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DES RAPPORTS DE L’ÉTAT
AVEC LES SCIENCES ET LES ARTS,
L’INSTRUCTION ET L’ÉDUCATION,
ET LA MORALITÉ PUBLIQUE

Extraits du « COURS DE DROIT NATUREL »
de Henri AHRENS
( Tome II, 7e éd., Leipzig 1875, p. 478 )

Ces quelques lignes retiennent l’attention,
du fait qu’elles rappellent notamment :

la liberté pour les parents de choisir le type
d’enseignement qui leur paraît le plus adapté
à l’épanouissement de leurs enfants
et à l’harmonie de leur famille ;

le devoir pour les enseignants, surtout à l’Université,
« d’initier la jeunesse aux sources suprêmes
du vrai, du bien, du juste et du beau »,
ce qui suppose, dans les études de droit,
un rappel des préceptes fondamentaux de la morale
et des applications dégagées par le droit naturel.

DES RAPPORTS DE L’ÉTAT
AVEC LES SCIENCES ET LES ARTS

La science, qui agrandit sans cesse le pouvoir intellectuel de l’homme, en le rendant par la connaissance maître des lois et des forces qui régissent l’univers, et l’art, conçu ici comme l’ensemble des beaux-arts, qui manifeste dans le domaine idéal le pouvoir spirituel de production et de formation, ne peuvent prospérer que dans l’air vivifiant de la liberté, qui leur permet d’aller aux derniers principes et de s’inspirer aux sources immédiates du vrai et du beau. C’est principalement la mission de la science en général, et surtout de la philosophie, de revenir toujours aux sources premières, de veiller à ce qu’elles ne soient pas obstruées par des barrières que des autorités étrangères à la science cherchent souvent à opposer à ses recherches. L’histoire du développement intellectuel prouve d’ailleurs que tous les moyens de contrainte ont été impuissants devant la force supérieure que la vérité, loi d’attraction dans le monde intellectuel, exerce sur tous les esprits ; force qui brise à la fin les chaînes captives dans lesquelles on a voulu les retenir.

La science peut, il est vrai, s’égarer dans de fausses routes, répandre des erreurs déplorables, mais elle n’accepte jamais d’autre autorité, pour redresser les erreurs qui ont été commises, que celle de la science elle-même, qui en appelle de l’erreur à une meilleure information par de nouveaux faits ou par une meilleure méthode.

L’État doit donc garantir une pleine liberté au développement des sciences et des arts, et n’intervenir lui-même dans le mouvement intérieur des doctrines, des méthodes, du style, etc., ni par des prescriptions, ni par des défenses. Toute action exercée par l’État contre ceux qui professent une doctrine considérée comme fausse, par exemple le matérialisme, ne contribuerait qu’à exciter l’ardeur de ses partisans, à affaiblir et à faire paraître quelquefois sous une fausse lumière la réfutation, et à exciter même des sympathies chez ceux qui voient avec raison dans une telle poursuite la violation du principe de la liberté, sans laquelle la vérité ne peut pas jeter de fortes racines dans l’esprit et se transformer en conviction et en certitude.

Dans toute recherche qu’on doit supposer sincère, honnête, il faut encore respecter l’intention, le but de la vérité, de ce principe, qui, comme tout ce qui est divin, ne souffre pas de violence ou de contrainte. D’ailleurs, si de fausses doctrines, telles que le matérialisme, se répandent, la faute principale en est au gouvernement, qui n’a pas pris un soin suffisant pour faire initier la jeunesse à une forte étude des sciences idéales philosophiques. D’un autre côté, l’État peut exiger que la science ne sorte pas des limites qui lui sont tracées par le but de la vérité et de l’investigation méthodique, qu’elle s’abstienne d’injurier ceux qui professent d’autres opinions, et qu’elle n’excite pas à la violation des lois, dont la critique scientifique doit d’ailleurs être permise.

