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LA MORALE DE LA FAMILLE

Extrait du « Cours de philosophie morale »
de E. BAUDIN
( Paris 1936, p. 349 et s. )

La famille constitue la cellule de base du corps social.

En conséquence, l’État doit lui apporter un ferme soutien.

Pour connaître le fondement, la structure et les fonctions,
les devoirs et les droits de la famille,
- donc la nature de l’intérêt juridique qu’il convient de protéger -
il paraît judicieux de consulter les travaux menés
par les spécialistes de la philosophie morale.

La sociologie de la famille

La famille, comme la nation, a connu bien des formes historiques, que les sociologues ne se lassent point d’analyser. À en croire les plus aventureux d’entre eux, elle aurait apparu assez tard, et l’humanité aurait débuté par la promiscuité. Mais cette hypothèse est de plus en plus abandonnée. Non seulement elle n’a pas l’ombre de preuves historiques, elle a de plus la malchance d’être contredite par la biologie. La biologie montre en effet la trinité familiale, père, mère et enfants, déjà constituée chez nombre d’animaux (oiseaux, mammifères, etc.), dont les petits ont un besoin particulier de soins ; or, tel est par excellence le cas des « petits d’hommes », si remarquables par le retard de leur formation biologique à leur naissance, par leur faiblesse prolongée si longtemps, par leur manque d’instincts formés, auxquels doit suppléer une éducation nécessairement de longue haleine, Il est donc scientifique de considérer la famille comme contemporaine de la première humanité…

En fait, les problèmes fondamentaux à résoudre sont ici encore des problèmes philosophiques. Il s’agit de déterminer la structure et les lois essentielles de la famille humaine, telle que la nature la veut, d’après les fins qu’elle lui assigne, et telle qu’elle le réalise du mieux qu’elle peut et que le lui permettent les circonstances historiques. En fait encore, les éléments constitutifs de la famille sont perceptibles, non seulement dans ses formes récentes et évoluées, mais encore dans ses formes primitives ; non seulement dans ses formes supérieures, mais encore dans ses formes inférieures. Il suffit, pour retrouver ces éléments essentiels à l’état pur, de les dégager des éléments économiques, sociaux, politiques, culturels, etc., avec lesquels ils entrent en concrétion pour constituer des types historiques qu’étudie la sociologie, C’est ce que nous allons faire en étudiant :

1°/ l’essence, 2°/ les devoirs, et 3°/ les ennemis de la famille

I - L’ESSENCE DE LA FAMILLE

La société familiale.
Nature, fondements et caractères.

Réduite à son essence, la famille est la société que constituent les parents et leurs enfants. En fait, grâce à la continuité et à la compénétration des générations, elle s’étend aussi grands-parents, aux oncles et aux tantes, aux cousins et aux cousines, à tous ceux que lient, dans le présent et le passé, la communauté du sang, symbolisée le plus souvent par la communauté du nom. Mais, de cette famille élargie, le noyau reste la société composée des parents et des enfants ; c’est la seule dont nous ayons à nous occuper directement. Elle est, par essence, une société naturelle, comme suffirait à le prouver son universalité dans le temps et dans l’espace, laquelle ne peut provenir que de la nature, et comme le prouvent mieux encore ses finalités naturelles, que nous allons analyser ci-après. Par essence encore, cette société naturelle est une société morale, par là que parents et enfants sont des personnes morales dont il lui revient de réaliser, la première, les droits naturels et la vocation morale. Elle est enfin la première des sociétés naturelles et morales, par là qu’elle précède la nation sous toutes ses formes historiques et entre dans sa constitution.

La famille a pour fondement naturel et moral sa propre nécessité, qui est la nécessité des fins et des fonctions qu’elle doit remplir. Elle a pour fin et fonction primaires la propagation et la perpétuité de la race humaine ; elle est essentiellement organisée en vue de l’enfant, de sa procréation, de son entretien, de son éducation, et de son établissement quand est venu pour lui le temps de fonder un nouveau foyer.

