évident que le mensonge, bien qu’il soit un désordre essentiel, n’est pas de soi une faute grave, parce qu’il ne ruine pas toutes les finalités de la Parole (celle-ci étant à la fois instrument de mon bien, instrument du bien d’autrui et instrument du bien commun) Le mensonge nedevient faute grave qu’en raison de la gravité des conséquences qu’il peut avoir pour le prochain ou, quelles que soient ces conséquences, en raison de l’intention gravement pernicieuse qui l’a dicté.

B - LE PROBLÈME MODERNE DU MENSONGE

Depuis le XVIIe siècle, les moralistes ont souvent estimé qu’il y a des cas où le mensonge peut être, non seulement légitime, mais obligatoire.

a) Forme du problème

Le problème de savoir s’il n’est jamais permis de mentir est né, historiquement, d’un texte de saint Augustin, qui, dans le Contra Mendacium, définit le mensonge comme l’acte de dire une chose fausse avec l’intention de tromper.

Pour comprendre le sens de cette définition, il faut se reporter au contexte augustinien. Saint Augustin envisage en effet un cas particulier. Un homme voyageant dans un pays infesté de brigands, dit-il, rencontre à un carrefour d’autres voyageurs qui lui demandent quelle est la route sûre. Cet homme, qui connaît bien le pays, sait pertinemment quel est le chemin sûr, mais il sait aussi que, par l’effet de la méfiance qu’il inspire, ceux qui l’interrogent feront exactement le contraire de ce qu’il leur conseillera. Doit-il, dans ces conditions, dire la vérité et lancer ses interlocuteurs sur une route dangereuse ou plutôt leur donner un renseignement faux qui les mettra en fait sur le bon chemin ? Saint Augustin laisse la question sans réponse, en observant toutefois qu’il faut faire une distinction entre le « faux énoncé » et le mensonge, qui impliquerait dans le cas imaginé, une intention de tromper qui n’existe pas.

Dans la suite, surtout à partir du XVIIe siècle, avec Grotius, puis Puffendorf on négligea l’hypothèse envisagée par saint Augustin et l’on crut nécessaire de préciser la notion du mensonge comme impliquant l’intention de tromper. — De plus, d’autres moralistes, distinguant la matière et la forme du mensonge, affirmèrent que ce qui donne au mensonge son caractère formel et le rend illicite, c’est uniquement le fait de vouloir tromper celui à qui l’on doit la vérité. Tromper celui qui n’a pas droit à la vérité (par exemple celui qui pose une question gravement indiscrète, - ou celui qui interroge pour faire le mal) est un mensonge légitime (ou purement matériel), faute de droit chez le questionneur. Le devoir de la véracité se trouve ainsi ramené une obligation de justice, c’est-à-dire que le mensonge n’est plus condamné que lorsqu’il viole un devoir de justice.

c) Principes de solution

La solution du problème du mensonge pourra résulter de deux ordres de considérations : les unes relatives aux définitions proposées (question de droit), les autres, relatives aux différents cas envisagés par les moralistes (question de fait).

1° Critique des définitions

Les additions faites à la définition du mensonge comme acte de parler contre sa pensée (locutio contra mentem) paraissent des plus discutables. D’une part, en effet, on ne voit pas que « l’intention de tromper » ajoute quoi que ce soit d’essentiel au fait de « parler contre sa pensée » : elle n’est en réalité qu’une conséquence de la locutiocontra mentem (cf. St Thomas d’Aquin précité), en tant que celui qui parle contre sa pensée veut introduire quelque fausseté dans l’esprit de son interlocuteur.

