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HISTOIRE DE LA MÉDECINE LÉGALE

Par Alexandre LACASSAGNE
Extrait de son « Précis de médecine légale »
( Paris 1906 )

De nos jours, où la médecine légale est devenue
une discipline à la mode, fleuron de séries télévisées,
on imagine mal les obstacles qu’elle a dû vaincre
pour obtenir ses lettre de noblesse universitaire.

À commencer par le principe de l’inviolabilité
du corps humain qui interdit longtemps de disséquer un cadavre.

Mais son développement supposait surtout
qu’elle ait à sa disposition des connaissances biologiques
et des instruments techniques propres à dévoiler
les circonstances dans lesquelles un crime a été commis.

Ces bases ayant été acquises ces dernières années,
elle a pu se développer avec une rapidité admirable.
Mais il faut se garder de croire que le spectre
de l’erreur judiciaire ne hantera plus les prétoires.

Il faudra toujours compter avec les défaillances humaines,
et surtout avec les manœuvres du crime organisé.
Les avancées de la science peuvent en effet être mises
tant au service du bien qu’au service du mal.

La médecine ne s’occupe pas seulement de l’étude et de la guérison des maladies auxquelles l’homme est sujet, elle peut encore être plus utile en mettant ses connaissances spéciales au service de l’organisation et du fonctionnement du corps social. C’est ainsi que les législateurs, les magistrats, les administrateurs publics font appel à ses lumières ou s’inspirent de ses conseils pour élaborer ou appliquer les lois, pour veiller au maintien de la santé publique.

Ce rôle social, ces rapports nombreux de la médecine avec les différentes législations constituent la médecine politique, à laquelle il faut exclusivement réserver le nom de médecine légale. Elle concourt ainsi à la santé publique et à la justice, qui sont les deux plus hautes expressions de l’ordre matériel et de l’ordre moral. Ce sont là deux buts bien différents : d’un côté l’hygiène sociale et la police médicale, de l’autre la médecine judiciaire. Ce caractère distinctif se trouve nettement indiqué dans l’origine, la marche et les progrès de ces sciences.

Tous les hommes réunis en société ont instinctivement lutté contre les causes de destruction; et si dans les croyances primitives des anciens peuples on trouve des mesures d’hygiène sociale, on voit celle-ci se perfectionner peu à peu par un mouvement ascensionnel en rapport avec les progrès de l’esprit humain. Elle en est comme un reflet où l’on peut reconnaître l’influence des sociétés et de leur situation religieuse, politique et scientifique.

La médecine judiciaire n’a pas évolué avec l’hygiène sociale ; sans doute elle a bénéficié peu à peu des progrès accomplis dans les sciences physiques, chimiques et biologiques ; mais plus intimement liée au développement moral de l’homme, elle a accompagné celui-ci dans son évolution psychique nécessairement fort lente. La moralité d’un peuple s’apprécie par ses idées d’équité et de justice, par l’état de sa législation, de même que sa santé est en rapport avec le perfectionnement de son hygiène. « Voulez-vous connaître l’état d’une République? Faites-vous rendre compte des jugements que les tribunaux y prononcent » (Cicéron).

Pour avoir une idée positive de la médecine judiciaire, il faut la suivre dans sa marche, dans ses transformations à travers les âges ; nous apprécierons ainsi son domaine actuel, et par l’étude de son passé nous ferons entrevoir le rôle qu’elle jouera peut-être un jour dans les institutions publiques.

Pendant une première période ou période fictive, les peuples enfants, dépourvus de tous liens sociaux, ont une législation qui s’inspire de la barbarie de ces premiers âges. Les livres saints proclament la peine du talion. Dans la Genèse (ch. IX, v. 6) : à qui aura répandu le sang de l’homme, son sang sera répandu. Dans l’Exode (ch. XXI) : celui qui en maltraite un autre, rendra vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure. De même dans le Lévitique. En Grèce, Solon, dans son code, condamnait à perdre les deux yeux celui qui avait crevé l’œil d’un borgne.

Pendant ce temps il n’y a pas traces d’une médecine judiciaire ; on ne peut que citer les lois mosaïques relatives à la virginité, au viol, à l’homicide, les lois primitives de Rome dont l’une, attribuée à Numa, prescrivait l’hystérotomie des femmes enceintes décédées. Les prêtres, spécialement, — tous les pontifes étaient jurisconsultes, — les anciens, le premier venu même se livraient à ces pratiques judiciaires qui n’exigeaient pas de connaissances spéciales.