Elle a en outre pour fin et fonction secondaire l’entraide de ses membres en tous leurs besoins concevables, matériels et spirituels, physiques et moraux. Entraide de l’homme et de la femme; qui ont besoin l’un de l’autre et trouvent l’un dans l’autre leur complément naturel. Entraide des parents et des enfants : si les enfants ont dans leur jeunesse besoin de leurs parents, les parents ont à leur tour dans leur vieillesse besoin de leurs enfants. Entraide des frères et des sœurs ; entraide de tous les membres de la famille élargie.

Enfin la famille a pour fin et fonction tertiaires les services qu’elle rend à la société supérieure (cités, nation, etc.), à laquelle elle s’intègre. Elle en assure l’existence et la prospérité en lui fournissant des membres et en les initiant la première à la vie sociale, en lui offrant dans sa propre organisation des garanties de moralité et d’activité, d’ordre et de paix. À ces différents titres, elle constitue la vraie « cellule sociale », comme l’affirment Comte, Le Play, etc., disant que « la société se compose de familles » et non d’individus. Cela lui vaut de revêtir, dans toutes les sociétés bien organisées, le caractère d’une institution juridique. Non pas, comme le disent trop de juristes et de sociologues, que son essence soit de constituer une telle institution ; ainsi que nous l’avons dit, son essence est de constituer la première société naturelle, que l’État ne fait que consacrer en se l’agrégeant et en lui conférant la protection de ses lois.

Si la famille trouve dans ses fins et ses fonctions son fondement philosophique et moral, elle trouve, par surcroît, un fondement psychologique dans les instincts qui l’aident à remplir ces fins et ces fonctions, et à se constituer elle-même. Instincts sexuels qui poussent l’homme et la femme à s’unir pour mettre au monde des enfants en qui ils se survivent, et à s’attacher et se dévouer l’un à l’autre pour réaliser ensemble leur bonheur et leur perfection propres. Instincts paternel et maternel qui incitent les parents à s’attacher et à se dévouer à leurs enfants. Instinct filial qui pousse les enfants à s’attacher et à se dévouer à leurs parents. Instinct fraternel qui pousse les frères et les sœurs à s’attacher et à se dévouer les uns eux autres. Instinct familial élargi qui incite les membres de la famille élargie à s’attacher et se dévouer les uns aux autres de préférence aux étrangers, à proportion des degrés de leur parenté. Instinct social enfin, dont tous ces instincts sont les formes premières et les plus puissantes : « L’homme se sent plus fait pour la société conjugale que pour la société politique » (Aristote).

Les fins, les fonctions, et les instincts qui fondent la famille sont par nature convergents et stables, Leur convergence explique et rend nécessaire son unité, laquelle est une unité naturelle. Et leur stabilité explique et rend nécessaire sa stabilité, qui est pareillement une stabilité naturelle. Le moment n’apparaît jamais où la famille humaine devienne inutile ou superflue, pour les parents, pour les enfants, pour la société, Elle est perpétuelle par nature. En quoi elle se différencie des familles animales, qui sont temporaires par nature et qui se dissolvent généralement d’elles-mêmes dés qu’est achevée l’éducation physique des petits.

La personnalité de la famille

Envisagée, ainsi qu’il se doit, comme une société naturelle et morale, la famille apparaît dotée de diverses personnalités naturelles et d’une personnalité morale, qui renforcent d’autant son unité et sa stabilité naturelles.

Elle possède déjà une personnalité biologique, celle que lui assure la communauté du sang. Cette communauté n’est point parfaite, puisqu’elle n’existe pas entre les parents (sauf dans les mariages endogames), mais seulement entre les parents et leurs enfants, et qu’elle diminue à mesure que la famille s’élargit à de nouveaux foyers, où les nouveaux mariages font entrer un nouveau sang. Elle n’en est pas moins la plus grande communauté de sang que l’on connaisse, plus grande assurément que celle de la race et surtout de la nation. La personnalité biologique de la famille est la plus nette et la mieux établie qui se puisse rencontrer dans les sociétés humaines.