Les sciences et les arts sont cultivés individuellement, ou au moyen de réunions constituées par des écoles scientifiques et artistiques, par des sociétés, et au plus haut degré par des Académies de sciences et d’arts. Quoique les impulsions nouvelles dans les sciences et les arts soient toujours données par le génie individuel, les sciences et les arts tendent aussi à lier les esprits entre eux, par des écoles ou par des sociétés. Presque partout où l’histoire nous signale un mouvement fort, rapide et élevé dans la philosophie, les sciences ou les arts, nous nous trouvons toujours amenés à quelques réunions d’hommes liés entre eux par les rapports de l’amitié ou par les relations de maître et d’élève. On a appelé avec raison Pythagore enseignant au milieu de ses disciples, la première université. Les grandes écoles de philosophie grecque, de Platon, d’Aristote, des Stoïciens, ont été d’importants foyers pour la propagation des idées. Après que des universités se furent formées au douzième siècle à Paris (principalement par l’enseignement d’Abélard), à Bologne (par les leçons de droit de l’Irnerius), des académies se constituèrent principalement en Italie (l’académie platonique de Cosme de Médicis, fondée à Florence en 1439, l’académie des antiquaires, fondée à Rome en 1498, l’académie philosophique, fondée à Venise en 1495, celle des secretorumnature, fondée en 1560 à Naples). L’Académie française sortit d’une société privée, formée pour le perfectionnement de la langue française, et que Richelieu organisa en académie. Leibniz fut le promoteur de l’Académie des sciences de Berlin, fondée en 1700. On ne saurait sans injustice méconnaître les services que ces sociétés savantes ont rendus à la science ; toutefois on a généralement exagéré leur mérite, car l’histoire prouve que les académies, loin d’avoir été à la tête des progrès, n’ont souvent pas même compris les découvertes qui avaient été faites : la Société royale de Londres n’avait pas d’intelligence pour les travaux de Newton, l’Académie des sciences de Paris ne comprit pas la découverte des Watt et des Fulton, etc.

Le vice de ces académies consiste en ce qu’elles se complètent elles-mêmes par élection, qu’elles sont par conséquent peu accessibles aux impulsions et aux directions nouvelles qui se font jour dans les sciences et dans les arts, et qu’elles ne sont pas liées d’une manière plus intime avec le corps enseignant, surtout avec les universités et avec les sociétés de sciences et d’arts qui forment le degré inférieur de l’organisation de l’ordre scientifique et artistique. Cet ordre n’existe pas encore, mais il est en voie de formation ; car lorsque les diverses sociétés de sciences et d’arts se sont répandues dans un pays, se sont plus consolidées et distinguées par leurs travaux, elles doivent être successivement rattachées aux organes supérieurs, associées à leurs travaux, et appelées à concourir à l’élection des membres des diverses académies.

L’État a le devoir, par les raisons précédemment développées, de favoriser aussi le développement des sciences et des arts par des secours que les artistes et plus encore les savants ne peuvent attendre d’une manière suffisante de l’accueil que le public fera à leurs œuvres. Le besoin d’un appui plus étendu se fait sentir dans tous les pays civilisés, et les États pourront un jour mieux remplir ce devoir, quand ils ne seront plus obligés d’épuiser les forces d’une nation pour les moyens de destruction.

DES RAPPORTS DE L’ÉTAT
AVEC L’INSTRUCTION ET L’ÉDUCATION

L’instruction dans tous les degrés doit se proposer comme but fondamental de cultiver, d’élever l’homme dans l’ensemble de ses facultés principales, la volonté, l’intelligence, et le sentiment ou le cœur. Un grand défaut de l’instruction moderne consiste en ce que l’être humain y est envisagé d’une manière presque exclusive sous le rapport de l’intelligence, que le sentiment et la volonté y sont reléguée au second plan, et que de cette manière l’être humain n’est pas formé tel que Dieu l’a créé dans son unité et sa totalité, mais qu’il est fractionné dans des parties et cultivé dans des directions exclusives.

