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LES CONFLITS DE DEVOIRS
( Les cas de conscience )

Extrait de «  La morale  »
de  Paul  JANET
( 4ème édition,  p. 307,  Paris 1894 )

Si un prévenu soulève raisonnablement pour sa défense
qu’il a agi sous l’empire d’un cas de conscience,
les juges se trouvent dans une situation délicate à apprécier,
puisqu’ils ne sont pas en présence d’un vulgaire malfaiteur,
mais de quelqu’un de particulièrement scrupuleux
qui a suivi la voie qui lui paraissait la plus morale.

Le document ci-dessous peut les aider à statuer,
car il propose trois critères illustrés par des cas concrets :
tels la vivisection, l’espionnage, l’objection de conscience.

CONFLIT DES DEVOIRS

Nous arrivons à une des questions les plus difficiles de la morale, et il est vraisemblable que c’est la difficulté même qui explique que la plupart des moralistes l’aient trop souvent négligée. Si vous ouvrez, en effet, tous les grands traités de morale anciens et modernes, vous ne trouverez presque nulle part discuté le problème dont nous parlons.

Il faut excepter, chez les anciens, Cicéron, dans son De officiis ( livre III). Les stoïciens s’étaient beaucoup occupés de casuistique. Chez les modernes, Wolf, dans sa Philosophia practica universalis, §§ 210 et 211, a essayé de donner quelques règles pour les cas de collision, mais très insuffisantes ; par exemple, les suivantes …  § 210 : Si lex praeceptiva et prohibitiva colliduntur, prohibitiva vincit.  § 211 : Si lex praeceptiva et prohibitiva  cum permissive colliduntur, permissica cedit, etc..

Les philosophes ont abandonné ce problème aux théologiens. Ceux-ci en ont formé une science spéciale, la science des cas de conscience ou casuistique, qui a été fort déconsidérée auprès des mondains (toujours très rigoristes à l’égard de ceux qui les prêchent), à cause de la réputation de relâchement que l’on a faite à ceux qui cultivaient cette science. Il a dû arriver, en effet, qu’à force d’examiner si subtilement et d’une manière trop abstraite des hypothèses arbitraires et difficiles, le sens moral se soit quelquefois émoussé, et qu’il ait trop donné à la complaisance. II est certain aussi que les casuistes ont trop insisté (beaucoup plus qu’il n’était nécessaire) sur certains cas honteux qu’une morale délicate ne mentionne même pas. De là le discrédit de la casuistique ; discrédit légitime dans une certaine mesure par l’abus qui en a été fait, mais qui néanmoins a eu ses inconvénients en écartant de la morale pratique précisément toutes les difficultés, pour ne laisser subsister que les choses évidentes, qui n’ont presque pas besoin d’être démontrées. Kant cependant, dont la rare finesse n’a jamais laissé perdre aucune idée utile, n’a pas négligé d’introduire dans la Doctrine de la vertu des questions casuistiques ; mais il s’est contenté de les présenter comme problèmes, sans nous donner de règles pour les résoudre.

Un éminent moralistes (J. Simon, « Le Devoir ») a dit que la morale n’avait que faire de la casuistique, et que c’est à la conscience à se décider dans tous les cas particuliers. Mais, à prendre cette raison à la rigueur, ce n’est pas la casuistique que l’on condamnera, c’est la morale pratique toute entière, car toute question de morale est en définitive un cas de conscience. La discussion du suicide, du duel, de l’homicide par droit de défense, toutes ces questions et mille autres sont des questions de casuistique. Sans doute la conscience, en définitive, doit juger en dernier ressort ; et au moment de l’acte il n’est plus temps, en général, de faire appel à la casuistique ; et cependant, même à ce dernier moment, la conscience souvent est partagée, et est obligée de débattre le pour et le contre comme ferait un casuiste (Victor Hugo, dans les Misérables, a développé avec beaucoup de vigueur et de profondeur un beau cas de conscience ; voyez le chapitre : « Une tempête sous un crâne »).