La famille possède en outre une personnalité utilitaire, que lui assure le « bien commun » qui est son intérêt propre. Constitué par toutes sortes de biens matériels et spirituels, richesses, propriété, prospérité économique et sociale, nom, considération, honneur, dignité morale, etc. Le bien commun familial intéresse également les parents et les enfants, qui y sont par nature également sensibles et également dévoués.

La famille possède surtout une personnalité psychologique, qui lui assure une véritable conscience collective, celle à laquelle communient parents et enfants. À l’instar de la conscience personnelle, cette conscience collective privilégiée se résout en intelligence, volonté et sensibilité ; entre les membres d’une même famille il y a une communication constante, par contagion et mimétisme inconscients, d’idées, de jugements et de croyances, de vouloirs, de sentiments et d’émotions, de sympathieset d’antipathies, d’amours et de haines, etc. Si bien que parents et enfants pensent, veulent et sentent aussi spontanément, et parfois plus souvent en simples échos de la famille qu’en individus autonomes.

Par-dessus ces diverses personnalités naturelles et humaines, la famille possède une personnalité supérieure qui les domine et les enveloppe toutes, qui leur confère à toute sa propre valeur. C’est sa personnalité morale qu’elle tient de son essence de société morale. Elle lui vaut ses privilèges et ses obligations les plus spécifiques, qui sont d’avoir des droits et des devoirs moraux, vis-à-vis de ses membres d’abord, vis-à-vis également des autres familles et des autres sociétés, vis-à-vis enfin de la société naturelle et morale supérieure qu’est la nation représentée par l’État.

Enfin, l’État couronnetoutes ces personnalités de la famille en lui reconnaissant une personnalité juridique qui les présuppose et les consacre. À l’institution qu’est pour lui la famille, il confère en effet toutes sortes de droits personnels juridiques, à commencer par celui de posséder légalement une propriété familiale, dont il assure la transmission et recherche lui-même les héritiers.

Organisation naturelle de la famille

À titre de société naturelle et morale, la famille possède une organisation spécifique, que prédéterminent et lui imposent les fins, les fonctions et les besoins auxquels elle doit satisfaire. Cette organisation se révèle en une structure et une discipline spécifiques. La structure spécifique de la famille est celle d’une société hiérarchique, où l’homme a autorité et responsabilité vis-à-vis de la femme, par là qu’il représente en leur union la raison et la force, où les parents ont, pour le même motif, autorité et responsabilité vis-à-vis des enfants, où les enfants enfin sont subordonnés aux parents, et n’ont vis-à-vis les uns des autres aucune autorité et aucune responsabilité, sinon d’aventure celles dont les investissent leurs parents ou que leur confère la supériorité de l’âge, de l’éducation et de l’expérience. La discipline spécifique de la famille est donc par nature une discipline hiérarchique, où l’ordre est assuré de haut ou bas par l’autorité telle que nous venons de voir qu’elle se constitue et se distribue. Cette discipline a ses exigences propres, qui se formulent dans les devoirs qu’elle impose aux membres de la famille.

II - LES DEVOIRS DES MEMBRES DE LA FAMILLE

Ils sont nombreux et divers. Les uns s’imposent également à tous les membres de la famille et les autres à chacun d’eux en particulier, selon le rôle et la fonction qu’il y doit jouer. D’où la distinction de devoirs généraux et de devoirs spéciaux.

A - Devoirs généraux

Ce sont principalement :

1°/ L’amour de la famille : parents et enfants doivent également vouloir qu’elle soit et qu’elle prospère, lui être attachés, prendre part à ses succès et à ses revers, ne jamais consentir à lui devenir indifférents ou étrangers, etc.