D’autre part, on peut estimer qu’il est dangereux d’affirmer que « mentir, c’est tromper injustement », à savoir qu’il n’y a mensonge formel que lorsqu’on trompe quelqu’un « qui a droit à la vérité ». Sans doute veut-on par là prévoir les cas où il y a droit et devoir de sauvegarder un secret (secret professionnel, secret simplement naturel et humain). Mais la question est de savoir : d’une part, si la solution du cas du secret ne peut être fournie par d’autres voies, — de l’autre, si l’addition proposée ne conduit pas à confondre le devoir négatif de ne pas mentir avec le devoir positif de la sincérité et si elle n’aboutit pas pratiquement à restreindre le mensonge défendu au mensonge pernicieux. Or ces conséquences, qui paraissent inévitables, altèrent gravement la nature du mensonge : la première en transportant le mensonge illicite dans le domaine de la justice, alors que le devoir de ne pas mentir déborde largement ce domaine  ; la deuxième en ouvrant la porte à tous les abus inspirés par l’intérêt, l’égoïsme et le parti pris.

2° Discussion des cas allégués

Les définitions que nous discutons ont pour fin de résoudre plusieurs cas embarrassants. En fait, la seule question délicate est celle que pose l’inviolabilité des secrets. Les autres cas sont faciles à résoudre. On admet en effet communément qu’il n’y a mensonge, - ni dans le fait de recourir à certaines formules de politesse dont chacun doit connaître le véritable sens (« Monsieur n’est pas là »), - ni dans certaines affirmations inexactes ou fausses concernant des cas où l’interlocuteur doit savoir qu’il n’est pas d’usage de dire la vérité (tel est le cas du médecin qui dit des paroles d’espoir à un malade qu’il sait perdu ; tel aussi le cas de celui qui, questionné par un malfaiteur, ne peut se faire complice de celui- ci* - ni, à plus forte raison, dans certaines plaisanteries qui s’imposent clairement comme telles (encore serait-il illicite d’user de telles plaisanteries envers quelqu’un - enfant ou personne simple d’esprit - qui serait, sans défense contre elle.

* Un bandit poursuit un homme revolver au poing. L’ayant perdu de vue, il demande à un passant de lui indiquer quelle direction a prise celui qu’il poursuit : il va de soi que ce bandit ne peut s’attendre à recevoir une réponse vraie. — Quant au cas imaginé par saint Augustin, il semble qu’il n’y ait pas expressément locutio contra mentem, mais simple artifice pour donner aux interlocuteurs l’information même qu’ils attendaient.

Reste le cas du secret, à sauvegarder. Il s’agit, de savoir si l’on ne peut y réussir sans mentir. On a proposé à cet effet diverses solutions, en particulier tantôt le refus pur et simple de répondre, tantôt la réponse ambiguë ou équivoque, tantôt la restriction mentale. Mais les deux premiers procédés ne sont pas toujours applicables et la restriction mentale est elle-même très discutable. Mieux vaut donc viser à fournir une solution aussi générale que possible du cas du secret.

Pour cela il y a lieu d’envisager deux hypothèses différentes. Dans l’une, l’interlocuteur est parfaitement conscient du caractère gravement indiscret de sa question. Il est évident alors qu’il s’agit d’une injuste agression et que le questionneur (l’agresseur) ne peut raisonnablement s’attendre à recevoir autre chose qu’une réponse évasive, inexacte ou fausse. Il nous met en quelque sorte dans le cas de légitime défense : la réponse n’en est pas une ; c’est, très exactement, une forme du refus de répondre. — L’autre hypothèse peut recevoir la même solution. C’est le cas où la question provient d’un interlocuteur à qui il échappe absolument qu’elle est gravement indiscrète et qui ne la poserait pas s’il en connaissait le caractère. On peut penser, dans ce cas, soit que la question est non avenue, en tant qu’elle serait désavouée par un interlocuteur averti, soit que la question est involontairement injuste et créé à ce titre un droit et un devoir de légitime défense ou de protection : aux deux points de vue, et comme dans le premier cas, la réponse fausse, inexacte ou évasive ne signifie rien ; elle n’est qu’une forme de la décision de ne rien dire, et par conséquent ne constitue pas un mensonge formel.

3° Conclusion

Rien n’empêche donc de maintenir strictement que le mensonge est intrinsèquement mauvais et que [en principe] il n’y a aucun cas où il soit légitime de mentir. Les différents cas qu’invoquent parfois les moralistes pour légitimer le mensonge sont en effet susceptibles de solutions qui ne portent aucune atteinte au devoir de la véracité… Sans compter que le fait d’autoriser le mensonge pour résoudre des cas difficiles constitue certainement une solution simple, mais moralement dangereuse*.