À Rome, tout citoyen avait le droit de visiter le cadavre des individus ayant succombé à une mort violente; on l’exposait publiquement et chacun donnait son avis sur le genre de mort. C’est ainsi que le médecin Antistius se rendit, d’après Suétone, auprès du corps de Jules César ; que Scipion l’Africain, mort subitement, fut exposé, et que le corps de Germanicus, qu’on supposait avoir été empoisonné par Pison, fut porté sur la place publique d’Antioche. D’ailleurs les autopsies n’étaient pas permises et la physiologie et l’anatomie restaient dans l’enfance.

Mais si la médecine est insuffisante chez ces différents peuples, la législation ne va pas tarder à se perfectionner. Solon reçoit des citoyens l’autorisation de faire les lois ; à Rome, le peuple donne le même pouvoir aux Décemvirs, qui rédigent la loi des Douze Tables : au droit primitif succède le droit prétorien, les questiones perpetuae, établissant que les personnes lésées feraient procéder à l’estimation du mal.

Telles sont les premières manifestations d’un besoin d’examen et de contrôle qui tôt ou tard devait se formuler en loi.

En résumé, pendant cette période, la loi a d’abord fait partie de la religion ; elle a été la religion elle-même appliquée aux rapports des hommes entre eux. Si dans cette première période la législation est théologique, nous allons voir ses efforts pour devenir métaphysique. Par des changements lents et progressifs, par des transformations successives, la loi arrive à ne plus être une manifestation des dieux, mais bien un effet de la volonté du peuple. Elle va avoir dorénavant pour principe et pour but l’intérêt des hommes.

D’ailleurs, grâce au christianisme, une grande réforme, véritable révolution religieuse et politique, se préparait : « Vous avez entendu ce que l’on a dit : œil pour œil, dent pour dent ; mais moi je vous dis de ne point vous défendre du mal qu’on veut vous faire, et si quelqu’un vous frappe sur la joue droite tendez-lui la gauche » (Saint Mathieu, ch. v.).

La loi nouvelle s’occupait du devoir des hommes et non de leurs intérêts. Le droit allait donc pouvoir s’émanciper et se plier de plus en plus aux besoins de chaque génération dont il allait reproduire les idées morales.

Nous sommes arrivés à la seconde période. Les empereurs Adrien, Antonin, Marc-Aurèle, Septime-Sévère basent plusieurs décisions légales relatives à l’état civil ou aux délits sur la doctrine d’Hippocrate (propter auctoritatem doctissimi Hippocratis) et sur les écrits d’Aristote. Après avoir consulté des médecins, Adrien décide que l’accouchement peut avoir lieu au onzième mois. Les jurisconsultes romains sentent le besoin de réunir en un corps de droit les matériaux de la législation épars de tous côtés. Justinien y parvient en quelques années (830-534), avec l’aide de son ministre, le jurisconsulte Tribonien. C’est ainsi que paraissent successivement le Code, les Institutes, les Novelles. Le rôle des médecins en justice y était apprécié. Le Digeste s’exprime ainsi : Medici non sunt proprie testes, sed magis est judicium quam testimonium (Les médecins ne sont pas à proprement parler des témoins ; ils sont plus près des juges que les témoins). La loi Aquilia ordonnait de déterminer la létalité des blessures (Cette loi, proposée par le tribun Aquilius, s’occupait de la conservation des propriétés. Un de ses articles est ainsi conçu : Si un esclave a été blessé sans que sa blessure soit mortelle, et que cependant il soit mort par l’effet de la négligence, il n’y a d’action à intenter que celle pour la blessure et non celle pour la mort). On devait reconnaître l’avortement ; on voyait présentées les questions de survie, de suppositions de part, de la démence à propos de l’interdiction et même les maladies simulées que Gallien allait étudier.

La législation romaine n’a eu aucune influence dans l’Orient, qui ne pouvait la comprendre et n’était pas préparé à la recevoir, mais elle eut un immense retentissement en Occident. « Si les lois romaines, dit Bossuet, ont paru si saintes que leur majesté subsiste encore malgré la ruine de l’empire, c’est que le bon sens qui est le maître de la vie humaine y règne partout, et qu’on ne voit nulle part une plus belle application des principes de l’équité naturelle ».