2°/ L’esprit de famille : parents et enfants doivent également envisager toutes choses sous l’angle du bien commun de la famille, se sentir solidaires les uns des autres, assurer par leur entente son unité, sa stabilité, sa fortune, son bon renom etc.

Leurs limites

Pour obligatoires qu’ils soient, ces devoirs n’en ont pas moins leurs limites, qu’il convient de préciser. L’amour de la famille cesse de s’imposer au point où il devient un principe d’injustice et d’immoralité, et l’esprit de famille au point où il crée un esprit de corps injuste et immoral. Autrement dit, l’obligation de pratiquer cet amour et cet esprit a pour contrepartie l’obligation complémentaire de les contrôler et critiquer, d’empêcher que de vertus ils ne tournent en vices. Cela peut arriver en effet, et n’arrive que trop souvent. Tel évite, en ce qui le concerne, l’orgueil, l’avarice, l’envie etc., que l’on voit néanmoins pratiquer sans remords ces vices quand ils sont ceux de sa famille, trouver bon qu’elle brille et s’enrichisse par les pires moyens, participer à ses ambitions et à ses entreprises, les plus injustes, etc., Il s’inspire alors de la double conviction que tout ce que l’on fait pour la famille est juste et moral a priori, et que sa propre conscience est en repos dès lors qu’il agit avec une générosité et un désintéressement personnels. Cette double conviction procède de deux erreurs morales, de deux sophismes que nous avons dénoncés et dont la famille n’est pas plus autorisée à bénéficier que l’État et la patrie. En ce qui la concerne, force est de rappeler que ses intérêts peuvent être moraux ou immoraux, comme les intérêts privés de l’individu, comme les intérêts généraux de l’État et de la patrie. Par suite, l’amour de la famille peut être tour à tour moral et immoral, comme l’amour de soi, comme l’amour de la patrie. La morale ne saurait donc en faire un devoir que dans les limites ou il est légitime et vise à procurer un bien commun légitime ; elle le condamne dès qu’il franchit ces limites.

B - Devoirs spéciaux

Ils se diversifient selon les différents membres de la famille.

1°/ Les devoirs des époux

Ce sont principalement ceux que leur imposent le mariage et la discipline de l’instinct sexuel. Nous les mentionnerons en leur lieu. Signalons dès maintenant le plus important de tous, celui qui a les rapports les plus immédiats avec la famille : il consiste, sinon à la fonder, du moins à réaliser son intégrité, qui implique la présence des enfants. La nature et la morale s’unissent pour imposer aux époux l’obligation commune d’être père et mère, d’avoir autant d’enfants qu’ils en peuvent nourrir, élever et établir, enfin de conserver la vie à ceux auxquels ils l’ont donnée.

Ils doivent donc s’abstenir, comme des pires assassinats qu’ils puissent commettre, de l’avortement provoqué et de l’infanticide. Ces crimes révoltent assez la nature et le bon sens moral pour qu’il soit superflu de réfuter les excuses et les justifications que leur ont cherchées l’individualisme et l’hédonisme.

2°/ Les devoirs des parents envers leurs enfants

D une manière générale, et en tous temps, les parents doivent à leurs enfants le respect, l’amour, le dévouement et la justice.

- Pendant le temps de leur formation, ils leur doivent spécialement l’entretien (nourriture, vêtement, logement, etc.) et l’éducation, c’est-à-dire tout ce que requiert le développement et le perfectionnement de leurs diverses personnalités physique, intellectuelle et morale. Les devoirs d’éducation en particulier s’imposent personnellement et strictement aux parents, Pour s’en mieux acquitter, ils peuvent sans doute, ils doivent même, se faire aider par des maîtres compétents et dévoués et par l’État ; mais en aucun cas ils ne sauraient s’en décharger complètement sur ces maîtres ni sur l’État.

- À leurs enfants formés et désormais capables de se suffire, ils doivent de les établir, c’est-à-dire de les assister de leurs conseils, de leur expérience et de leur fortune, dans le choix d’une profession et dans la fondation d’un nouveau foyer.