Mais pour qu’elle puisse décider avec autorité et netteté, ne faut-il pas d’abord qu’elle ait été éclairée et préparée à bien juger par une discussion générale et théorique, et par une comparaison critique entre les différents devoirs. Supposez-vous dans l’Inde, en présence de ce préjugé barbare qui fait périr les femmes sur le bûcher de leurs maris morts ; vous contenterez-vous de faire appel à leur conscience ? La conscience, ici, c’est l’obéissance au préjugé. Il vous faudra combattre ce préjugé directement ; mais par quelles armes ? Par le raisonnement, c’est-à-dire par un débat casuistique. Tous les progrès moraux de la société n’ont été que les solutions progressives de différents cas de conscience, amenées peu à peu par le progrès de la raison et des relations humaines : abolition de l’esclavage, abolition des sacrifices humains, des auto-da-fé, du droit d’aînesse, etc. Aujourd’hui, que discute-t-on ? Le droit de la peine de mort, le divorce, l’instruction obligatoire, l’obligation pour tous de porter les armes, le droit d’insurrection, etc. ; autant de cas de conscience.

Sans doute la casuistique théologique a un côté par lequel surtout nous n’avons pas à la considérer ici ; c’est qu’elle est une médecine pratique, ou plutôt un code. Elle est le code du confesseur, qui, chargé d’absoudre ou de condamner, est obligé d’avoir une balance pour peser avec précision la culpabilité du coupable. De là toute une théorie de circonstances aggravantes ou atténuantes, qui se rapporte plutôt à la responsabilité de l’agent qu’à la nature des obligations. Que l’agent puisse être plus ou moins excusable, suivant les circonstances, c’est ce que les tribunaux légaux reconnaissent aussi bien que les tribunaux de conscience. Mais c’est là une tout autre question que celle des conflits. Quelque rigoureux que soit un précepte, tant qu’il n’est combattu que par l’intérêt personnel ou par les entraînements de la nature, on peut toujours dire : dura lex, sed lex. C’est au juge à compatir, s’il le croit convenable, aux faiblesses de la nature ; mais il est interdit au moraliste de rien sacrifier de la loi à de telles considérations. À parler rigoureusement, ce ne sont pas là des cas de conscience. La vraie difficulté est de décider a priori ce qui doit être fait lorsque deux devoirs sont en présence ; lequel des deux on sacrifiera, lorsqu’on ne peut pas les appliquer à la fois l’un et l’autre. C’est ici qu’il faudrait quelque règle qu’aucun moraliste ne nous donne. La nouveauté et la difficulté de la question feront pardonner l’insuffisance des résultats que nous proposerons. Nous ne faisons qu’indiquer ce que d’autres pourront perfectionner après nous.

Posons d’abord deux principes qui suffiront amplement à la solution d’un grand nombre de cas :

1° Dans une même classe de devoirs, on peut poser en principe que l’importance relative de ces devoirs est en raison de l’importance de leur objet, et, en cas de conflit, les plus excellents doivent l’emporter.

2° Entre plusieurs classes de devoirs (toutes choses égales d’ailleurs), l’importance des devoirs est en raison de l’étendue des groupes auxquels ils s’appliquent. De là ce mot de Fénelon : « Je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, à ma patrie qu’à ma famille, à ma famille qu’à mes amis, à mes amis qu’à moi-même ».

Examinons d’abord les applications de ces deux principes.

Première règle. - Nous avons vu que toute action humaine a toujours pour effet d’augmenter ou de diminuer la somme d’activité ou d’être d’une ou de plusieurs créatures (par exemple, de moi-même). Ce qui augmente mon être est un bien. Ce qui le diminue est un mal.

Mais les différents biens (ou accroissements d’être) n’ont pas tous la même importance ni la même excellence, comme nous l’avons vu. Par exemple, si je procure à un enfant un léger plaisir qui dure un instant, ce bien minime (dont il ne faut pas nier la réalité) est loin de valoir le bien que je lui fais quand j’éclaire son esprit ou que je fortifie sa volonté. Je puis donc, à mesure que je me connais mieux, ou que je connais mieux la nature humaine, me rendre un compte de plus en plus exact des biens dont elle est susceptible, et établir entre ces biens une échelle de degrés. Si je puis à la fois me procurer ces différents biens, rien de mieux ; dans ce cas, pas de conflit. Mais il arrive trop souvent que je ne puis me procurer l’un sans en sacrifier d’autres : c’est alors que commence le conflit et que s’applique la règle que nous avons donnée.

