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LA MORALE DE L’ÉTAT

Extrait du « Cours de philosophie morale »
de E. BAUDIN ( Paris 1936, p. 467 et s. )

Pour donner tout leur sens aux incriminations pénales,
ceux qui sont appelés à les mettre en œuvre doivent
les analyser en considération du but visé par le législateur.
Ils doivent toutefois veiller à ce que leur application
n’aboutisse pas à des solutions radicalement opposées
aux normes supérieures s’imposant aux pouvoirs publics.

Le document ci-dessous met en lumière le fossé qui peut se creuser
entre, d’une part, les grandes déclarations de principes et,
d’autre part, les dispositions légales et les décisions judiciaires.
Mme Rolland, guillotinée devant la statue de la Liberté, a pu dire :
« Liberté ! Que de crime sont commis en ton nom ! ».

I - CONCEPTIONS ANCIENNES ET MODERNES DE L’ÉTAT

Avant d’aborder directement le problème de la morale de l’État et l’étude de ses diverses solutions, il- ne sera pas inutile de relever, par manière de préambule historique, les différences qui éclatent entre les perspectives où l’ont envisagé et entre les conceptions que s’en sont faites les anciens et les modernes.

Si l’on fait abstraction des Sophistes et des Épicuriens, qui ont préludé à l’individualisme et à l’utilitarisme des modernes en Politique aussi bien qu’en Éthique, on peut dire que tous les philosophes anciens ont conçu le problème de l’État comme un problème essentiellement moral. Tel fut en particulier le cas de Socrate, de Platon et d’Aristote. Ces philosophes voient dans la Politique la pièce principale et centrale de la morale, et lui subordonnent délibérément l’Éthique, la morale de l’individu. Cette vue leur est inspirée non seulement par leur grand principe de la supériorité naturelle de l’État sur l’individu, qu’ils définissent la supériorité du tout sur ses parties, mais encore par leur conception des rapports entre les deux disciplines. Ils pensent que, par des moyens différents, la Politique et l’Éthique poursuivent la même fin, qui est essentiellement de « rendre les hommes vertueux et heureux ». L’État est donc essentiellement un maitre de vertu. D’où un Étatisme original, que, pour le distinguer de ceux dont nous parlerons bientôt, il faut qualifier d’Étatisme moral. Il réclame moins le sacrifice inconditionné que la subordination effective de l’individu à l’État, en qui l’individu trouve la condition première de sa vie morale aussi bien que de ses autres vies. D’où, pour l’État, le droit et le devoir d’intervenir dans la vie privée des individus, et de le faire avec une autorité et une minutie plus qu’étrangères à nos préoccupations modernes de liberté et d’autonomie personnelles. Cet interventionnisme moral, qui caractérise leurs doctrines de « la meilleure constitution », les anciens philosophes ne l’ont aucunement inventé. Ils n’ont fait que l’interpréter avec leurs principes propres et l’idéaliser tel qu’ils le voyaient universellement pratiqué autour d’eux dans toutes les cités grecques, y compris les plus démocratiques (Voir à ce sujet la « Cité antique  » de Fustel de Coulanges).

Naturellement, le christianisme a dû, comme l’exigeait sa logique interne, faire de plus en plus grande la part de la vie personnelle et de ses droits dans les États qu’il a pénétrés dans ses propres principes. Il n’en est pas moins vrai que ses théologiens ont recueilli, conservé et approfondi l’idéal antique de l’État, auquel ils ont, eux aussi, imposé la mission de rendre les hommes vertueux et heureux. Dociles aux inspirations du christianisme et aux doctrines de ses théologiens, les États chrétiens eurent pour maxime constante que leur premier devoir était d’assurer le respect et l’accomplissement par tous de la morale chrétienne. Cette maxime peut servir à caractériser la politique, non seulement de Constantin et de Charlemagne, mais encore celles, des potentats et des républiques du Moyen âge, voire de la plupart des États modernes jusqu’à la Révolution.