- Enfin, à leurs enfants désormais établis, ils doivent encore les secours spirituels et matériels qui peuvent leur être nécessaires, en attendant qu’ils leur lèguent, comme à leurs héritiers naturels, ce qui leur revient en équité de leurs propres richesses.

3°/ Les devoirs des enfants envers leurs parents

En tous temps les enfants doivent à leurs parents respect, amour, dévouement et reconnaissance : tous devoirs dont l’ensemble constitue la « piété filiale ».

- Tant que dure le séjour au foyer paternel, ils leur doivent en outre une exacte obéissance (réserve faite évidemment d’ordres immoraux) et une collaboration empressée et constante au bien commun de la famille.

- Une fois détachés du foyer paternel et établis à leur propre compte, ils leur doivent déférence, réconfort et assistance en leurs nécessités, leurs maladies et leur vieillesse. Car les nouvelles familles n’abolissent point celle dont elles essaiment ; celle-ci subsiste avec ses devoirs propres aussi longtemps que subsistent ses membres.

4°/ Les devoirs réciproques des enfants

Les frères et les sœurs se doivent respect, amour et dévouement.

- Ils se doivent en outre de rester constamment unis : leur union, comme leur obéissance, est une des conditions de la prospérité de la famille, dont elle cimente l’unité, l’intimité et le bonheur.

- Des devoirs réciproques des frères et des sœurs il faut dire, comme de leurs autres devoirs familiaux, qu’ils ne les obligent pas seulement le temps que dure le foyer paternel, mais qu’ils continuent à les obliger quand ils l’ont quitté ou qu’il s’est éteint. Car, toute leur vie durant, ils resteront frères et sœurs, donc astreints à s’aimer, à s’entraider, à se réconforter, et à se soutenir matériellement et moralement en leurs besoins et leurs épreuves.

5°/ Les devoirs de la famille élargie.

Grands-parents et petits-enfants, oncles et tantes, neveux et nièces, cousins et parents éloignés, ne sauraient être liés par les communautés du sang et du nom sans être pareillement liés par des devoirs réciproques. Les obligations de ces devoirs ne peuvent évidemment que varier ; pratiquement, elles se mesurent à 1a nature et au degré de la parenté qui les fonde.

C - Le rôle moralisateur de la famille

La multiplicité, l’étendue et les implications des devoirs que la famille impose à ses membres mettent en pleine évidence son rôle moralisateur. Elle exerce son influence tour à tour sur les parents et sur les enfants.

Sur les parents, en qui elle fortifie la conscience de leurs responsabilités et de leurs obligations, qu’elle stimule au travail et à l’économie, qu’elle protège, à l’égal de leurs enfants, contre les tentations de la rue et du monde.

Sur les enfants, qu’elle forme en même temps qu’elle les préserve, qu’elle instruit par les leçons qu’ils entendent, par les bons exemples qu’ils ont sous les yeux, par l’air même qu’ils respirent. La famille constitue pour eux la première et la meilleure des écoles de morale, tant de morale personnelle que de morale sociale. Car elle leur enseigne à la fois les vertus individuelles et les vertus sociales, elle cultive également chez eux le sens de la dignité et le sens de la justice et de la charité, par la pratique constante qu’elle comporte du respect, de l’entraide et de l’esprit de sacrifice.

Quant cette école vient à manquer, nulle autre n’est en mesure de la remplacer, si excellente qu’on la suppose. Ni les collèges et les établissements d’instruction, ni la législation et les institutions de l’État, ni la vie sociale ne réussiront jamais à suppléer aux déficiences d’une éducation familiale manquée. Il y a bien de la vérité dans le paradoxe de Joseph de Maistre disant qu’un «  honnête homme est formé à quatre ans ».

III - LES ENNEMIS DE LA FAMILLE

En dépit de son caractère de première société naturelle et morale, et des services irremplaçables qu’elle rend à la grande société, la famille a toujours eu, elle a plus que jamais, des ennemis nombreux et divers.

