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L’IMPORTANCE DES RÈGLES DE PREUVE
DANS LE PROCÈS PÉNAL

Extrait du
« Traité de la preuve en matière criminelle »
de Carl - J. - A. MITTERMAÏER
( Trad. C.-A. Alexandre, Paris 1848 )

Dans son avant-propos, l’auteur fait observer :

On l’a dit avec raison : la loi qui fixe
le mode et le taux de la peine a moins d’importance,
peut-être, que la loi de procédure qui détermine
les formes nécessaires pour assurer son application.

Quand la preuve est manifeste, la peine s’ensuit toujours ;
et pour si imparfaite qu’elle soit, il n’en est pas moins vrai
qu’il y a châtiment, réparation ; gain de cause pour la justice.

La preuve est-elle mal ordonnée, au contraire ?
la sentence du juge, au lieu de la vérité, peut entériner une erreur ;
au lieu du coupable, condamner l’innocent ;
jeter dans tous les esprits la méfiance,
y détruire dans son principe même le respect de la loi,
cette base sacrée de l’ordre public.

IMPORTANCE DE LA PREUVE
DANS LE PROCÈS CRIMINEL

Parmi les lois qui édictent des peines contre leurs infracteurs, les plus sages même deviendraient infructueuses, si les coupables qui, au mépris de leurs injonctions, ont porté atteinte à la paix publique, n’étaient pas irrémissiblement livrés aux châtiments qu’elles énoncent. La seule considération qui puisse arrêter le bras de l’homme résolu au crime, la seule et véritable garantie que la loi, par conséquent, puisse donner à la société, c’est la certitude pour le délinquant qu’il ne pourra échapper à ses décrets vengeurs et aux peines que le crime appelle sur lui.

Un délit impuni donne naissance dix délits nouveaux : une lutte ouverte s’engage entre le criminel et la loi trop faible. D’un autre côté, dans tous les pays où la loi pénale se montre trop rigoureuse, la conscience publique la réprouve, et l’expérience démontre que les délits vont croissant par cela seul que les coupables espèrent que le juge aimera mieux déclarer la non-culpabilité, pour n’avoir pas ensuite à se reprocher à lui-même d’avoir coopéré à l’application d’une peine excessive.

Dans toute sentence rendue sur la culpabilité d’un accusé, il est une partie essentielle, celle qui décide si le délit a été commis, s’il l’a été par l’accusé, et quelles circonstances de fait viennent déterminer la pénalité. Que si ces divers points sont résolus par l’affirmative, la seconde partie de la sentence devient l’immédiat corollaire de la première ; le juge n’a plus qu’à appliquer la sanction pénale au fait constaté.

Aussi, dès qu’un peuple en arrive à sentir le prix des libertés civiles et individuelles, il sait et comprend fort bien qu’on peut faire du procès criminel un dangereux instrument d’oppression pour ces libertés ; il sait qu’il importe beaucoup de voir sagement ordonnées les prescriptions de la loi en ce qui concerne la sentence à rendre sur le point de fait ; et que ceux-là enfin ont aussi sur leurs concitoyens droit de vie et de mort, qui ont pour mission de décider s’ils sont ou non coupables. On a vu monter sur l’échafaud, dans les temps orageux des révolutions, nombre de victimes frappées par le pouvoir, seulement pour avoir répudié les idées politiques à l’ordre du jour, et condamnées pourtant selon de prétendues formes juridiques. C’en était fait d’elles aussitôt que les juges, chargés de décider du bien ou mal fondé de l’accusation, avaient laissé tomber le terrible verdict de culpabilité. Aux juges du droit il ne restait plus rien à faire, sinon à prononcer, le, cœur tout saignant peut-être, une condamnation capitale.

Cette sentence à porter sur la vérité des faits de l’accusation, elle a la preuve pour base. Fournir la preuve des faits à charge, telle est la mission de l’accusation ; quant à l’accusé, il s’efforce de faire crouler l’échafaudage des preuves adverses, et rapporte celles qui le disculpent. Un troisième personnage, le magistrat instructeur, établit de son côté la preuve des faits divers décisifs au procès ; et enfin les juges étayent leur décision sur ceux de ces faits qu’ils considèrent comme démontrés. On le voit donc, c’est sur la preuve que roule la portion la plus importante des prescriptions légales, en matière de procédure criminelle.