Mais entre-temps se faisaient jour et se répandaient, à partir de la Renaissance, les doctrines d’utilitarisme et d’individualisme, lesquelles ne pouvaient que transformer progressivement les conceptions anciennes et traditionnelles des fins de l’État aussi bien que celles des fins des individus, Peu à peu, ces doctrine inspirèrent aux États issus de la dislocation de la Chrétienté, en dépit des maximes chrétiennes qu’ils continuaient à afficher, le sentiment croissant d’une opposition entre leurs intérêts propres et ceux de leurs sujets. Elles les engagèrent, dans les voies d’un Étatisme de plus en plus égoïste, de plus en plus sensible aux « raisons d’État » de plus en plus oublieux des préoccupations morales et religieuses. C’était là les voies de ce que l’on pourrait appeler l’utilitarisme. et l’individualisme étatiques, caractéristiques des États jaloux de leur souveraineté personnelle.

Par ailleurs, les progrès de l’utilitarisme et de l’individualisme étatiques furent singulièrement favorisés par les progrès parallèles de l’utilitarisme et de l’individualisme privés. Ces derniers, en effet, pour faire mieux prévaloir leurs revendications, invitèrent l’État à restreindre ses fonctions, à se décharger en particulier de celles qui concernent la morale et la religion, qu’ils firent de plus en plus considérer comme « choses privées ». La rencontre des deux sortes d’utilitarismes et d’individualismes se réalisa d’abord en Angleterre où elle donna lieu aux doctrines de « libéralisme politique » qui triomphèrent à la Révolution de 1688. Systématisées par Locke et vulgarisées par les Encyclopédistes, ces dernières trouvèrent leur consécration dans la Révolution française de 1789, qui réforma l’État dans leur sens. Depuis lors, les diverses conceptions amorales de l’État eurent terrain libre et franc jeu pour développer leurs principes et leurs conséquences.

Elle y réussit jusqu’à faire trop souvent croire que sa conception morale était périmée. Il s’en faut bien cependant qu’elle le soit. Elle ne l’est pas en fait : car l’empirisme moral continue toujours à croire aux devoirs moraux de l’État et à l’envisager comme une personne morale. Et elle l’est moins encore en droit : car les fondements rationnels sur lesquels elle repose conservent toujours leur force, ainsi que nous l’allons voir.

II - LA CONCEPTION MORALE DE L’ÉTAT

Qu’il soit de forme monarchique, aristocratique ou démocratique, l’État est à la fois le représentant de la nation et son serviteur. D’une part, elle lui communique toutes ses prérogatives ; d’autre part, elle lui donne mandat de remplir ses propres obligations et de faire tout ce que requiert le service de son bien commun. L’on a ici les principes qui déterminent la légitimité et la nature morales de l’État.

Il est légitime dans la mesure où il est le représentant authentique et le serviteur dévoué de la nation. En revanche, il ne peut qu’être illégitime dans la mesure où il cesse de la représenter pour ne plus représenter que lui-même et ses intérêts égoïstes, ou il cesse de la servir pour l’asservir à ses fins particulières.

Sa nature morale est donc celle d’un représentant et d’un serviteur de la nation. C’est de la nation qu’il tient sa personnalité morale et sa dignité morale, qui sont pratiquement indiscernables de celles de la nation, son autorité et sa souveraineté légitimes, qui sont celles mêmes de la nation. Et c’est d’elle aussi qu’il tient ses droits et ses devoirs. Les plus essentiels ne sont autres que les droits et les devoirs de la nation elle-même. Et ce qui s’y ajoute de droits et de devoirs spécifiques a pour fondement les fonctions (législative, judiciaire, financière, militaire, diplomatique, administrative) dont elle l’investit. Ce faisant, elle lui impose, en plus de sa propre responsabilité générale qu’elle lui communique et qu’il assume, une responsabilité spéciale envers elle-même, et qui est proprement la responsabilité d’un représentant et d’un serviteur envers son mandataire et son maitre. Tout compte fait, la morale de l’État reste donc substantiellement la même que la morale de la nation, à cela près qu’elle prend une importance et un relief plus vif, l’État étant une réalité plus ferme et plus accusée que la nation et, pour ainsi dire, plus sensible aux yeux. Pratiquement, c’est en effet à l’État, beaucoup plus qu’à la nation, qu’ont affaire les individus et les autres nations.