Les uns l’attaquent indirectement, mais très efficacement, en sapant ses bases : le mariage et la discipline sexuels ; nous les retrouverons bientôt.

D’autres l’attaquent directement, en sa structure même, au nom des conceptions individualiste et étatiste de ses rapports avec l’individu et avec l’État. Pour juger ces dernières conceptions, nous examinerons les problèmes dont elles constituent des solutions fausses et dangereuses, et nous tâcherons de donner à ces problèmes des solutions conformes à la nature et à la raison morale.

A - La famille et l’individu

La famille est une société : il y a donc lieu de poser et de résoudre pour elle le problème « individu et société » et l’antinomie « liberté et autorité ». Voyons la forme et le sens que prennent ici les solutions-types précédemment déterminées de l’individualisme, de l’autoritarisme et de la via media qui concilie ces extrêmes.

1°/ L’individualisme familial

Cette doctrine prône « l’émancipation » des enfants vis-à-vis de leurs parents, et tout autant, quoiqu’on le remarque moins, 1’émancipation des parents vis-à-vis de leurs enfants. Il invite les uns et les autres à se préoccuper avant tout d’eux-mêmes et de leurs intérêts individuels, de leur personnalité et de son autonomie, et partant à se dérober le plus qu’ils peuvent à leurs obligations familiales respectives, considérées comme hétéronomiques. L’individualisme des enfants les dresse contre l’autorité de leurs parents, les rend irrespectueux, désobéissants et égoïstes. L’individualisme des parents les détache de leurs enfants, les pousse à se décharger de leur propre autorité et de ses responsabilités, les fait négligents, lâches, et égoïstes encore.

Les deux individualismes réunis concourent à affaiblir la famille, à exténuer ses devoirs, à paralyser sa valeur éducative, et finalement réduire sa durée aussi bien que son efficacité. Ils tendent en effet à la rendre temporaire à l’instar des familles animales, à ne lui laisser que les fonctions de l’entretien et de la formation physique des enfants.

2°/ L’autoritarisme familial

C’est à des inconvénients contraires qu’aboutit l’autoritarisme familial. Il outre l’autorité des parents jusqu’à la tyrannie et l’obéissance des enfants jusqu’à la servitude. Il réussit ainsi à fausser les devoirs des uns et des autres, à nuire également aux uns et aux autres.

Il nuit particulièrement aux enfants, qu’il traite trop longtemps en mineurs ; il leur fait perdre l’occasion, et souvent le désir et le goût, de développer leur personnalité, de se préparer à vivre la vie individuelle dont ils ont cependant par nature la votation ; il les accule ainsi au dilemme de la révolte ou de l’abdication, dilemme aux branches également déplorables. L’autoritarisme familial a été de tous temps l’écueil des familles patriarcales ; témoin l’autorité outrée du pater familias romain, qui possédait jusqu’au droit de mort sur ses enfants ; témoin également les abus de l’autorité paternelle sous l’ancien régime, abus dont s’est prévalu l’individualisme, non sans les exagérer et les remplacer par des abus plus regrettables encore.

3°/ La morale

La morale exige ici encore qu’on évite les excès contraires de l’individualisme et l’autoritarisme. Pour ce faire, il n’est que de revenir à la conception juste de l’autorité familiale, de la liberté individuelle et de leurs rapports naturels. Le grand principe est ici que les parents sont faits pour les enfants, et non les enfants pour les parents. De même qu’ils ne doivent jamais aimer leurs enfants en égoïstes, les parents ne doivent jamais leur commander en égoïstes ; il y a faute égale de leur part à pratiquer la tyrannie de l’affection et la tyrannie de l’autorité.