Par exemple, nul doute que la vie ne soit un bien. Elle l’est d’abord par elle-même, car elle est très supérieure à l’existence brute. Elle l’est en outre comme la condition de la personnalité et de la moralité. Elle vaut donc à la fois comme forme et comme matière. D’où il suit que c’est un devoir de la conserver. De là la question de savoir ce que l’on doit faire lorsque ce devoir est en contradiction avec un autre devoir de la même classe. Par exemple, je suis placé dans l’alternative ou de trahir la vérité, de mentir à mes convictions et à ma foi, ou de renoncer à la vie. Tel est le cas des martyrs, que la conscience humaine résout naturellement et unanimement non seulement par la permission, mais encore par le précepte de sacrifier la vie plutôt que l’honneur, et de mourir plutôt que d’apostasier. La raison en est que la vie ou l’existence est d’un moins grand prix que la puissance de penser ou de croire. Car par celle-ci nous appartenons au monde intelligible, et par celle-là au monde sensible.

Que si l’on dit qu’il y a dans la vie deux éléments, l’un physique, l’autre intellectuel et spirituel (à savoir l’âme), et qu’en sacrifiant l’un, la vie physique, je sacrifie peut-être l’autre, la vie morale, je réponds : Ou bien ce second élément, l’âme, est de nature éternelle et impérissable, et par conséquent ne peut être supprimé même par ma volonté; ou il est périssable, et est par conséquent d’un moins grand prix que la vérité, qui est évidemment éternelle et absolue. Mais, dira--t-on, la vérité en elle-même n’a rien à craindre de vos faiblesses. Elle est immobile et inviolable en elle-même. De plus, nul ne peut vous priver de la vérité : votre conscience et votre liberté intérieure sont inviolables. Ce n’est donc que l’expression extérieure que vous sacrifiez ; mais cette expression ne peut être d’un prix supérieur à l’existence même, puisque, en perdant cette existence, vous ne savez pas si vous ne perdez pas par là même la vérité à laquelle vous la sacrifiez.

Ce sophisme peut être résolu de la manière suivante. L’homme envers lequel j’ai des devoirs, c’est l’homme tout entier, âme et corps. Je dois non seulement conserver mon âme pure, laissant le corps suivre sa loi, mais je dois faire du corps un usage incorporel. Par exemple, le corps sert d’organe à la pensée, et la loi de la pensée est la vérité : je me dois donc à moi-même d’être tout entier (âme et corps) organe de vérité, instrument de vérité. Mais lorsque je sacrifie la vérité à la vie, je sacrifie à la conservation physique le droit qu’a l’âme de faire du corps son instrument. Ce qui fait la dignité de l’âme, c’est justement le pouvoir de transformer le corps en instrument de vérité, et, comme dit Kant, d’intellectualiser lé monde sensible. En sacrifiant ce droit et ce pouvoir au plaisir de vivre, je réduis au contraire, autant qu’il est en moi, l’élément intellectuel à l’élément sensible. L’âme qui continue à subsister dans cette hypothèse ne mérite donc plus à proprement parler le nom d’âme, puisqu’elle a sacrifié à la vie tout ce qui fait la valeur de la vie. Et propter vitam vivendi perdere causas.

Prenons un autre exemple plus délicat. Supposez l’âme placée entre la conscience et la chasteté. Telle est par exemple la vierge Théodore dans la tragédie de Corneille : ou trahir sa foi, ou perdre l’honneur avec la virginité. Ici il s’agit de deux biens qui, l’un et l’autre, sont préférables à la vie puisqu’ils contribuent à la fois à la pureté et à la dignité de l’âme. Il ne servirait de rien de dire que subir la violence sans consentement, ce n’est pas y participer ; car, par la même raison, on pourrait soutenir que nier sa foi par contrainte, ce n’est pas un vrai consentement, ni une vraie apostasie ; et si vous dites que dans ce second cas il y aurait consentement, puisque je pourrais écarter cette alternative en choisissant l’autre, on doit en dire autant réciproquement de l’autre terme de l’alternative, auquel on peut également échapper en choisissant le premier. On ne peut évidemment résoudre la difficulté qu’en déclarant que la virginité est d’un prix moindre que la sincérité, ce qui est évident ; car, en changeant les conditions (par exemple, dans l’état de mariage), la perte de la virginité est un fait très innocent, très légitime, et tout à fait conforme aux lois de la nature ; tandis que la trahison de la foi et de la conscience est universellement criminelle : ce qui est en outre justifié par l’opinion générale des hommes, qui pardonnent plus aux faiblesses des sens qu’aux lâchetés de l’apostasie et de l’hypocrisie.