Les principes que nous venons d’établir s’appliquent directement à l’État qui est l’organisme politique d’une nation homogène et autonome. Ils ne s’appliquent pas moins aux États (empires, royaumes, etc.) qui sont les organes politiques de conglomérats de nations hétérogènes et sans autonomie. Car ces États, eux aussi, sont par nature les représentants et les serviteurs des nations qu’ils régissent ; ils reçoivent implicitement d’elles le mandat de faire tout ce qu’exige leur bien commun. Autrement dit, le fait éventuel du primat de l’État sur la nation ne saurait, en dépit de son importance historique, rien changer à la nature morale des choses.

Le grand danger moral est donc, pour l’État, de se séparer de la nation, ou des nations, dont il est le fondé de pouvoirs, de s’attribuer une existence séparée et indépendante, de poursuivre des buts personnels, et finalement d’asservir à sa fortune ceux qu’il a mission de servir. Ce danger est celui de l’Étatisme, entendu an sens péjoratif de ce mot.

III - L’ÉTATISME

Il y a étatisme en ce sens dès que l’État abuse de sa force et verse dans la tyrannie.

Encore faut-il distinguer entre étatisme et étatisme. Il y a un étatisme technique, que représentent les interventions légitimes de l’État dans la vie de la nation et de ses membres, et que lui impose l’exercice de ses fonctions spécifiques. On peut dire qu’aucun État n’est possible sans cet étatisme-là, dont l’extension ne saurait être fixée une fois pour toutes et ne peut que varier selon les nécessités variables du bien commun. Forcément, l’État a plus à intervenir dans une nation compliquée que dans une nation simple, dans une nation en guerre que dans une nation en paix, etc. L’essentiel est que, ce faisant, il n’outrepasse point ses droits et sa souveraineté légitimes, et que son étatisme technique ne se mue point en étatisme immoral.

Il y a étatisme immoral dès que l’État outrepasse ses droits et sa souveraineté légitimes. Car ses droits authentiques sont limités comme ceux de la nation : ils ont pour limites naturelles, d’une part, ses fonctions, c’est-à-dire le bien commun qu’il doit réaliser, et d’autre part les droits naturels des membres de la nation et des autres nations. Et sa souveraineté authentique est également limitée, comme l’est celle de la nation et pour les mêmes raisons.

Ici encore il convient de distinguer entre souveraineté et souveraineté. Il y a lieu de parler pour l’État d’une souveraineté technique, qui lui est indispensable pour réaliser sa mission. Il faut bien, sous peine d’anarchie, qu’il soit maître chez soi, qu’il ait le dernier mot et commande sans appel là où ses fonctions spécifiques sont en jeu ; c’est en cela que consiste sa souveraineté technique. Mais elle est limitée par ces fonctions mêmes au- delà desquelles elle ne saurait s’exercer sans devenir une souveraineté immorale. Et elle le devient nécessairement quand elle se proclame illimitée, quand l’État s’attribue le droit d’imposer ce qui lui plaît ou de refuser ce qui lui plaît aux membres de la nation et aux nations étrangères, de ne consulter en tout ce qu’il fait que les intérêts de son égoïsme. Sa souveraineté n’est plus alors que la tyrannie de cet égoïsme même ; elle ne saurait pas plus être agréée par la morale que la souveraineté et la tyrannie de l’égotisme individuel.

Conséquence nécessaire de la transgression des droits et de la souveraineté légitimes de l’État, l’étatisme immoral est le vice par excellence de tous les États-tyrans, qu’ils soient monarchiques, aristocratiques ou démocratiques, qu’on les rencontre en des empires étrangers à l’idée de nationalité ou dans des nations autonomes.

IV - LES ALTÉRATIONS DE LA MORALE DE L’ÉTAT

Ces altérations sont de deux sortes. Il y a d’une part celles qui dérivent d’altérations préalables de la morale de la nation ; comme ces dernières elles sont le fait de doctrines positivistes, utilitaristes et nationalistes. Et il y a d’autre part celles qui dérivent de l’altération historique des rapports naturels entre la nation et l’État ; elles sont naturellement le fait de celles qui subordonnent la nation à l’État.