Instituée en vue des enfants, l’autorité familiale est essentiellement pédagogique. Elle doit viser à former leur personnalité et leur liberté, qui ont en effet à être formées avant de revendiquer et d’exercer leurs droits. Étant pédagogique, autorité familiale doit mesurer ses interventions aux besoins des enfants, intervenir davantage quand ils sont jeunes, intervenir de moins en moins à mesure qu’ils arrivent à l’âge de « l’autonomie pédagogique », cesser enfin d’intervenir quand cet âge est atteint. Elle aussi doit s’exercer de façon à se rendre progressivement inutile. Mais encore doit-elle s’exercer aussi longtemps et autant qu’elle est nécessaire ou utile.

L’on doit donc condamner pareillement les parents qui l’abdiquent prématurément et ceux qui en abusent, les parents faibles qui renient leurs devoirs et les parents tyranniques qui la font servir de prétexte à leur esprit de domination, les pères et les mères qui réduisent leur rôle à celui de grands frères et de grandes sœurs de leurs fils et de leurs filles, et ceux qui traitent indéfiniment leurs enfants comme s’ils avaient toujours cinq ans. Qu’ils en aient ou n’en aient pas conscience, de tels parents sont toujours également, quoique diversement, égoïstes, et en contradiction avec les suggestions de la nature et les exigences de la morale.

B - La famille et l’État

La société qu’est la famille fait partie intégrante de la société plus large qu’est la nation. Par rapport à celle-ci elle joue donc le rôle d’un individu. Et voici reparaître, sur un plan supérieur, le problème individu et société, l’antinomie liberté et autorité, et les solutions de l’individualisme de l’autoritarisme et de la morale

1°/ L’individualisme

L’individualisme consiste ici à exalter la liberté de la famille jusqu’à une pleine indépendance vis-à-vis de la nation et de l’État. En fait, cet individualisme spécial n’est explicitement professé par personne. Il ne laisse pas cependant d’inspirer plus ou moins les admirateurs les plus fanatiques de la famille patriarcale, et pareillement les hommes portés à regarder comme des ingérences abusives les interventions les plus légitimes de l’État dans la vie de la famille. Les uns et les autres oublient trop facilement que, composée de familles, la nation a la mission de se les assimiler, de les contrôler et de les faire collaborer à son intérêt général supérieur.

2°/ L’étatisme

Bien autrement fréquent et redoutable est l’autoritarisme de la nation et de l’État, « l’étatisme » qui attente à la liberté des familles, comme il attente par ailleurs à celle des individus.

L’étatisme communiste va jusqu’à vouloir supprimer la famille et la remplacer par la communauté des femmes et des enfants, telle que l’ont rêvée Platon et bien d’autres depuis Platon. Aristote a fait bonne justice de ce rêve monstrueux, aussi contraire à la nature qu’à la morale ; car il contredit aussi bien les instincts naturels sur lesquels repose la famille que les devoirs moraux qu’elle impose.

Moins absolu, l’étatisme socialiste, et l’étatisme tout court, conservent la famille et se bornent à vouloir l’asservir, à lui dérober tout ce qu’ils peuvent de ses fonctions spécifiques, en particulier de ses fonctions d’éducation, et à les transférer à l’État. Pour justifier leurs prétentions, ils se réclament des droits absolus de l’État ; lesquels cependant ne sont jamais absolus, mais limités, aussi bien que les droits naturels de l’individu, par les droits naturels de la famille.

Ils se réclament en outre, et plus ouvertement des droits sacrés de l’enfant, que la famille compromettrait, et que l’État aurait pour mission de défendre contre elle. Ils vont jusqu’à regarder, avec J.-J. Rousseau, toute éducation familiale comme un attentat à la liberté de l’enfant. Ce dernier argument, s’il était fondé, irait beaucoup plus loin qu’ils ne le pensent ; car il vaudrait également contre l’éducation donnée par l’État, contre toute espèce concevable d’éducation positive. En fait, nous avons vu qu’il ne vaut rien, que l’éducation positive est aussi légitime que nécessaire, et qu’elle constitue pour la famille une obligation stricte. Quant aux « droits sacrés de l’enfant », quels sont-ils ? Sont-ce les droits de l’homme qu’il sera plus tard ? Il ne saurait encore en être question, enfant ne pouvant prétendre les exercer avant d’être devenu un homme. Sa famille ne les menace donc pas (sauf abus de l’autorité familiale vis-à-vis des enfants déjà grandis). Il ne peut donc être question que des droits de l’enfant ut sic. Or, ce sont proprement ses droits à l’éducation de toutes ses facultés, liberté comprise, ses droits aux soins qu’exige cette éducation donc finalement ses droits aux soins de la famille, qui en est par nature chargée la première.