Mais s’il peut être légitime et même obligatoire, dans un cas donné, de sacrifier la pudeur à la vérité, il ne le sera pas de la sacrifier à l’amour-propre et à la réputation ; car c’est préférer l’honneur externe à l’honneur vrai. Par exemple, il ne sera pas permis de voler pour éviter l’accusation de voleur, même en essayant de réparer sa faute par le suicide. Il en doit être de même pour la chasteté. Telles sont les deux erreurs qui se rencontrent dans l’histoire de Lucrèce. Elle s’est trompée en préférant une violation effective (quoique contrainte) de la fidélité conjugale à une honte imméritée. Il serait bien dur de dire que Lucrèce fut adultère ; mais il serait difficile de dire qu’elle ne l’a pas été. Saint Augustin lui-même, qui condamne le suicide, semble ne pas condamner l’adultère ; mais elle pouvait y échapper en acceptant l’alternative que lui offrait Sextus, c’est-à-dire la mort et la honte extérieure. Elle s’est donc doublement trompée : d’abord en consentant, et ensuite en se tuant. Ici la solution de la difficulté est que l’honneur extérieur, la réputation, est un fait extrinsèque qui n’appartient en rien à la personne, tandis que le consentement, même contraint, même involontaire et accompagné de regrets et de honte, est un acte de la personne. La pureté intérieure et la fidélité effective sont donc un plus grand bien.

L’action de Lucrèce n’en reste pas moins subjectivement une belle action, c’est-à-dire au point de vue de ses idées et de son temps, et comme expression énergique de la dignité du lien conjugal. Mais nous parlons ici de l’action en elle-même. Le fait de Lucrèce est fort discuté chez les anciens. « Chose admirable, disait un rhéteur, ils étaient deux, un seul fut adultère » Saint Augustin approuve cette parole.

Un cas de conflit plus grave encore que les précédents, c’est lorsque deux biens en apparence égaux sont en présence, ou, ce qui est plus difficile encore, le même bien considéré sous deux points de vue différents. Par exemple, je ne puis exprimer ma pensée librement, c’est-à-dire répandre ce que je crois la vérité parmi les hommes, qu’à la condition d’employer certains subterfuges qui font supposer que je crois ce que je ne crois pas. Tel était le cas des sceptiques dans les siècles précédents. Ils ne pouvaient exprimer leur pensée qu’à la condition de la trahir dans une certaine mesure. Ici, comme on le voit, le devoir de dire la vérité est en contradiction avec lui-même. Si j’emploie les subterfuges reçus, je trahis la vérité ; mais si je me tais, je trahis aussi la vérité ; et se taire est déjà une espèce de subterfuge. Il semble donc que la vérité s’oppose à elle-même.

On dira sans doute que le devoir d’exprimer toute sa pensée est un devoir large, tandis que le devoir de ne rien dire contre sa pensée est un devoir strict, et par conséquent qu’il est obligatoire de ne pas parler, lorsque l’on ne le peut sans faire violence à la vérité. Mais nous avons vu combien est artificielle et fragile la théorie des devoirs stricts et des devoirs larges ; et d’ailleurs, c’est résoudre ici la question par la question même : car le problème est précisément ici de savoir lequel des deux devoirs est strict, et lequel est large ; en d’autres termes, lequel doit être sacrifié à l’autre. Il n’y a pas non plus, à ce qu’il semble, à comparer un bien avec un autre, puisque c’est le même bien dont il s’agit de part et d’autre.

Mais si l’on y regarde de près, on verra qu’en réalité ce n’est pas le même bien que je compare de part et d’autre : en effet, il n’y a pas parité entre le mensonge et le silence. Par le silence, je me contente de ne pas augmenter la somme de vérité (ou que je crois telle) qui est parmi les hommes. Par le mensonge, au contraire, je tends à détruire la somme de vérité qui existe, et par là même la vérité future, de telle sorte que je détruis mon œuvre même ; car, si je trompe par mes subterfuges, qui prouve que je ne trompe pas aussi dans le reste, et que tout le monde ne trompe pas également ? La première condition pour travailler au progrès de la vérité est de ne pas détruire la foi en la vérité. Or celui qui se tait (par nécessité) se contente de ne rien changer à l’état des choses ; il ne détruit pas la possibilité d’un meilleur état. Celui qui trompe au contraire, même dans l’intérêt de la vérité, met en péril par là même le principe qu’il prétend sauver.