Quelles que soient les doctrines politiques que nous allons examiner, nous n’avons évidemment à les juger que sous l’angle de leur moralité. Tout ce qui chez elles relève de la science et de l’art politiques relève par le fait même d’une critique politique spécifiquement distincte de la critique morale à laquelle nous devons nous borner.

1° Les altérations positivistes de la morale de l’État

Fidèle à sa méthode de ne tenir compte que des faits, le positivisme ne veut voir dans l’État qu’un fait, et même qu’un fait de force. Selon Duguit, son plus récent interprète, l’État a pour fondement le fait que « les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles. Cette plus grande force s’est présentée sous les aspects les plus divers : tantôt elle a été une force purement matérielle, tantôt une force morale et religieuse, tantôt une force intellectuelle, tantôt (et cela bien souvent) une force économique. Enfin cette plus grande force a été souvent et tend aujourd’hui à être partout la force du nombre, en attendant qu’elle soit la force des groupes sociaux organisés ». Telle étant la formation naturelle de l’État, il est oiseux de philosopher sur sa légitimité : « Droit divin, volonté sociale, souveraineté nationale, autant de mots sans valeur, autant de sophismes dont les gouvernants leurrent leurs sujets, et se leurrent souvent eux-mêmes ». Et il est également oiseux de philosopher sur sa moralité. La seule légitimité de l’État est d’être conforme au droit, envisagé lui aussi comme un fait. Et sa seule moralité est, comme celle du droit, de réaliser au mieux les solidarités sociales, lesquelles sont également des faits. Il n’est donc que de construire une doctrine réaliste et juridique de l’État, conforme à ses réalisations de fait.

Critique. Le positivisme ne saurait réussir à supprimer les problèmes moraux qu’il écarte, et dont, qu’il le veuille ou non, il donne lui aussi des solutions.

Le problème de la légitimité morale de l’État subsiste ; et il ne se confond nullement avec celui de son origine historique. Sinon tous les États, moraux ou immoraux, modérés ou tyranniques, seraient également légitimes, puisqu’ils représenteraient tous également le triomphe des plus forts. C’est à cette conclusion biologiste qu’aboutit logiquement le positivisme, encore qu’il la corrige en invitant à moraliser l’État par le droit, à lui inculquer des devoirs de morale solidariste. En fait, cette correction équivaut à faire dépendre la légitimité de l’État de sa fidélité à ses fonctions morales, comme le font les doctrines que le positivisme écarte si dédaigneusement.

D’autre part, les fonctions morales de l’État ne se réduisent point à organiser juridiquement les solidarités sociales. Elles consistent à réaliser les droits naturels de la nation et de ses membres. C’est pour cela qu’il y a une morale naturelle de l’État, qui l’oblige à n’user de sa force que dans les limites de ses devoirs naturels. Or, le positivisme n’offre aucun moyen de déterminer ces limites. C’est pourquoi il est sans armes contre toutes les formes de l’étatisme immoral. En fait, nous avons vu qu’il aboutit à les autoriser en favorisant la doctrine des deux morales [naturelle pour les individus et utilitariste pour l’État], laquelle est la doctrine spécifique des États immoraux.

Il est donc impossible de s’en tenir à la conception positiviste de l’État. D’elle encore il faut dire, comme de la conception positiviste de la nation, qu’elle apparaît pénétrée des conceptions utilitaristes et nationalistes qu’il nous reste à examiner, qu’elle leur sert involontairement d’introduction théorique et pratique.

2° - Les altérations utilitaristes de la morale de l’État

L’utilitarisme privé mène à voir dans l’État, soit un ennemi irréconciliable de l’individu, soit le serviteur-né de ses intérêts. Dans le premier cas il aboutit à la négation anarchiste de l’État, et dans le second à l’une ou à l’autre de ses conceptions individualistes et collectivistes.