Aussi bien est-elle ici autrement compétente que l’État, qui « a beaucoup trop d’enfants pour être un bon père de famille » (Clemenceau), qui est incapable du dévouement affectueux, des mille attentions de chaque instant que requiert toute véritable éducation. Où sont les instincts de l’État qui pourraient suppléer aux instincts paternel et maternel ? Lorsque l’on dit : « La famille n’est pas constituée de manière à pouvoir former l’enfant à la vie sociale ; par définition, pour ainsi dire, elle est un organe impropre à cette fonction » (Durkheim), on dément le fait quelle est la première et la meilleure école de la vie sociale, qu’elle est le premier organe propre à cette fonction. Lorsque l’on dit : « Au père revient le soin de nourrir le corps de son enfant, à l’instituteur celui de former son esprit » (Congrès socialiste), on formule une sottise et une immoralité. Nous pouvons donc conclure que, dans toutes ses entreprises contre l’existence ou la juste liberté de la famille, l’étatisme ne saurait éviter de blesser deux fois la morale : il supprime des droits et des devoirs certains de la famille, et il remplace les droits et les devoirs également certains de l’État par des abus d’autorité et des ingérences tyranniques.

3°/ La morale

La morale exige que l’on accorde, d’après les principes que nous connaissons, la liberté de la famille et l’autorité de l’État. La liberté de la famille est sacrée tant qu’elle représente la liberté de ses fonctions et de ses devoirs, l’État n’a donc pas le droit d’y attenter ; il a au contraire le devoir de la respecter et de la sauvegarder. C’est au surplus ce qu’il fait quand il érige la société naturelle qu’est la famille en société positive, en institution ; cela revient à incorporer ses droits naturels à des droits positifs qui les précisent et leur confèrent la sanction des lois.

Par ailleurs, l’État a des obligations spécifiques, envers cette institution.

- Il lui revient d’abord de la contrôler et de la surveiller, de s’assurer que la famille remplit bien ses fonctions et ses devoirs, de l’y contraindre en cas de besoin, de la suppléer quand elle y manque. C’est ce qu’il fait quand il s’enquiert des parents indignes, quand il les punit ou les déclare « déchus de leur puissance paternelle », quand il confie leurs enfants à quelque orphelinat.

- Il lui revient également de seconder la famille en ses tâches d’entretien et d’éducation, de combler ici ses insuffisances et ses déficiences éventuelles. C’est ce qu’il fait quand il secourt les familles nécessiteuses ou nombreuses, quand il met à la disposition de toutes les familles ses puissantes ressources en matière d’enseignement et d’instruction.

- II lui revient enfin de se réserver ceux des problèmes de justice familiale qu’il est mieux à même de résoudre que la famille elle-même. C’est ce qu’il fait en refusant au père le droit souverain de justice personnelle et à la famille le droit de vendetta, en déférant les enfants coupables à des tribunaux spéciaux et les crimes de famille à la cour d’assises.

En tout ceci, l’État use de son autorité pour aider la famille à remplir ses fonctions essentielles sans nuire à son existence ou à sa liberté. Il ne cherche, ni à la détruire, ni à la remplacer ; il se contente de s’acquitter de ses devoirs envers elle. Il obéit à sa propre mission, qui est d’en être, à la fois, le conservateur, le tuteur et l’auxiliaire.

Signe de fin