C’est d’ailleurs un défaut qui caractérise toute l’époque moderne. Descartes l’a inaugurée philosophiquement par son célèbre axiome (cogito, ergo sum), identifiant l’être spirituel avec la pensée ; Hegel en Allemagne a porté ce principe à son apogée, en concevant le monde entier comme une évolution dialectique de la pensée divine ; et Buckle en Angleterre l’a développé dans ses conséquences pratiques, en déclarant qu’aucun progrès social ne s’est jamais accompli que par l’extension du savoir, par la connaissance des forces et des lois au moyen desquelles l’homme étend son pouvoir sur la nature et organise mieux les rapports sociaux. Selon Buckle, ce sont donc les lois et les vérités intellectuelles qui seules ont fait changer la position de l’homme dans le monde et dans la société, tandis que les lois morales sont restées toujours les mêmes ; « le bien qu’on fait aux hommes, quelque grand qu’il soit, est toujours passager, tandis que les vérités qu’on leur laisse sont éternelles ». Sans doute, et c’est un point important que Buckle a eu le mérite d’avoir bien mis en évidence, l’intelligence est la force progressive, allant toujours en avant dans la recherche de tout ce qui est, agrandissant sans cesse le fonds substantiel de chaque esprit et le capital intellectuel de toute la société, sans lequel l’esprit reste vide, creux, et la société pauvre, mettant souvent des fantômes à la place des vérités.

Cependant, le sentiment et la volonté exercent des fonctions également importantes plus difficiles à cultiver, mais également nécessaires pour une culture humaine complète. Car le sentiment remplit la fonction de saisir et de mettre en rapport, avec l’être et l’état entier de l’esprit, ce que l’intelligence a conçu en général, et d’assimiler ainsi plus intimement au sujet ce que celui-ci a compris dans le domaine objectif des vérités. De son côté la volonté, pouvoir central dans lequel le moi se manifeste dans sa causalité et son action propre, est la force qui, en rendant d’abord l’esprit maître de lui-même, soumet à son empire tout ce que la force d’expansion intellectuelle a conquis dans le monde des vérités. C’est principalement dans ce qu’il veut et ce qu’il fait que l’homme montre ce qu’il est en lui-même, qu’il manifeste son caractère et toute sa valeur morale.

Et, dans la vie sociale, ce ne sont pas les vérités elles-mêmes qui y produisent les changements, mais les biens, dans lesquels des vérités, existant souvent depuis longtemps dans les intelligences, ont été transformées par la puissance de volonté des hommes, qui ont fait souvent le sacrifice de leur vie pour les mettre à exécution.

Les vérités ne se réalisent pas d’elles-mêmes et les intelligences qui les conçoivent sont souvent timides, n’ayant pas assez de cœur et de force de volonté pour en poursuivre l’application. La société a besoin d’hommes, et l’instruction doit viser en premier lieu à mettre ceux qui sont à élever dans la possession consciente de la plénitude de leurs facultés humaines, et à donner à ces facultés une direction idéale vers la source divine de toute vérité et de tout bien. Or, les forces éminemment idéales dans toute instruction sont la religion et la philosophie, susceptibles d’être combinées en diverse mesure à tous les degrés de l’enseignement. La religion formera donc naturellement à cet égard la base dans l’instruction primaire, qui, outre les autres connaissances élémentaires, serait complétée par les premières notions sur l’organisme physique de l’homme et sur la nature de l’âme, sur ses propriétés et ses facultés fondamentales ; de pareilles notions psychologiques, susceptibles d’être mises à la portée de tous les esprits, contribueraient, en leur révélant leur propre nature, à leur faciliter les moyens de s’éclairer sur tous les autres objets.