Ces prescriptions, dans toute législation, ont trait :

Aux personnes à qui la loi confie la décision du point de fait. — Ce sont ou : — des jurés, c’est-à-dire des citoyens élus pour chaque cause, dans le sein de la communauté, au verdict desquels l’accusé, usant du droit de récusation le plus étendu, se soumet d’avance comme émanant de véritables juges ; — ou encore des juges (rechtsgelehrte, mot à mot, jurisperiti), institués par le gouvernement pour connaître et décider dans toutes les causes criminelles ; tandis que les jurés ne doivent suivre que leur conviction intérieure, sans être tenus d’en exposer les motifs, les juges réguliers, au contraire, sont d’ordinaire astreints à certaines règles de preuves qui leur ont été délimitées à l’avance.

Les garanties données à l’accusé par rapport à la justice de la sentence à intervenir, diffèrent suivant qu’il comparait par-devant un jury ou de simples juges.

S’il y a un jury, ces garanties sont d’une nature principalement politique ; l’accusé doit espérer que des hommes choisis dans le peuple, et qui, après le jugement, vont rentrer dans son sein, se préoccuperont avant tout des dangers que ferait courir à la liberté une accusation injuste, et que, dans leur indépendance vis-à-vis du pouvoir, alors même qu’aux yeux de ses organes il pourrait être regardé comme convaincu du crime, ils auront le courage de n’obéir qu’à leurs convictions et de l’acquitter s’il y a lieu. Et c’est surtout en matière de délits politiques que l’accusé peut avoir cette assurance ; car il est jugé précisément par des citoyens familiarisés avec tous les détails de la vie sociale, hautement intéressés eux-mêmes au maintien de l’ordre, et par ainsi, d’autant mieux en position d’examiner si le fait incriminé constitue une atteinte véritable aux droits de l’État, ou s’il ne rentre pas plutôt dans l’exercice tout légitime des libertés civiles.

Que si l’accusé est traduit par-devant des juges réguliers, des garanties d’un autre ordre lui sont données, qui cette fois viennent de la loi même : car la loi alors dit au juge : « Tu condamneras sur telle ou telle preuve », elle ferme la porte à l’arbitraire, et astreint le magistrat à n’évaluer la vérité des faits qu’au moyen des mesures qu’elle lui a fournies ; en même temps elle lui ordonne, par l’adjonction au jugement des motifs de sa décision, de rendre compte exact de la sentence.

Les préceptes de la loi en matière de preuve ont trait aussi aux moyens mis à la disposition du magistrat instructeur pour l’exploration de la vérité. Ici deux systèmes se présentent, dont l’application entraîne de graves différences : ou le législateur a autorisé la torture, ou bien, proscrivant toute voie de contrainte, il circonscrit l’action de l’inquisiteur (inquirent, magistrat instructeur), dans un cercle de moyens de preuve, dérivés immédiatement des principes fournis par la raison et l’expérience des temps, comme éminemment favorables à la recherche et à la manifestation de la vérité. Et ici encore deux systèmes tout différents se présentent : dans l’un, la loi autorise en matière criminelle les moyens usités au procès civil, le serment, par exemple : dans l’autre, elle les répudie comme ne pouvant avoir de valeur au procès criminel, lequel ne saurait comporter chez l’accusé, par exemple, le principe de l’abandon de ses droits.

Enfin et surtout, le système de la preuve légale varie, suivant que la loi ne prescrit pas de règles au juge du fait, ou au contraire lui en a tracé ; et au dernier cas, suivant qu’elle a déterminé d’une façon péremptoire, et le nombre des preuves nécessaires pour qu’il puisse y avoir sentence affirmative, et toutes les autres conditions de probabilité requises, en sorte que si ces conditions apparaissent remplies en la cause, le juge soit tenu de regarder la preuve comme faite ; ou, suivant que la loi n’a fait que poser certaines limites, en deçà desquelles telle preuve de telle ou telle nature ne saurait motiver une condamnation (l’existence, par exemple, d’un seul et unique témoin). Plus les règles de la preuve sont sévères, plus le nombre des preuves admissibles est restreint, plus aussi le nombre des condamnations va s’amoindrissant ; plus l’on voit surgir de dissidence entre les arrêts de l’opinion publique, et les sentences rendues par le juge, esclave des prescriptions de la loi. À mesure que s’accroît cette dissidence, les citoyens déplorent chaque jour davantage l’inefficacité de la justice pénale, et l’impunité fâcheuse laissée à des individus que le cri public a déclarés coupables.