A) La négation anarchiste de l’État

Cette négation découle de la négation anarchiste de la nation, qu’elle renforce. Pour l’anarchiste, l’État est le grand fait devant lequel il refuse de s’incliner, le fait de la puissance qui contraint le plus sa liberté et son autonomie ; fait immoral qu’il entend détruire par tous les moyens, y compris l’assassinat des gouvernants. L’État et les gouvernants supprimés, il ne restera qu’à réaliser les associations libres d’individus souverains, ce qui constitue le programme positif de l’anarchisme.

Critique. Nous avons déjà examiné l’anarchisme comme doctrine d’individualisme intégral. Contentons-nous de remarquer ici que sa négation de l’État, laquelle constitue sa doctrine spécifique, constitue aussi une erreur spécifique.

Cette erreur consiste à méconnaître la nécessité de l’État, sans lequel la société sombrerait dans le chaos, l’injustice et la barbarie universelle. Il y a là une vérité de bon sens, qui crève les yeux. Elle seule explique divers faits singulièrement significatifs. D’abord le fait de l’existence de l’État, sous une forme quelconque, en tous les temps et en tous les lieux. Puis le fait que les nations, qui perdent le gouvernement qu’elles ont, acceptent si facilement celui qui le remplace, fût il pire, et font jouer d’instinct l’argument de prescription en sa faveur, pour qu’il puisse leur rendre les services qu’il est actuellement seul à pouvoir leur rendre et dont elles ne sauraient se passer. Ensuite le fait que l’individualisme intelligent s’est résigné à conserver l’État au nom des intérêts de l’individu, quitte à le plier au service de ces intérêts mêmes. Enfin le fait que l’anarchisme lui-même ne procède pas autrement. Car, l’État une fois détruit, il rétablit l’État : les « associations libres d’individus souverains » ne sont effet politiquement que des États anarchistes, dont les essais historiques, (phalanstères, etc.), invariablement malheureux, réfutent du même coup et les doctrines négatives et les doctrines positives de l’anarchisme.

B) Les conceptions individualistes de l’État

Elles sont multiples et diverses, voire souvent opposées les unes aux autres. Cependant, jusque dans leur opposition, elles ignorent ou nient trois caractères communs : elles ignorent ou nient la réalité sociale qu’est la nation naturelle ; elles conçoivent l’État exclusivement comme le serviteur des intérêts individuels ; et elles fondent sa puissance et ses droits sur un pacte social élaboré ou consenti par les individus. Ces trois caractères apparentent des doctrines politiques aussi différentes que celles des Sophistes et des Épicuriens dans l’antiquité, celles des Occamistes au Moyen-âge et, dans les temps modernes, celles de Hobbes, de Locke et de J.-J. Rousseau, théoriciens respectifs de l’« État despote », du « libéralisme politique » et de la « souveraineté du peuple ». Contentons-nous ici d’examiner ces trois derniers systèmes.

a) L’État despote. La méchanceté et l’égoïsme des hommes étant inguérissables, Hobbes ne voit qu’un moyen de les forcer à vivre en paix les uns avec les autres et d’accorder leurs intérêts discordants. Ce moyen consiste à leur faire abdiquer leur liberté naturelle et leurs droits naturels entre les mains d’un despote (monarque ou assemblée, mais plutôt monarque) qui s’engage à leur assurer la jouissance de ce qu’il leur laisse à condition qu’ils se soumettent à son autorité absolue. Il ne saurait en effet les servir qu’en les asservissant, qu’en leur imposant une obéissance inconditionnelle, qu’en leur donnant pour loi suprême sa volonté toute puissante. Par suite, il lui appartient de juger souverainement de ce qui leur convient et de ce qui ne leur convient pas, de fixer le juste et l’injuste, le bien et le mal, de déterminer la vraie religion, etc. Aucune limite, morale ou autre, ne saurait en aucun ordre être assignée à son pouvoir législatif et exécutif.