Au suprême degré de l’enseignement, dans les universités, la philosophie dans ses parties principales, la psychologie, la logique et la métaphysique, la philosophie morale et religieuse, l’histoire de la philosophie, devra être le fondement, le sommet et le lien encyclopédique pour toutes les autres sciences. L’histoire atteste qu’un nouvel élan philosophique a donné généralement à toute une époque une nouvelle direction intellectuelle, et que le déclin de la philosophie a toujours fait surgir des tendances matérialistes qui n’ont pu être vaincues que par une étude philosophique plus approfondie de la nature de l’esprit et des faits spirituels dans leur différence essentielle avec les faits et les causes de l’ordre physique. Aussi n’y aura-t-il jamais d’autre moyen efficace de combattre des doctrines ou plutôt des fictions matérialistes que de ranimer, aux centres de l’instruction supérieure, l’étude de la philosophie, et de veiller à ce que tous ceux qui se vouent à une profession savante spéciale, à la théologie, au droit, à la médecine, aux sciences naturelles, prouvent, par un examen convenable sur quelques branches fondamentales de la philosophie, formant le complément et en partie le contrepoids nécessaire pour leurs études spéciales, qu’ils connaissent l’état actuel des recherches philosophiques sur les grandes questions qui concernent la nature de l’esprit et les principes éthiques généraux de tout l’ordre social.

L’instruction se divise naturellement en trois degrés principaux, instruction élémentaire, avec ses diverses branches (écoles de petits enfants, écoles élémentaires plus ou moins élevées), écoles moyennes, et instruction supérieure. Le premier degré est la base commune des degrés plus élevés; mais, à partir des écoles moyennes, une séparation doit se faire d’après la vocation prédominante que les élèves veulent embrasser. Cette séparation se rapporte à la distinction du monde physique et du monde spirituel.

Il y a des professions réalistes pour les travaux de l’ordre économique dans le domaine de la production première, principalement l’agriculture, l’industrie et le commerce. L’instruction pour ces professions s’organise dans des écoles techniques et polytechniques, les dernières correspondant dans cet ordre aux universités. D’un autre côté, il y a des professions exigeant la connaissance des principes, des doctrines qui se rapportent à l’ordre spirituel et moral, à la religion, au droit, ou à la santé de l’homme, comme la médecine, ou qui présentent le développement successif de l’humanité dans le temps, comme l’histoire, ou qui étudient l’expression spirituelle du génie des peuples dans les langues, principalement dans les langues anciennes. Dans l’intérêt de ces professions humanistes s’organisent les gymnases (lycées, etc.) et les universités. Toutefois ces deux ordres d’instruction doivent être organisés, non d’une manière exclusive, mais seulement prédominante, d’après les deux points de vue principaux de la nature et du monde spirituel et moral. De même que les études concernant les divers domaines de la nature doivent être représentées d’une manière suffisante dans l’instruction humaniste moyenne, et surtout dans l’instruction supérieure, où elles sont instituées plus en vue de la science elle-même que pour l’application immédiate, de même les écoles techniques et polytechniques doivent être pourvues d’un enseignement des principales langues modernes, de l’histoire, de la littérature, et surtout de la partie psychologique de la philosophie, qui, par l’étude de l’esprit, peut seule former un contrepoids nécessaire aux études dirigées vers la nature extérieure, et aboutissant facilement, dans cette direction exclusive, au matérialisme.

Aux universités est échue principalement la mission d’être, dans l’enseignement, la représentation vivante de l’universalité des connaissances humaines, d’exposer librement toutes les sciences dans leurs derniers principes et dans leurs relations intimes comme des branches de l’arbre encyclopédique de la science générale, d’initier la jeunesse aux sources suprêmes du vrai, du bien, du juste et du beau, en agrandissant ses vues, en ennoblissant ses sentiments, en formant son caractère, en maintenant ainsi, au sein d’un peuple, la puissance des études supérieures, et en jetant par là une trame brillante dans le tissu de toute sa culture. L’université, qui ne remplirait pas ce but, priverait la société du plus puissant levier de civilisation, étoufferait, aplatirait l’esprit de la jeunesse, et ne formerait que des hommes à idées étroites, sans principes, sans caractère, et qui, étant dénués de convictions sur les grandes questions intéressant toute la culture morale de l’humanité, répandraient l’indifférence et le scepticisme par rapport aux fondements moraux de l’ordre social. L’insouciance et l’incapacité de ceux qui dirigent l’instruction publique ont, dans plusieurs pays, produit beaucoup de mal, et la propagation de ce mal ne peut être arrêtée que par une culture plus forte des sciences philosophiques.