Un conflit s’élève entre les devoirs du sentiment et les devoirs de l’intelligence dans la question si controversée de nos jours des vivisections. Je me dois à moi-même aussi de cultiver et de développer la science si je suis un savant. D’un autre côté, je me dois à moi-même, en tant qu’homme, de sympathiser avec tout ce qui souffre, et tout au moins de ne pas faire souffrir. La cruauté et l’indifférence à la souffrance sont certainement un état de bassesse pour l’âme ; car par là l’homme se rapproche des animaux. Que faire donc ? Faut-il sacrifier la science à la pitié, ou la pitié à la science ? Sans doute la question est plus complexe que nous ne le pensons ici ; car il y a à comparer aussi ce que nous devons à l’humanité, et ce que nous devons aux animaux. Mais pour nous resserrer dans le problème que nous avons posé, c’est-à-dire dans le conflit entre deux devoirs personnels, nous ferons remarquer que la cruauté effective implique l’idée de maltraiter pour nuire, et même de trouver un certain plaisir dans la souffrance d’autrui. Le fait de causer de la douleur n’est pas toujours de la cruauté, comme le prouvent les opérations des chirurgiens. À la vérité, celles-ci ont pour objet le bien du patient, ce qu’on ne peut pas dire des vivisections. Mais ici, au moins, le naturaliste peut se dire que ce n’est pas la douleur de l’animal qu’il a en vue, et que ce n’est pas pour le faire souffrir qu’il le torture, et même qu’il allége ses souffrances toutes les fois qu’il le peut, et dans la mesure où il le peut. Cependant cette réponse est encore loin d’être satisfaisante ; car si le dernier degré de la cruauté ou de la vengeance est de jouir du mal d’autrui, un degré moindre, mais non moins certain, est l’indifférence aux souffrances d’autrui.

Celui qui va droit à son but (comme un Robespierre ou un Saint-Just), sans s’inquiéter des souffrances des hommes, quoique sans y prendre plaisir, n’en est pas moins un homme cruel. On n’imputera donc pas au physiologiste la cruauté absurde et monstrueuse de jouer avec la souffrance des bêtes ; mais il semble que l’indifférence elle -même soit déjà un desséchement de l’âme, un amoindrissement de ses facultés sympathiques ; et par conséquent l’homme ne grandit d’un côté qu’en se diminuant d’un autre. On pourrait résoudre la difficulté en disant avec Spinoza que la pitié est un mal, mais c’est ce qu’il est bien difficile d’admettre ; ou encore que la pitié, et en général le cœur, est d’un ordre inférieur à l’intelligence, ce qui peut être vrai, mais en ce sens seulement que la pitié soit subordonnée, non sacrifiée à l’intelligence. Régler le cœur par la raison, ce n’est point anéantir le coeur au profit de la raison. Il semble donc qu’il serait impossible de résoudre la question proposée, si on se bornait au point de vue précédent ; ou plutôt la seule solution possible serait que toute cruauté volontaire, même utile, même envers des êtres inférieurs, est illégitime, sauf le cas de légitime défense. Mais, si nous considérons les intérêts de l’humanité, liés ici aux intérêts de la science, la question prend une autre face, et le droit des vivisections n’est plus qu’un cas particulier du droit plus général que nous a concédé la nature de nous servir des animaux pour notre utilité, en leur épargnant toute souffrance inutile.

Seconde règle. - Suivant cette règle, l’importance des devoirs est en raison de l’étendue des groupes auxquels ils s’appliquent.

En effet, il y a d’abord un principe évident, c’est que, toutes choses égales d’ailleurs, le bien est d’autant plus grand et plus excellent que le nombre des individus qui en jouissent est plus grand. Par exemple, il vaut mieux que toute une famille soit heureuse qu’un seul individu, que toutes les familles d’un État soient heureuses qu’une seule famille, que tous les peuples soient heureux qu’un seul peuple. Et en général, en tant que le bonheur de plusieurs ne nuit pas au bonheur d’un seul, mais se concilie avec lui, il est évidemment préférable.

Ainsi, dans le cas où le bien d’un seul se concilie avec le bien de plusieurs ou de tous, il n’y a nulle difficulté. Le conflit n’a véritablement lieu que lorsque le bien du grand nombre ne peut être obtenu que par quelque sacrifice du bien individuel, L’agent moral est alors appelé à choisir entre son bien particulier et le bien de la communauté. Ici le principe est que le plus grand bien est celui de la communauté la plus étendue, et que les biens des différents groupes se subordonnent en raison de l’étendue de ces groupes. Mais, pour que ces principes soient vrais, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de comparer les mêmes biens ou le même genre de biens de part et d’autres, ce que nous exprimons en disant : toutes choses égales d’ailleurs.