Critique. -- L’immoralité foncière de cette doctrine politique saute aux yeux. D’une part, la morale ne saurait s’accommoder d’un pacte social qui comporte l’abdication des vrais droits naturels, soit, cela est évident, des droits de conscience, qui sont inaliénables, soit même des autres droits naturels, tels que ceux de liberté, d’association, etc. : autre chose est consentir à la limitation de ces derniers, qu’impose en effet le bien commun, et autre chose consentir à leur renonciation totale, qui entraîne la renonciation à la dignité et à la personnalité morales. D’autre part, la morale ne saurait davantage s’accommoder d’un despotisme d’État qui réalise le pire étatisme. On ne saurait faire l’État maître de la vie, des biens et des consciences de ses sujets, sans lui concéder le droit formel de tyrannie. Tel fut au surplus le but historique de Hobbes, qui conçut et publia son système en vue de justifier l’absolutisme des Stuarts.

b) Le libéralisme politique. Locke en a formulé les premiers principes contre Hobbes, pour justifier la destitution des Stuarts et la Révolution de 1688. Ces principes tendent à sauver avant tout les droits naturels et les libertés civiques, économiques et politiques des individus, à obtenir de l’État qu’il s’engage à garantir ces prérogatives à ses membres, lesquels s’engagent en retour à lui prêter obéissance. Dès ses débuts, et plus encore dans la suite, le libéralisme politique a associé sa fortune à celle du libéralisme économique. On a constamment vu les deux libéralismes combattre ensemble l’étatisme sous toutes ses formes, et restreindre en conséquence les pouvoirs et les fonctions de l’État. Ils s’accordent à ne voir en lui qu’un « mal nécessaire », à penser que « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins » (Bastiat), qui gêne le moins les libertés, qui est le plus disposé à se contenter des fonctions de police intérieure et extérieure propres à assurer le jeu naturel et l’harmonie des activités individuelles.

Critique. Le libéralisme politique est à louer pour son souci de sauver les droits naturels et la liberté des individus et de combattre la tyrannie de l’État. Mais son écueil sera toujours, ce faisant, de dépouiller l’État de prérogatives et de devoirs inhérents à sa nature et à ses fonctions, de l’affaiblir et de le rendre impuissant pour le bien sous prétexte de le rendre impuissant pour le mal. Il est à coup sûr excellent de combattre l’étatisme immoral ; encore ne faut-il pas le confondre avec l’étatisme technique, dont nous avons établi ci-dessus la nécessité et la moralité. Les deux libéralismes commettent cette confusion quand ils condamnent les interventions les plus légitimes de l’État, en particulier quand ils le dispensent de ses devoirs les plus impérieux de justice sociale, qui tendent à sauver les droits et les libertés des pauvres et des ouvriers. On ne saurait donc accorder que l’État est un « mal nécessaire » ; il est au contraire un « bien nécessaire », puisque lui seul peut garantir le bien commun de la nation en même temps que les plus précieux biens de ses membres. Pareillement, le meilleur gouvernement ne saurait être celui qui gouverne le moins, pas plus d’ailleurs que celui qui gouverne le plus : la nature et la morale veulent qu’il soit celui qui gouverne le mieux, qui s’acquitte à la perfection de toutes ses fonctions et de tous ses devoirs, sans en excepter aucun, qui accorde sa puissance aux services qu’il doit assurer et aux droits qu’il doit respecter ou réaliser.

c) La souveraineté du peuple. J.-J. Rousseau est à la fois le disciple de Hobbes et de Locke, et plus encore du premier que du second. Comme Hobbes, il prend pour point de départ la souveraineté et l’autonomie naturelles de l’individu et son désir de passer de l’état de nature à l’état civil pour sauvegarder ses intérêts menacés. Le problème politique à résoudre est de « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune les personnes et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun,s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à soi-même et reste aussi libre qu’auparavant ». La solution de ce problème est dans « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté » telle que la réalise le contrat social. Cette communauté, c’est le peuple, dont la volonté générale prime toutes les volontés particulières. C’est lui qui est le vrai « souverain ». N’étant « formé que des particuliers qui le composent », sa souveraineté est la somme de leurs souverainetés.