Les rapports de l’État avec l’instruction sont réglés par les principes suivants.

L’État doit reconnaître la liberté de l’instruction pour tous les degrés et genres de l’enseignement, aussi bien la liberté de donner l’instruction que celle de chercher l’instruction là où elle paraît être la meilleure. Sous le premier rapport, l’État, pour offrir au public une garantie morale, constituera des commissions d’examen qui délivrent des certificats de capacité, des diplômes à ceux qui désirent en obtenir, sans qu’il soit besoin d’en exiger l’exhibition pour l’exercice de la fonction de l’enseignement dans des écoles privées, parce qu’il faut habituer les parents à s’enquérir eux-mêmes, non-seulement de la capacité, mais aussi de la moralité de ceux à qui ils confient l’instruction de leurs enfants.

D’un autre côté, l’État doit remplir une obligation de culture générale, en instituant, pour tous les degrés de l’instruction, des commissions chargées d’examiner indistinctement les élèves des institutions privées et publiques, pour maintenir l’enseignement à une certaine hauteur par les connaissances qui sont exigées de tous les élèves. Ces commissions, instituées par tous les degrés, seront équitablement composées de membres appartenant en partie à l’instruction publique, en partie à l’instruction privée. Les examens seront obligatoires pour tous les élèves de l’instruction élémentaire, et, quant à l’instruction moyenne et supérieure, pour tous les élèves qui veulent exercer soit une fonction publique conférée par l’État, soit une profession d’un intérêt plus ou moins social, sous les auspices d’une autorisation publique. Un tel examen doit, par conséquent, être exigé pour les ministres des cultes subventionnés par l’État, pour l’exercice du droit comme avocat et pour celui de la médecine. Toutefois l’État doit permettre à chacun de défendre lui-même sa cause devant un tribunal, quand elle ne dépasse pas une certaine valeur, sans avoir recours à un avocat, et quant à la médecine, qui ne repose pas sur des principes fixes comme le droit positif, et dont les méthodes de guérir sont non-seulement très-changeantes, mais ont quelquefois fait périr plus de malades que tous les charlatans réunis d’une époque, l’État doit seulement, du point de vue de la police, veiller à ce qu’il ne se débite pas de remèdes secrets évidemment nuisibles à la santé, sans défendre toutefois à un malade de se faire guérir d’après une méthode découverte ou adoptée par une personne sans titre légal.

Ainsi il y aura instruction obligatoire pour l’enseignement élémentaire. Cette instruction ne doit pas être identifiée avec l’instruction officielle établie par l’État lui-même. Ce serait une violence morale que rien ne pourrait justifier, que l’État voulût obliger les parents à envoyer leurs enfants à une école publique qui n’aurait pas leur confiance à cause de la personne du maître ou des doctrines qui y sont enseignées. Au fond, ce n’est pas tant l’instruction que l’examen que l’État doit rendre obligatoire, en abandonnant entièrement à la liberté des parents de faire donner à leurs enfants l’instruction, soit à la maison, soit dans des écoles privées ou publiques.