Les lois romaines furent adoptées, avec les changements qu’exigeait leur état social, par les peuples barbares. Pour eux, le pouvoir législatif n’appartient plus à l’empereur, mais à des assemblées populaires. Les preuves écrites et testimoniales sont remplacées par les épreuves ou ordalie, le duel judiciaire, etc. Si la loi des Wisigoths et celle des Bourguignons se sont inspirées de la législation romaine, celle des Francs Ripuaires et celle des Francs Saliens sont au contraire empreintes d’un caractère âpre et sauvage. Toutes admettent le Wergeld, ou indemnité pécuniaire pour les crimes et délits. On lit dans la loi salique : Si quelqu’un frappe un autre à la tète et que les os sortent, il payera quarante-cinq sous ; pour chaque coup de bâton ou de poing sans effusion de sang, trois sous... Ces lois se ressentent toutes de leur origine germanique, car l’on trouve dans la LexAlamanorum de nombreux détails sur les blessures, leur siège et leur importance.

Charlemagne fit de grands efforts pour s’opposer à cette tendance germanique. Dans ses Capitulaires, il dit que les juges doivent s’appuyer de l’avis des médecins. Mais les bouleversements qui suivirent le partage de son empire détruisirent toute centralisation et favorisèrent l’installation d’un régime féodal.

Nous allons voir dominer les traditions et les coutumes. La marche du droit sera ralentie sans doute, mais cependant il se perfectionnera en perdant peu à peu le caractère symbolique ou mystérieux dont l’avaient revêtu les habitudes barbares. Les pratiques coutumières de quelques provinces signalent les visitations et expertises de médecins. Ainsi dans le Grand Coutumier du pays et duché de Normandie, il est dit que de léaux hommes ou de preudes femmes procédaient à diverses sortes de vues, c’est-à-dire de visites et vérifications : « Vue d’homme en langueur, vue de mesfaits, vue d’homme occis et vue de femme despucelée ». Il est probable cependant que ces expertises ne devaient pas être fréquentes. L’esprit public était tourné vers des pratiques absurdes et barbares, et l’épreuve de l’eau, du feu, la cruentation des cadavres étaient regardées comme le jugement de Dieu. On s’instruisait en astrologie et en magie, et cette tendance mystique se reflétait dans l’exercice de la médecine et de la justice.

Certaine procédure exigeait cependant toutes les forces physiques, c’était le duel judiciaire. Celui qui évitait le combat était déshonoré et perdait sa cause. De là la grande importance de l’exoine ou excuse tirée d’une maladie. Dans les Assises et bons usages du Royaume de Jérusalem, il est dit que le Seigneur fait constater cette excuse par trois de ses hommes plus un physicien, un médecin et un chirurgien ; si le cas est médical, le médecin doit voir le malade « et tâter son pouls et voir son origine » ; si le cas est chirurgical, il faut « montrer la blessure au chirurgien ».

Dans la coutume de Paris ou Établissement de Saint Louis (1260), les mêmes pratiques se montrent, mais le roi supprime le duel judiciaire, « combat n’étant pas voie de droit », et remplace les épreuves par les preuves testimoniales. Dans la Coutume du Maine, art. 462, on exige pour visites : « Prudes gens, non suspects, avec jurés savants et connaisseurs en telles choses ».

Dans leurs ordonnances, Philippe le Bel (novembre 1311), Jean II (avril 1352), parlent de leur bien-aimé chirurgien juré au Châtelet de Paris. Sans doute, c’était « un des grands auditoires du royaume » ; mais il en était de même dans certaines villes, auprès d’autres présidiaux, près des cours de justice importantes où commençaient à se distinguer les légistes et les chevaliers ès lois.

Une des caractéristiques des législations et coutumes du Moyen âge est l’usage des procès faits aux cadavres, et des supplices infligés aux criminels morts avant que de passer en justice. Les suicidés rentrent dans cette catégorie. On lit, par exemple, dans la coutume d’Argonne : « La personne qui soi défaict d’elle-même, le corps devra être trainé aux champs, aussi cruellement que faire se pourra, pour montrer l’expérience aux autres » ; et dans l’ordonnance de 1270 : « S’il advenait que aucun homme se pendit ou se noyât ou s’occis en aucune manière, ses meubles seraient au baron, et aussi de sa femme ». Le médecin avait la charge du corps auquel était intenté le procès. En cas de putréfaction menaçante il était chargé de l’embaumer ou de le saler. Cet usage s’est perpétué jusqu’au XVIIème siècle.