Cependant, même dans ce premier cas, la règle n’est pas absolument vraie sans restriction; au moins doit-elle être interprétée. Si, par exemple, on admet sans réserve que le bien de l’individu doit être sacrifié au bien de l’ensemble, ne s’ensuivrait-il pas que la vie d’un seul peut être sacrifiée pour la conservation de tous, que la liberté d’un seul ou de quelques-uns peut être sacrifiée à la liberté de tous, que la fortune et le bien des individus peuvent être sacrifiés ou absorbés au profit de la communauté ? Les plus graves erreurs de ce que l’on appelle le socialisme et quelques-uns des plus grands excès du despotisme peuvent se couvrir de cette règle, que le bien de quelques-uns peut et doit être subordonné au bien de tous. Et cependant, en un autre sens, si on n’admettait pas ce principe, il s’ensuivrait qu’on aurait le droit de préférer sa patrie à l’humanité, sa famille à sa patrie, et soi-même à tout le reste.

La maxime de Fénelon reste très vraie ; seulement il ne faut pas mal l’interpréter. Lorsque nous disons qu’on doit préférer le bien des groupes les plus étendus à celui des groupes plus restreints, il est bien entendu qu’if s’agit toujours de biens qui me soient personnels, et dont je puis jusqu’à un certain point disposer. Par exemple, j’ai le droit de subordonner mon bien propre à celui de ma famille ; car j’ai en quelque sorte la responsabilité de l’un et de l’autre. Mais il ne faudrait pas en conclure que j’ai le droit de sacrifier le bien d’un autre individu à celui de ma famille, sous prétexte qu’une famille est plus qu’un individu; je n’ai pas le droit davantage de sacrifier une autre famille à la mienne, sous prétexte que la mienne serait plus nombreuse, et que le bien du plus grand nombre doit l’emporter. Ce n’est donc pas le bien d’un individu en général, d’une famille en général que je dois subordonner au bien de ma famille ou au bien de ma patrie : c’est mon bien propre que je dois sacrifier au bien de ma famille ; c’est le bien de ma famille que je dois subordonner au bien de ma patrie. Quant au bien des autres individus ou des autres familles, je n’ai aucun droit d’en disposer, si ce n’est dans les cas déterminés par la loi. Les principes posés ne contiennent donc nullement les conséquences que l’on pourrait craindre, et ne doivent pas s’entendre dans le sens du fameux adage : Salus populi suprema lex. Au contraire, ils en sont la condamnation. Que veut-on dire, en effet, en disant que le bien de la patrie doit être subordonné à celui de l’humanité ? On entend par là que les devoirs envers les hommes en général sont d’un ordre supérieur aux devoirs envers l’État, et que l’on ne doit point sacrifier les premiers aux seconds, etc. L’exécution d’un innocent est la violation d’un devoir d’humanité ; la confiscation des biens est la violation du devoir envers la propriété; toute injustice, en un mot, est la violation d’un devoir général supérieur à ces devoirs plus particuliers qui ont pour objet la patrie ou l’État. Le mot célèbre :  « Périssent les colonies plutôt qu’un principe! » a pu paraître une exagération déclamatoire ; mais ce mot n’en était pas moins vrai en principe ; car une institution qui, par hypothèse, ne reposerait que sur l’injustice, n’aurait aucun droit à subsister.

Mais autre chose est ne pas violer la justice ou l’humanité dans l’intérêt de ma patrie ou de ma famille, autre chose est sacrifier ma famille à ma patrie, ma patrie à. l’humanité.

Dois-je par exemple, comme Brutus et Torquatus , mettre moi-même mon fils à mort pour sauver l’État ? Ces grands exemples de férocité patriotique sont-ils la loi des nations chrétiennes, et ne révoltent-ils pas notre conscience ? Oui, sans doute; la conscience moderne est devenue plus délicate, et elle ordonne ou permet à l’individu d’éviter ces conflits odieux du cœur et de la raison d’État. Ainsi, elle ne permettra pas que Brutus condamne lui-même son fils à mort ; elle usera d’indulgence envers le jeune Torquatus, parce que l’idée de la discipline militaire n’a plus le même caractère sacré qu’elle a eu chez les Romains. Mais, à part les délicatesses nouvelles d’une conscience éclairée et attendrie par le christianisme, le principe reste le même, et il reste toujours vrai que la famille doit s’oublier devant l’État : c’est là, à la vérité, dans certains cas, un sacrifice héroïque très difficile ; mais ce qui est difficile, et au-dessus des forces communes, n’en est pas moins un devoir.