* Un argument courant consiste à dire que, puisqu’il peut être permis, dans certains cas, de frapper et même de tuer, à plus forte raison peut-il être permis de mentir. — Mais cet argument ne vaut pas, car il néglige la différence capitale qu’il y a entre l’homicide et le mensonge : l’homicide n’est tel qu’autant qu’il y a violation du droit d’autrui à conserver sa vie, lequel droit n’est pas absolu, - tandis que dans le mensonge non seulement on viole le droit d’autrui à connaitre la vérité ou du moins à n’être pas trompé, mais encore on commet un désordre moral en mettant ses paroles ou ses actes en désaccord avec sa pensée.

Quant aux restrictions mentales, consistant à compléter mentalement une réponse fausse par des mots qui en corrigent la fausseté [Pierre, accusé d’avoir pris de l’argent à un camarade, répond : « J’affirme que je n’ai tien pris du tout » en ajoutant mentalement : « aujourd’hui », car, de fait, le vol a été commis hier), - ces restrictions ne paraissent pas justifiables, en dépit des explications qu’on a parfois données pour les légitimer. Elles ouvriraient la porte aux plus graves abus et supprimeraient pratiquement le devoir de la Véracité.

C - LA VERTU DE SINCÉRITÉ

a) Notion

La sincérité dit quelque chose de plus que la simple véracité. Celle-ci exclut le mensonge, mais ne va pas au-delà. La sincérité apporte à la vertu de véracité un complément et une perfection positive, qui consistent dans la double loyauté envers soi-même, pour reconnaitre ses défauts et ses fautes, - et envers les autres, pour en faire l’aveu quand il le faut et selon la mesure requise, et, en général, pour être au dehors, par les paroles et par les actes, tel que l’on est intérieurement. — La sincérité est donc une sorte de simplicité et de candeur directement opposée à la duplicité, à la dissimulation et à l’hypocrisie, qui conseillent de feindre des sentiments, des pensées ou des intentions que l’on n’a pas.

2) La loi du juste milieu

Si l’interdiction de mentir, comme tous les préceptes négatifs, est absolue, le devoir de la sincérité a des limites, ou plus exactement, il est soumis à la loi spécifique des vertus morales, qui est celle du juste milieu. La sincérité est menacée en effet d’altérations graves par les excès qu’elle peut comporter en un sens ou en l’autre. Elle peut se transformer soit en indiscrétion, lorsque sous prétexte de « franchise » elle conduit à blesser la justice, la charité ou la candeur d’autrui (« toute vérité n’est pas bonne à dire »), — soit en rusticité et en brutalité, par défaut de ménagements et de « formes ». — Inversement, elle peut, par un excès de précautions et de « formes » ou par un raffinement d’exactitude, soit prendre les apparences de la duplicité, soit dégénérer en naïveté et en sottise. Ici, comme ailleurs, le juste milieu n’est rien d’autre que la perfection même de la vertu, qui n’est elle-même que par cette perfection. Comme telle, elle a devant elle une carrière de progrès illimitée.

On voit par là combien il y a lieu de se défier des apologies de la sincérité, qui, depuis J.-J. Rousseau jusqu’à Gide, en passant par Sand et Ibsen, proposent un nouveau devoir moral, qui les résumerait tous et qui serait le « devoir de tout dire ». A vrai dire, ces apologies se réfutent assez d’elles-mêmes, car elles visent à justifier une « sincérité » qui le plus souvent confine au charlatanisme, à l’exhibitionnisme et à l’égotisme les moins défendables. Nul devoir de sincérité ne peut obliger un auteur à étaler ses turpitudes aux yeux du public, souvent dans des conditions telles que les regrets ou les excuses de l’intéressé ne font qu’ajouter au scandale l’hypocrisie d’une confession sans repentir.

Signe de fin