C’est au XIVème siècle que l’on voit se manifester d’une manière complète l’influence toute-puissante du catholicisme dans la législation et dans l’administration de la justice. Les moines avaient d’ailleurs conservé la tradition du code romain, et le droit canonique ne pouvait que perfectionner l’expertise médicale reconnue indispensable par les jurisconsultes anciens. La législation se transformait avec la société et de profondes modifications changeaient le droit criminel et le droit civil. L’Église protège l’enfant et proclame le mariage indissoluble. C’est toute une jurisprudence nouvelle sortie des décisions des papes et des conciles et réunie en un corps sous le nom de Décrétales par Grégoire IX (1234). Le pape, y est-il dit, peut réformer les décisions rendues par un tribunal ecclésiastique ou civil, en quelque cause que ce soit. On y trouve réglées et indiquées toutes les conditions essentielles à l’union matrimoniale. De là l’examen des causes d’impuissance et, par conséquent, l’épreuve indécente du congrès.

Innocent III et Grégoire IX (1233) installaient l’inquisition, et si la question préparatoire ou préalable était indispensable, pour obtenir l’aveu de l’accusé dans toute affaire capitale, des hommes de l’art indiquaient le moment où les tortures devaient être interrompues. Cette façon de procéder des tribunaux ecclésiastiques fut bientôt imitée par les autres tribunaux. Pendant cette sombre période du Moyen-âge et avec de pareilles formes de procédure, la législation et la médecine judiciaire ne pouvaient progresser. Cependant, vers le XVème siècle, et comme signes précurseurs de la Renaissance, on peut constater un commencement d’activité. En 1374, la Faculté de Montpellier obtient la permission d’ouvrir des cadavres humains, et un des professeurs de cette école, Arnaud de Villeneuve, étudie les poisons ; à Venise, il paraît deux traités volumineux sur le même sujet en 1492 ; en Espagne et en Angleterre se montrent les premiers travaux sur la folie et les maladies mentales.

Au XVIème siècle, l’activité est générale; on s’occupe des âges, de toutes les questions qui se rapportent à la génération, aux maladies simulées, aux influences surnaturelles. Il y a un amour du merveilleux qui est marqué dans les travaux des médecins ; ils étudient les obsessions, les possessions ou conventions démoniaques, les maléfices, les incubes et les succubes, les philtres.

C’est en même temps une soif et un besoin d’apprendre qui se manifestent dans toutes les branches des connaissances humaines et favorisent leurs progrès. L’anatomie se constitue grâce aux travaux de Vésale, d’Ingrassias, d’Eustache, de Fallope, de Varole, d’Arantius, et toutes les sciences semblent entrer dans une voie nouvelle.

Cette agitation de la pensée humaine devait aussi se manifester du côté de la législation. Charles-Quint fait voter la Constitution criminelle par la diète de Ratisbonne en 1532. La Caroline est le premier document portant organisation de la médecine judiciaire. D’après les articles 147 et 149, celle-ci est regardée comme indispensable à la justice ; dans d’autres articles, il est dit que les peines doivent être proportionnées aux effets physiques et constatés des crimes et des délits.

La France attendra encore longtemps un code de procédure criminelle. Cependant la médecine judiciaire y existe.

La médecine judiciaire, en tant que science, date véritablement du XVIème siècle. Le premier travail d’ensemble est dû à Ambroise Paré. On lit en effet dans son Œuvre « Le vingt-huitième livre traitant des rapports et du moyen d’embaumer les corps morts ». On y trouve, tout d’abord, le résumé des signes permettant d’affirmer le degré de gravité des blessures, l’exposé très judicieux des symptômes qui font reconnaître si un corps a été jeté vivant ou mort dans l’eau, une étude développée sur l’asphyxie par la « vapeur et fumée de feu de charbon ». On y voit aussi les règles à suivre pour la recherche de la virginité et pour la constatation de l’impuissance « tant de l’homme que de la femme ». Il faudrait joindre à ce chapitre ceux qui ont trait à la communication des maladies contagieuses (de la grosse vérole, de la lèpre), aux coups et blessures (plaies par arquebuses et bâtons à feu), aux empoisonnements (livre des venins). L’œuvre de Paré contient d’ailleurs des modèles de rapports, qui ne seront guère dépassés par les auteurs français du XVIIème siècle. Ambroise Paré est véritablement le Père de la médecine judiciaire.