Déclarée par la majorité des suffrages, la volonté générale du peuple crée le véritable État, qui est l’État démocratique. C’est le État légitime, parce que le seul qui soit librement institué par des hommes libres pour des hommes libres. Est au contraire illégitime, et juste bon pour des esclaves, tout État qui a un autre fondement, qui, par exemple, se réclame de la nature ou de l’histoire, de l’hérédité ou de la tradition, du droit divin des rois. etc. Par ailleurs, en créant l’État, le peuple l’investit de sa propre souveraineté, qui est absolue. L’État possède donc une autorité illimitée. Il est fondé à agir avec pleine liberté en tous les ordres, à fixer la justice et la religion, etc., enfin à exiger de tous les citoyens une obéissance inconditionnelle, dût-il, pour l’obtenir, employer la contrainte. Ce faisant, il ne fera que les « forcer à être libres », ce qu’ils ne sauraient être qu’en obéissant au pouvoir qu’ils ont eux-mêmes institué. Ce pouvoir au surplus reste, jusqu’en son omnipotence, leur serviteur. Institué par eux, ses fonctions ne sauraient dépasser celles qu’ils lui assignent : elles ont exclusivement pour objet de réaliser leurs intérêts personnels, de leur garantir la jouissance de leur liberté et de leurs droits naturels, ce qu’ils consentent à en sacrifier devant servir à leur assurer ce qu’ils entendent en conserver.

Critique. Cette doctrine, la plus pure expression de l’individualisme politique, appelle de graves réserves.

1 - Son erreur fondamentale est la négation de la société naturelle qu’est la nation, laquelle représente, mieux que les individus prétendus souverains et autonomes, l’état de nature. La nation réalise la vie civile et l’association de solidarité que J.-J. Rousseau croit devoir inventer comme si elle n’existait pas dans le véritable état de nature. C’est donc à la nation qu’appartient de fait et de droit la vraie volonté générale et la vraie souveraineté, et pareillement le droit fondamental d’instituer, de réformer, ou d’agréer l’État. À la nation, et non au « peuple » que J.-J Rousseau prétend lui substituer, sinon lui identifier contre nature. Il saute aux yeux que la nation est plus large que le peuple votant, qui n’en constitue qu’une partie, et qui ne saurait, au mieux, être que son corps électoral et son porte-parole politique. Il n’y a donc pas identité a priori, il peut au contraire y avoir discordance de fait entre la volonté générale de la nation et la volonté exprimée par la majorité des suffrages. D’autant que cette majorité est en réalité celle des électeurs votants abstention faite des non-votants, qu’elle peut se réduire à la moitié plus un des votants, et qu’enfin elle peut être le résultat d’intrigues politiques où les volontés particulières des individus et des partis réussissent trop souvent à prévaloir sur la volonté générale de la nation.

2 - La légitimité de l’État ne dépend ni de sa forme ni de ses origines, mais de sa nature d’organe authentique de la nation, des services qu’il lui rend et de la consécration qu’elle lui donne. Il peut impunément être de forme démocratique, aristocratique et monarchique ; il peut impunément encore avoir les origines, les plus diverses, être l’œuvre de la force brutale de conquérants ou de la raison éclairés de sages, de traditions dynastiques ou de révolutions populaires, enfin d’assemblées politiques : l’essentiel est qu’en tous ces cas il émane vraiment de la nation, qu’elle le reconnaisse et se reconnaisse en lui. C’est finalement cet agrément de la nation qui sert de critérium à la légitimité de l’État. Est par suite légitime tout État, tout gouvernement auquel, selon le mot d’Aristote, la nation obéit de bon cœur ; est au contraire illégitime et tyrannique tout État, tout gouvernement auquel la nation n’obéit que contrainte, qu’il lui soit imposé par un conquérant ou par un parti politique, par les jeux de la guerre ou par les jeux des élections. En l’espèce, le seul contrat social qui puisse être invoqué est celui que récuse formellement J.-J. Rousseau : celui qui existe implicitement entre la nation et son représentant et serviteur, l’État.