Mais si la conscience humaine est habituée à admirer et à ordonner dans des cas extrêmes le sacrifice de la famille à la patrie, elle ne comprend pas aussi bien le sacrifice de la patrie à l’humanité. Supposez, par impossible, un empereur de Russie qui en viendrait à comprendre l’injustice et l’odieux de l’oppression de la Pologne, et qui, sous l’empire de ce scrupule de conscience, consentirait à rendre à l’ancienne Pologne son indépendance et sa liberté. Nul doute que ce ne fût là une conduite très conforme au devoir ; et cependant il est très vraisemblable que le patriotisme russe considérerait un tel acte comme une trahison. Il en est de même du cas où un pays est entraîné dans une guerre injuste. On est tenté de considérer comme traîtres à la patrie tous ceux qui disent que cette guerre est injuste, et qui plaident contre elle. Cependant c’est un devoir manifeste de préférer la justice à sa patrie. Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, on aura donc le droit non seulement de se refuser à concourir à une guerre injuste, mais même de se porter en faveur de l’opprimé contre la patrie elle-même. Ceux, par exemple,qui croyaient que les guerres de l’Empire contre l’Europe étaient des guerres injustes, auraient donc eu le droit, comme l’a cru Moreau, de porter les armes contre leur patrie. Cette conséquence n’est pas contenue dans le principe. En effet, le droit de critiquer une guerre injuste ne peut aller jusqu’au droit de coopérer avec les ennemis de la patrie ; mais il peut aller jusqu’au droit de se refuser à la coopération de l’injustice. Tout soldat, par exemple, qui n’est pas lié par l’obligation légale (ce qui le dispense du droit d’examen) peut et doit renoncer à combattre pour une cause notoirement injuste, comme serait, par exemple, une guerre qui aurait pour objet le rétablissement de l’esclavage, ou, sans faire d’hypothèse, comme la guerre odieuse de l’Angleterre contre la Chine pour la vente de l’opium. Ce qui fait que cette sorte de devoir est loin d’être strict, c’est qu’il est bien difficile de déterminer avec précision jusqu’à quel point une guerre est juste ou injuste. De plus, c’est un autre principe, conservateur et garant de la liberté des peuples, que l’armée ne doit pas délibérer sur les actes qu’elle exécute. En effet, une armée qui délibère est une armée qui décide ; une armée qui décide est une armée qui commande, qui gouverne et qui fait la loi. Il n’en est pas moins vrai que nul homme n’est tenu individuellement de concourir à une action notoirement barbare ou injuste ; mais alors le devoir consiste à rentrer de la vie militaire dans la vie civile, et, renonçant aux devoirs, à renoncer aux droits ; car l’un ne va pas sans l’autre.

Nous avons jusqu’ici supposé deux cas relativement simples : le premier, où il s’agit de biens inégaux dans un même groupe de devoirs ; la règle est alors de préférer les meilleurs aux moindres ; le second, où il s’agit d’une seule et même espèce de biens dans des groupes inégaux, et ici nous avons admis le principe que le groupe le plus général doit l’emporter sur le moins général.

Mais il peut se présenter un troisième cas plus compliqué; à savoir, lorsqu’il s’agit, d’un côté, d’un bien plus excellent, et de l’autre, d’un groupe plus étendu. Par exemple, de mon honneur, d’une part, et de l’autre de la sécurité de ma famille ou de ma patrie. Le conflit, ici, ne consiste pas clans la comparaison des biens; il ne consiste pas non plus clans la comparaison des groupes ; il consiste dans l’opposition composée des biens et des groupes à la fois. Comme individu, je dois préférer les biens les plus excellents aux biens inférieurs ; comme membre de l’humanité, je dois préférer le bien universel au bien particulier; l’existence de la société ou de la famille à mon existence personnelle, la fortune publique ou domestique à nia fortune privée, la liberté de tous à ma propre liberté. En un mot, quand il s’agit de biens homogènes, le bien de tous est toujours supérieur au bien particulier; mais si mon propre bien est d’un ordre supérieur au bien que je peux procurer à autrui, sera-t-il vrai alors sans restriction que je dois préférer le bien d’autrui au bien propre? Ici une nouvelle règle est nécessaire.

Troisième règle. - Lorsque l’ordre des biens est en conflit avec l’ordre des devoirs, celui-ci doit être subordonné à l’autre.