À côté de lui, il convient de citer Baptiste Codronchi, médecin à Imola, auteur de : Une méthode de donner témoignage en justice, dans certains cas déférés aux médecins, et d’un Traité des Poisons (Venise, 1595) ; et Fortunato-Fedeli qui écrivait (1598) : Quatre livres sur les rapports médicaux dans lesquels sont pleinement exposées toutes les choses qui pour les causes publiques ou judiciaires ont coutume d’être rapportées par les médecins. L’expertise au XVIème siècle portait moins, comme on pourrait le croire, sur les affaires de mœurs (inversion sexuelle, les mignons), ou sur les empoisonnements si fréquents sous les Medici comme chez les Borgia, que sur les accusations de sorcellerie, alors presque quotidiennes, et qui amenèrent sur les bûchers, tant en France qu’en Espagne et dans le Saint-Empire, des milliers de victimes au XVIème et au XVIIème siècle.

Le Parlement de Toulouse condamnait en l’an 1577 plus de 400 sorciers, les uns au bûcher, les autres à divers supplices. Pigray raconte que le Parlement de Paris le chargea, en 1589, avec quelques médecins du roi Henri III, de « voir et visiter quatorze personnes, tant hommes que femmes, qui étaient appelantes de la mort, pour être accusées de sorcellerie... Nous n’y reconnûmes que de pauvres gens stupides, les uns qui ne se souciaient point de mourir, les autres qui le désiraient. Notre avis fut de leur bailler plutôt de l’hellébore pour les purger, qu’autre remède pour les punir. La cour les renvoya suivant notre rapport ».

En Lorraine, dans l’espace de quinze ans, au XVI° siècle, près de cent hommes sont condamnés à mort comme sorciers. Le conseiller d’État du duc de Lorraine, Nicolas Remigines, s’en vante comme d’actions louables et utiles à la société, dans son Traité sur la démonolatrie. Le Père Spée, jésuite, les accompagnait au supplice : « Je jure sur la foi du serment, dit-il, que de toutes les personnes que j’ai été chargé de disposer à la mort, pas une ne m’a paru coupable des crimes qu’on lui imputait ». — En 1617, le cadavre de Concini, maréchal d’Ancre, est traîné dans les rues de Paris par la populace qui l’accusait de sortilèges. Son épouse Léonora Galigaï est jetée à la Bastille sous la même prévention, puis décapitée et brûlée.

En 1634, le chanoine Urbain Grandier, curé de Loudun, est accusé d’adultère, d’inceste, de sacrilège, de maléfice, et, après consultation de l’Université de Montpellier, montrant que ces prétendues possessions n’étaient que convulsions factices et simulées, il est condamné à être brûlé vif. Le prêtre qui l’accompagne au supplice lui donne à baiser un crucifix de fer chauffé au rouge, le malheureux recule épouvanté, et la foule y voit une preuve certaine de possession diabolique.

Il y eut d’ailleurs à cette époque une véritable épidémie démonolatrique. C’est d’abord le Procès du Labourd, où des centaines d’accusés sont soumis aux jugements d’une commission du Parlement de Bordeaux et dont l’histoire est si curieusement rapportée par le conseiller De Lancre (De l’incrédulité et mécréance des démons). C’est l’affaire de Gauffridi, curé des Accoules, et de Madeleine de Mandol. C’est l’épidémie de Laïra, à Amou, où les femmes aboient à l’église. C’est enfin l’affaire des religieuses du couvent Sainte-Brigitte à Lille. Ces prétendues affaires de sorcellerie se rapportent toutes à des épidémies d’hystérie chez des auto-accusatrices, dont quelques-unes payèrent de leur vie le plaisir qu’elles avaient eu de se mettre en scène et d’étonner le monde.