La même liberté doit exister pour les autres degrés et genres d’instruction. C’est par les examens que l’État fixe le degré et l’étendue des connaissances qu’il exige de tous les élèves des institutions publiques et privées. C’est par la liberté que l’instruction s’est toujours améliorée sous le rapport des méthodes et des matières. Une instruction purement officielle, sans concurrence, arrêterait tout progrès. L’enseignement supérieur dans les universités d’Allemagne ne s’est maintenu dans les conditions d’un progrès continu que par une concurrence organisée dans leur propre sein par les professeurs extraordinaires et les docteurs appelés Privatdocenten, faisant en particulier les mêmes cours que les professeurs ordinaires. En Angleterre et en Belgique, le régime de la liberté de l’instruction a fait naître des universités, l’université de Londres, formant en réalité deux universités distinctes, unies par une même charte d’incorporation, l’université libre de Bruxelles (1834), et l’université de Louvain, fondée par les évêques (1834), universités qui ne prospèrent pas seulement à côté de celles de l’État, mais ont, surtout en Belgique, maintenu une juste émulation profitable à toute l’instruction.

Une question capitale concerne le rapport de l’instruction avec les confessions religieuses. L’Église catholique a souvent élevé la prétention de diriger toute l’instruction, en se fondant sur la mission donnée par le Christ aux apôtres, d’aller en tous pays et d’enseigner tous les païens, etc. ; mais le Christ n’a pas chargé ses apôtres d’enseigner les mathématiques ou le droit et la médecine, il n’a pu songer qu’à la nouvelle doctrine religieuse qu’il venait d’apporter au monde. L’instruction ainsi que l’éducation constituent un ordre de culture humaine, qui a son origine dans la famille, première école où s’instruisent et se forment les enfants et qui est devenue un grand fleuve accueillant, dans son passage à travers les siècles, toutes les sources ouvertes par le génie scrutateur dans le monde physique, spirituel et moral. L’instruction a existé avant qu’il y eût une Église catholique ; elle n’a fait de progrès que depuis son émancipation des autorités ecclésiastiques, et elle ne doit pas être replacée sous la direction d’une autorité qui a toujours cherché à extirper, dans le mouvement de l’intelligence et des sciences, le principe vital, la liberté. Ce n’est donc pas une Église qui peut être investie de la haute direction sur l’enseignement, mais c’est l’État qui doit régler les justes rapports de l’instruction avec tous les ordres de vie qui y sont intéressés, qui doit maintenir par conséquent le principe fondamental de la liberté, reconnaître aussi aux diverses confessions le droit de donner l’instruction religieuse, et exiger que les enfants appartenant à une confession subissent un examen religieux spécial formant une partie de l’examen public général. Il n’y a que l’instruction élémentaire qui offre quelque difficulté en ce qu’un seul maître d’école est ici chargé de tout l’enseignement, mais cette difficulté est levée par le principe général que chaque confession doit se charger elle-même du soin de l’enseignement dogmatique, et que, dans les cas où elle ne veut pas confier cet enseignement au maître d’école nommé par une autorité politique, sur l’avis d’une commission dont les ecclésiastiques feront naturellement partie, elle doit être obligée de donner cet enseignement dans l’Église. Les diverses confessions pourront user de la liberté générale d’organiser un enseignement distinct de celui de l’État, en restant cependant soumis au contrôle général de l’État et aux exigences établies par les examens publics.

L’instruction, constituant une sphère sociale particulière, demande une organisation d’après les principes généraux que nous avons établis pour tous les ordres principaux. Chaque degré et chaque branche principale (humaniste ou réaliste) de l’instruction formera un corps spécial qui nommera des représentants pour des assemblées périodiques, à l’effet de discuter tout ce qui touche au fond et à la forme méthodique de l’enseignement. En dehors de ces assemblées générales, dont les représentants seront nommés à la fois par l’instruction publique et privée, il y aura une représentation spéciale du corps enseignant public dans les synodes appelés à discuter tout ce qui touche à l’enseignement, et à émettre un vote consultatif sur les lois et les règlements qui le concernent. Quand il y a plusieurs universités dans un pays, il importe également que les facultés similaires soient obligées de délibérer périodiquement par des représentants sur les besoins et les améliorations de leur enseignement.