J’appelle ordre des biens l’échelle des biens, suivant laquelle nous les évaluons, et leur reconnaissons des prix différents. C’est ainsi que les biens de l’âme sont supérieurs aux biens du corps, les biens du corps aux biens extérieurs. J’appelle ordre des devoirs l’échelle des devoirs, en tant qu’ils s’appliquent à des groupes de plus en plus étendus : l’individu, la famille, la patrie, l’humanité.

Or, lorsque ces deux ordres ne correspondent pas, nous disons que l’ordre des biens l’emporte sur l’ordre des devoirs ; en d’autres termes, que les devoirs envers soi-même l’emportent sur les devoirs envers autrui.

Remarquons qu’il ne s’agit que du cas où l’on compare des biens hétérogènes, à savoir un bien plus excellent à un bien moindre. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, ce n’est pas l’étendue plus ou moins grande du groupe qu’il faut considérer, mais la valeur intrinsèque du bien. Par exemple, je dois subordonner mon propre bonheur au bonheur de ma famille, ma vie à la vie des miens, etc. ; mais je ne dois pas subordonner mon honneur à leur plaisir, ma conscience à leur repos ; je ne dois pas, par exemple, mentir pour leur procurer du bien-être, car mentir est porter atteinte à la dignité et à l’excellence de mon intelligence, qui est d’un ordre supérieur au bonheur des sens et au simple bien-être corporel.

La famille n’a donc pas le droit d’exiger que son chef devienne flatteur, intrigant, rapace, pour la faire vivre. De même, le devoir envers les autres hommes ne doit jamais aller jusqu’à leur sacrifier notre honneur et notre dignité. S’il en est ainsi, dira-t-on, la police et la guerre seraient impossibles, car l’une et l’autre ont absolument besoin de l’espionnage ; et l’espionnage est généralement considéré comme un rôle bas et humiliant. Je réponds que l’espionnage, en tant qu’il est accompagné de trahison, est en effet indigne de toute conscience honnête ; mais s’il n’est qu’une investigation hardie et périlleuse des projets de l’ennemi, il n’a rien de contraire aux lois de l’honneur. On accordera en effet qu’un officier qui fait une reconnaissance à la tête de ses soldats ne fait rien que de conforme aux lois de la guerre. S’il la fait seul, en s’approchant de plus près, ou même en entrant dans les lignes ennemies, son action, pour être plus dangereuse, serait-elle donc plus condamnable ? Évidemment non. En suivant cette idée, on verra qu’il n’y a d’espionnage honteux que celui qui est accompagné de perfidie et de trahison : par exemple, celui qui feint l’amitié pour mieux trahir, ou encore celui du traître qui se ferait passer pour voleur afin de mieux faire prendre les voleurs. C’est ce genre d’espionnage qui est honteux, quoiqu’il puisse être utile, et même, si l’on veut, nécessaire. Mais de ce qu’il est nécessaire de se servir des vices humains, ces vices n’en sont pas moins des vices; et nul ne peut être autorisé à avoir des vices, parce qu’ils peuvent être utiles à l’État.

Il est rare, d’ailleurs, qu’il se rencontre effectivement des cas où il y ait un vrai conflit entre la conscience de l’individu et les devoirs du citoyen. Un homme politique passera d’un gouvernement à un autre, sous prétexte qu’il se doit à son pays. Mais le pays a bien plus besoin d’hommes fidèles à leurs opinions et à leurs principes que de fonctionnaires publics : ce n’est pas là un cas de conflit. Un pays faible se fait vassal d’un pays plus puissant dans la crainte d’être absorbé par lui ; mais c’est aller au-devant du mal pour l’éviter. Dans ce cas, la dignité est encore la meilleure politique. Un politique viole un serment sous prétexte de sauver l’État ; mais il est douteux qu’il sauve l’État ; et il est certain de se déshonorer en se parjurant. On verra que dans la plupart des cas semblables le bien est très incertain, et le mal est incontestable. Le conflit est donc très facile à éviter, au moins théoriquement ; car le choix, dans la pratique, demande souvent de grands sacrifices. Quoiqu’il en soit, là où il y aurait véritablement conflit, le principe de l’honneur et de la dignité personnelle doit l’emporter sur le principe de l’intérêt du plus grand nombre.

Nous sommes loin de penser que les observations précédentes soient suffisantes pour le sujet que nous traitons ici. Nous avons voulu seulement poser des jalons sur une route sinon nouvelle, au moins abandonnée par les moralistes profanes. Il y aurait lieu à tout un livre sur un tel sujet. Contentons-nous d’une préface.

Signe de fin