Les motifs qui guident le législateur traçant les règles de la preuve, sont les mêmes motifs généraux qui ont présidé à toute l’organisation du procès criminel. C’est : l’intérêt de la société, la nécessité de la punition de tout coupable ; c’est : la protection due aux libertés individuelles et civiles, qui pourraient se trouver gravement compromises par l’effet du procès criminel ; c’est enfin, et par suite : la nécessité de ne jamais infliger la peine à un innocent.

Le premier motif doit exciter le législateur à laisser toute liberté à l’appréciation du juge du fait, car des règles trop restrictives pourraient mettre obstacle à la condamnation du coupable ; mais tandis qu’il s’applique à élargir le cercle des preuves sur lesquelles une condamnation peut être étayée ; tandis qu’il voudrait ne pas entasser des prescriptions trop nombreuses et trop sévères, quant aux conditions de probabilité à exiger de chacune de ces preuves ; alors, en un mot, qu’il craint que, protégé par la règle, et faute souvent d’une légère condition remplie, le coupable n’échappe à la peine par lui méritée ; à ce moment, d’autres motifs, ceux dont nous avons parlé en second ordre, viennent aussi de tout leur poids peser dans la balance. Ne doit-il pas redouter, en effet, qu’un juge moins habile, moins familiarisé avec les apparences trompeuses de certains moyens de preuve, ne se laisse entraîner à leur prêter une créance exagérée, et que l’expérience acquise leur retirerait sans doute en partie ? Mu par ces considérations nouvelles, le législateur aimera mieux exiger quelques conditions de plus avant de déclarer telle ou telle preuve admissible ; il érigera en règles générales certaines causes de scrupule qui viennent d’ordinaire agir sur le juge, alors qu’il examine la valeur du document fourni. Citons pour exemple les règles posées par le législateur pour l’examen de la preuve résultant des indices. Il fera sagement sans nul doute en avertissant le juge qu’il doit nécessairement y avoir en la cause concours d’indices antérieurs et concomitants ; mais, nous le répétons encore, soumettre la preuve à des conditions trop absolues, ce serait garrotter la conviction intelligente du magistrat et l’obliger à acquitter souvent de vrais coupables.

C’est cette crainte de frapper l’innocent qui excitera le législateur à apporter le plus de restrictions possibles au mode de preuve recevable et décisif en justice, et la loi sur ce point se montre d’autant plus large ou plus rigoureuse que son auteur se sera laissé entraîner davantage par les unes ou les autres de ces considérations contraires. Quand il s’est placé avant tout au second point de vue, il n’ose pas autoriser la condamnation motivée sur le concours des seuls indices, par exemple ; il se rappelle combien de fois la preuve artificielle a été démontrée trompeuse, et il s’efforce de parer aux chances d’une condamnation injuste, en exigeant pour la sentence affirmative l’accomplissement d’une multitude de conditions. Que si, au contraire, il s’est préoccupé de préférence des besoins de la sûreté publique, et de l’utilité de la punition des coupables, il laisse au magistrat à décider, dans sa sagesse, si les indices dans tel cas donné font ou non preuve complète ; il se contente de poser quelques règles de théorie générale autorisées par l’expérience, lesquelles avertissent et tiennent l’esprit du juge suffisamment éveillé ; mais il évite toutes prescriptions, toutes défenses absolues.

Ce n’est pas seulement à la fin du procès, à l’heure où la sentence définitive va décider si l’accusation est vraie, si la culpabilité existe, que se présente à résoudre le problème de la valeur des preuves produites c’est aussi dans tout le cours et à chacune des phases de la procédure : l’inquisiteur, en effet, a dû examiner si tel ou tel crime a vraisemblablement été commis, si telle ou telle personne en est coupable, et par conséquent s’il est bien fondé à suivre et à procéder à telles mesures que de droit. Cette question, il se la pose nécessairement toutes les fois qu’il examine :

s’il y a lieu à entamer l’information contre une personne déterminée :

si les présomptions sont assez graves pour autoriser une arrestation :

si les conditions, qui entraînent la mise en état d’accusation sont remplies…

Signe de fin