L’organisation de l’ordre enseignant, comme celle de l’ordre scientifique et artistiques est aujourd’hui à peine ébauchée, mais c’est une mission importante de l’avenir de la compléter et de la consolider…

DES RAPPORTS DE L’ÉTAT
AVEC LA MORALITÉ PUBLIQUE

La moralité est souvent considérée comme appartenant uniquement au domaine de la conscience intime et de la vie privée de l’homme. Les actes moraux ont, il est vrai, leur source dans les motifs intérieurs, et puisent leur valeur dans l’intention ; mais ils se produisent le plus souvent à l’extérieur, dans les relations sociales ; ils se laissent alors vérifier par des moyens certains, et sont soumis à un jugement public.

Par cette raison, c’est d’abord l’État qui peut prendre des mesures préventives (par exemple contre divers genres de fraude et de falsification, contre des exhibitions indécentes, contre la prostitution, contre la cruauté envers les animaux, contre les jeux de hasard, etc.), et répressives (par rapport à des délits et à des crimes contre la moralité, par rapport au parjure, à la bigamie, à l’inceste, etc.) ; il peut favoriser la moralité, tant par la culture intellectuelle et morale qu’il répand au moyen de l’instruction, que par les facilités et même par les secours qu’il accorde aux associations qui se proposent la poursuite d’un but moral ; enfin il peut exiger que les diverses professions sociales instituent des conseils de discipline, chargés aussi de juger d’actes par lesquels la moralité et l’honneur d’une profession paraissent blessés.

Cependant, c’est principalement le levier de l’association qui doit être employé pour obtenir des résultats positifs dans des bienfaits qui se répandent sur toute une classe d’hommes. L’association a été, depuis le christianisme, la puissance principale qui est venue au secours de toutes les infirmités et faiblesses de la nature humaine et a remédié à tous les malheurs de la vie sociale, mais c’est dans le domaine moral proprement dit qu’elle doit recevoir encore une plus large application. Depuis longtemps on a établi, dans divers pays, des sociétés de tempérance ou mieux d’abstinence, par rapport à des boissons alcooliques délétères pour la santé ; ce mouvement s’est beaucoup ralenti par suite de la tendance matérialiste de toute l’époque moderne, mais il peut être ranimé et appliqué à d’autres objets nuisibles à la santé (comme le tabac).

Toutefois c’est surtout l’âme qui est atteinte par des maladies morales, dont les causes principales résident dans l’absence ou l’affaiblissement des convictions sur les rapports de l’homme avec l’ordre divin et moral des choses, et, dont les remèdes principaux doivent être cherchés dans le réveil et la propagation des idées morales, propres à donner à chacun l’empire de soi-même et à former un nœud plus intime entre les hommes. L’association ne peut pas combler les lacunes qui existent dans la moralité interne, mais elle peut faire éclore et nourrir de bonnes tendances et faire réagir la pratique sur le développement des convictions et des sentiments moraux. L’association morale peut être appliquée dans le but d’éloigner de certains vices, ou dans le but de porter un secours moral, appuyé quelquefois de secours matériels, à des infirmités morales ou à des états sociaux, qui deviennent facilement des sources d’immoralités. Ces associations sont particulièrement celles de bienfaisance de divers genres, associations pour l’établissement des écoles de réforme, pour le soutien moral et le placement de ceux qui sortent de prison, pour la visite des prisonniers dans le système pénitentiaire, et surtout pour l’organisation des secours pour les pauvres.

Cette organisation ne doit pas se faire dans une vue exclusive ; ce n’est pas un point de vue purement confessionnel qui doit prédominer dans une question tout humaine, ce n’est pas non plus une association purement privée -qui peut remplir convenablement cette mission étendue ; l’organisation de la bienfaisance doit appeler toutes les forces, toutes les personnes, toutes les corporations, qui veulent pratiquer un devoir général d’humanité, ou à qui incombe en premier lieu l’obligation de venir au secours d’une personne…

Signe de fin