Cent ans plus tard, des scènes extravagantes se passèrent sur le tombeau du diacre Pâris. Des femmes hystériques, présentant, avec des convulsions, des symptômes remarquables d’anesthésie, classées en sauteuses, aboyeuses, miauleuses, prophétisaient et faisaient prodiges ou miracles, ainsi que l’atteste Carré de Mongeron, conseiller au Parlement. Mais le scandale devint tel, qu’après un examen médical fait par Sauveur-Morand et autres membres de la Faculté, l’autorité fit fermer le cimetière Saint-Médard (1732).

Le rôle du médecin expert dans les affaires de cette sorte était de rechercher sur le corps de l’accusé la marque du diable, point insensible placé en une région quelconque et où les aiguilles s’enfonçaient sans provoquer la moindre douleur. Mais les médecins ne tardèrent pas à s’élever contre le rôle odieux et ridicule que leur assignaient la justice civile et l’Inquisition, et il suffit de rappeler les noms de Rhodes, Grangeron, Naudé, Bayle, Yvelin, Pigray et la célèbre Consultation donnée par la Faculté de Montpellier au clergé de Nimes, pour montrer que dans la vieille rivalité des magistrats et des experts, ceux-ci n’ont cessé de représenter la lumière et le progrès. C’est grâce à eux que fut rendu en 1672 l’arrêt vidant les prisons des sorciers qu’y entassait le Parlement de Normandie, la suppression de l’Inquisition de Franche-Comté, et enfin l’ordonnance de 1682 annulant d’une façon définitive la procédure pour affaires de sorcellerie.

La médecine judiciaire venait d’ailleurs de subir, au cours du XVIIème siècle, une évolution importante. L’édit de 1603 confie au premier médecin du Roy le soin de nommer, « dans toutes les bonnes villes de juridiction du royaume, deux personnes de l’art de médecine et de chirurgie, de la meilleure réputation, probité et expérience, pour faire les visites et rapports en justice ». Ce qui revenait en somme à créer des fonctionnaires spéciaux chargés des fonctions de médecins au rapport, et nommés directement par une sorte de ministre de la médecine.

L’ordonnance criminelle de 1670 confirme de tous points l’édit de 1603. Elle spécifie seulement qu’en cas d’urgence tout médecin ou chirurgien peut être commis à l’expertise : c’est à peu près ce qui existe de nos jours. En 1692, nouvelle ordonnance prenant exactement le contrepied de l’état de choses existant. La nomination des experts est enlevée au premier médecin du Roy, et donnée aux autorités urbaines ; les charges deviennent vénales et héréditaires. Plus tard elles purent être rachetées des médecins et chirurgiens des villes qui les possédaient en commun et les faisaient exercer par quelques-uns d’entre eux choisis annuellement.

Quel que fût le régime des nominations auquel étaient soumis les médecins experts, ils n’en formaient pas moins au XVIIème siècle une catégorie très spéciale et d’ailleurs très considérée. Ils avaient droit de préséance sur leurs confrères. Quelques-uns d’entre eux ont laissé un nom justement estimé. Citons Gendry, d’Angers, auteur du livre Les moyens de bien rapporter en justice ; Devaux, qui fit paraître L’Art de bien faire des rapports en chirurgie ; Nicolas de Blégny, sorte de bohème, étrange aventurier, qui semble bien être l’inventeur de la publicité et de la réclame, comme Renaudot le fut du journalisme, mais qui n’en laissa pas moins une précieuse Doctrine des Rapports. Nommons encore Nicolas Venette, qui ne fut peut-être qu’un nom emprunté par Charles Patin, et dont le Traité de l’Amour conjugal discute, au milieu d’étranges obscénités, de nombreuses et intéressantes questions médico-légales.

Mais, au-dessus de tous ces noms, il faut mettre celui de leur inspirateur, celui qui résuma la science médico-légale pour le XVIIème siècle, comme Paré le fit pour le XVIème, je veux dire Paul Zacchias. Né à Rome en 1584, Zacchias y passa toute sa vie ; il fut premier médecin du pape Innocent X, et médecin expert près la Cour de Rote. Ses Questions médico-légales constituent un formidable in-folio de 1200 pages, édité en 1651 à Amsterdam, et dont il faudrait citer tous les chapitres. Les idées les plus audacieusement neuves y voisinent avec la plus invraisemblable érudition, la documentation la plus effarante. Nombreuses sont les conquêtes de la science moderne, que cet homme de génie avait soupçonnées et prévues. Il reste la première et la plus admirable figure de l’histoire de notre art.