3 - La souveraineté et l’autorité de l’État ne sauraient lui venir que de qui les possède par nature, que de la nation. Elles ne sauraient lui venir d’individus qui, par nature, ne les possèdent pas. Ils ne les possèdent pas, chacun pris à part ; nous avons dénoncé le mythe de leur souveraineté individuelle ; leur prétendu droit d’instituer l’État au nom de cette souveraineté est donc lui aussi un mythe. Ils ne les possèdent pas davantage réunis en assemblées politiques : la somme de souverainetés inexistantes ne saurait créer une souveraineté collective réelle. À mettre les choses au mieux, de telles assemblées ne peuvent que transmettre à l’État les prérogatives de la nation, et elles ne peuvent le faire qu’au nom de la nation, en vertu du mandat dont elle les a investies à cet égard. Par ailleurs, la souveraineté et l’autorité de l’État ne sauraient dépasser celles de la nation, qui les lui communique telles qu’elle les possède, c’est-à-dire limitées comme nous l’avons dit. Elles n’en suffisent pas moins pour que l’État soit fondé à exiger l’obéissance dans la sphère de ses fonctions spécifiques.

Cette obéissance est celle que tout inférieur doit à son supérieur, quoi que puisse dire à l’encontre l’individualisme, dont la prétention de n’obéir qu’à soi-même est aussi vaine et peu fondée que sa prétention à la souveraineté individuelle. Quelle que soit son origine, l’État est en effet, comme la nation qu’il représente, supérieur par nature aux individus, même à ceux qui le gouvernent, même à ceux qui d’aventure l’ont institué. Le législateur qui obéit à la loi qu’il a rédigée et promulguée ne s’obéit pas à lui même : il obéit à cette loi, dont l’autorité est distincte de sa volonté et lui est supérieure ; il ne s’obéit vraiment que quand il lui désobéit. Et ainsi en est-il de ceux qui interviennent dans le gouvernement ou dans la constitution de l’État : en lui obéissant, ils obéissent à une autorité distincte de leur volonté et supérieure à elle ; ils ne s’obéiraient vraiment eux-mêmes qu’en lui désobéissant.

4 - Les fonctions de l’État ne sauraient se borner au service des individus et à la garantie de leur liberté et de leurs droits naturels (surtout de leur liberté et de leurs pseudo-droits naturels hédonistes et utilitaristes, si chers à l’individualisme). J.-J. Rousseau retombe ici dans les erreurs et les dangers du libéralisme politique, qu’il aggrave en priant son État populaire de « forcer les citoyens à être libres », naturellement selon les normes de son despotisme. En fait, les vraies fonctions de l’État sont plus riches et moins tyranniques qu’il ne le dit. Elles ont pour objet de réaliser le bien commun en toute son ampleur, de servir, avant les individus, la nation, de garantir à celle-ci et à ceux-là leurs vrais droits naturels, en les accordant selon les normes de leur commune hiérarchie.

5 - Finalement, le contrat social de J.-J. Rousseau relève des mêmes critiques morales que le pacte moral de Hobbes, dont il n’est en son fond qu’une reprise et une adaptation démocratique. Pour sauver le pseudo-droit naturel de souveraineté individuelle, Rousseau exige, lui aussi, le sacrifice inadmissible des vrais droits naturels de l’individu, de ses droits de conscience, et pareillement de ses droits de liberté, d’association, voire de propriété (« l’État est maitre de tous les biens de ses membres »). Lui aussi aboutit à fonder un despotisme qui n’est que la consécration de l’étatisme immoral, à décréter l’État maître absolu, non seulement de la vie et des biens de ses membres, mais encore de leur conscience et de leur religion. Le despotisme de l’État populaire vaut ici le despotisme de l’État monarchique : il n’est ni plus moral ni moins redoutable. Ajoutons qu’il n’est pas moins paradoxal. Il est paradoxal en effet d’établir un État-serviteur des individus qui le créent et de le réaliser sous les espèces d’un État-tyran de ces mêmes individus.

C’est ce que font semblablement Rousseau et Hobbes. C’est aussi … ce que font à leur tour les doctrinaires de l’État collectiviste. Et cela mène à penser que, pour surprenant qu’il soit, le paradoxe est difficile à éviter, dès qu’on entend fonder l’État sur les intérêts d’individus souverains : ne consentant à céder que devant le force, leur égoïsme et leur souveraineté appellent ses contraintes et sa tyrannie.

Signe de fin