Il faut bien reconnaître cependant que si la médecine judiciaire fît au XVIIème siècle des progrès considérables, et se forma pour la première fois en corps de doctrine, les experts ne furent cependant pas toujours à la hauteur de celle tâche. Il suffit de rappeler les déplorables expertises signées par des chirurgiens cependant estimés au sujet des instances en nullité de mariage. Un dernier scandale, le procès du marquis de Langey, vint mettre fin à la pratique du congrès, et au rôle regrettable que la Faculté acceptait dans ces sortes d’affaires.

Il ne nous reste plus qu’à signaler les dernières réformes dues à la monarchie, Louis XVI abolit le servage (8 août 1773), la question préparatoire, puis la torture (1er mai 1780). C’étaient les signes précurseurs de la grande révolution sociale qui allait se produire à la fin du XVIIIème siècle.

Nous nous sommes spécialement attachés à montrer jusqu’à cette époque la marche de la médecine judiciaire en France, d’après l’état de la législation, les idées scientifiques et philosophiques. La même évolution se retrouve dans les progrès de cette science en Allemagne ; on y reconnaîtra facilement l’influence et l’empreinte de l’esprit germanique avec ses qualités et ses défauts.

La constitution Caroline, en rendant nécessaire l’intervention du médecin dans certains cas déterminés, avait créé une organisation médicale judiciaire satisfaisante. Les jurés experts (viri probatae artis) furent choisis parmi des hommes compétents et d’une moralité reconnue ; leur rapports pouvaient être contrôlés par des collèges supérieurs; et, au XVIIIème siècle, de nombreuses publications ou des traités spéciaux rendaient compte des décisions des universités, des arrêts des tribunaux civils ou ecclésiastiques.

La médecine judiciaire germanique, naturellement mystique, fut le dernier refuge des idées superstitieuses, dont l’esprit philosophique des encyclopédistes et savants français devait montrer le ridicule ou le danger. C’est ainsi qu’en 1599, l’Allemand André Libavius publiait un livre : De cruentatione cadaverum, pour expliquer comment les blessures saignent en présence de l’assassin, et cette opinion eut cours dans ce pays jusqu’au XVIIIème siècle. Quelques années avant, Jean Wier avait fait un long récit de toutes les influences surnaturelles : De praestigiis daemonum. Au XVIIIème siècle, en 1711, Valentinus, dans ses Pandectes médicolégales, s’occupe des signes de sorcellerie, décrit le sabbat et montre tout ce que le diable a le pouvoir d’y faire. Frédéric Hoffmann étudie des questions semblables : De potentia diaboli in corpore. La science était en rapport avec les idées du pays. De 1730 à 1735, il y eut en Allemagne une véritable épidémie de vampirisme. En 1762, la ville de Glaris offrit le triste spectacle d’une sorcière condamnée au bûcher.

En 1781, Plenck, dans ses Elementa medicinae et chirurgiae forensis, donne les signes médico-légaux de la démonie et de la magie, et ce livre a eu une troisième édition en 1802.

Citons encore les noms de Hernigk, Aman, Welsch, Schisch, Suewus, Settmann, Behreus ; c’est en Allemagne que Swammerdam étudia en 1667 le surnagement et qu’en 1682 Schreger inventa la docimasie pulmonaire hydrostatique.

En résumé, pendant cette seconde période, période métaphysique ou de transition, la législation s’est de plus en plus perfectionnée. L’administration de la justice a toujours été sous la dépendance des idées philosophiques du temps. Féroce avec les barbares, mystique et naïvement cruelle avec le droit canonique, elle est humanisée peu à peu par la monarchie jusqu’au moment de la proclamation des droits de l’homme et de l’égalité de tous devant la loi. La médecine judiciaire a suivi cette évolution; son intervention a été reconnue de plus en plus nécessaire. Les jurisconsultes d’alors avaient une instruction littéraire aussi complète que leur religion était sincère et leur foi profonde, mais ils manquaient absolument de toute étude scientifique, dont les éloignait d’ailleurs la tendance même de leur esprit. C’est ce qui explique l’ardeur et le succès qu’ils ont apportés dans l’étude du droit civil, et l’abandon qu’a eu à subir le droit criminel. La médecine judiciaire s’en est ressentie et les experts médicaux de cette époque n’ont été remarquables ni par leur talent ni par leur honorabilité.

Nous voici à la troisième période, à la période positive. Tous les travaux qui vont se produire sont marqués au coin du nouvel esprit scientifique : on ne s’occupe pas des causes d’un phénomène, mais on recherche les lois suivant lesquelles il se produit. Ce mouvement se passe entièrement en France.

En 1750, Lecat fait des recherches sur la combustion spontanée, Lorry discute les questions de survie. En 1765, les naissances tardives sont étudiées par Bertin, Lebas, Astruc, Bouvard. Louis prouve l’indulgence coupable des tribunaux déclarant légitimes les naissances de douze et même treize mois. En même temps Bruhier et Louis montrent l’incertitude des signes de la mort et leurs études causent une émotion générale. Les travaux de Louis surtout eurent un grand retentissement; par les caractères qu’il donne de la pendaison il contribue à réhabiliter la mémoire de Calas, et ses importants rapports relèvent des erreurs judiciaires dans les causes de Monbailly, Syrven, Baronnet. Il enseigne d’ailleurs la science dans son cours public de Saint-Corne.

Il convient de nommer après Louis son contradicteur Philippe. Leurs polémiques dans l’affaire Calas ne contribuèrent pas peu à éclaircir la pathogénie des diverses sortes d’asphyxie. L’Anglais R. Mead donna aussi en ces matières une note personnelle, dont il est nécessaire de tenir compte, ne fût-ce que parce qu’elles passionnèrent le monde scientifique et le grand public de l’époque.

En 1770, Lafosse étudie les phénomènes cadavériques, et en 1783, Chaussier, dans un mémoire resté célèbre, montre toute l’importance de la médecine légale. En même temps l’Assemblée constituante changeait la législation criminelle, et proclamait indispensable l’appréciation de tous les faits matériels. La médecine judiciaire allait être appelée à rendre de grands services. Cependant les événements politiques devaient arrêter celle-ci dans son développement. En 1792, on abolit les universités et les grades qu’elles conféraient, la liberté de la médecine devint complète. Les écoles de médecine furent désorganisées, il n’existait plus de corporations ni de privilèges pour ceux qui se livraient à l’art de guérir. On vit, dit Marc (Manuel d’autopsie cadavérique de Rose, 1808, préface), des individus absolument ignorants, sans aucune instruction, suivre les armées et les hôpitaux, y prendre une teinte des opérations les plus routinières de la petite chirurgie, puis rentrer dans leurs foyers avec le titre atrocement ironique d’officiers de santé. Ce sont eux que les tribunaux employèrent de préférence pendant le cours de la Révolution. On comprend quel discrédit ils durent jeter sur notre profession. Quand le calme fut établi, les codes nouveaux ne tardèrent pas à paraître. La médecine judiciaire ne fut pas créée, mais le principe de l’expertise se trouvait posé par l’article 43 du code d’instruction criminelle, et par l’article 27 de la loi du 19 ventôse an XI, qui réservait aux médecins régulièrement reçus les fonctions d’experts devant les tribunaux.

L’enseignement de la médecine légale fut installé dans les nouvelles facultés. Mahon à Paris, Prunelle à Montpellier, Fodéré à Strasbourg développèrent avec éclat cette science dans leurs cours ou dans leurs publications.

Les ouvrages se succédèrent alors et formèrent bientôt un véritable corps de doctrine, grâce aux travaux ou expériences de Sue, Chaussier, Marc, Orfila, Devergié, Adelon... de Tardieu et de notre excellent maître G. Tourdes. Les travaux de ces savants ont fait de la médecine légale, cette science du bon sens pratique, une science toute française. On peut en donner comme preuve l’opinion de nos voisins, que l’on ne peut guère suspecter de bienveillance ou d’impartialité à notre égard. Krahmer, médecin allemand, « déclare que notre méthode d’observation lui paraît plus scientifique ; beaucoup d’états du corps humain, qui ont de l’intérêt en médecine légale, ont été mieux étudiés dans ces derniers temps par les médecins de cette nation ; ils ont enrichi le domaine de la pratique ; les signes de la mort, la marche de la putréfaction, les caractères de l’identité, les effets des instruments vulnérants, les causes de la mort, l’appréciation des lésions de l’intelligence, tels sont les points qui ont surtout été éclairés par les médecins français ».

Signe de fin