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DE LA PRESCRIPTION PÉNALE
EN GÉNÉRAL

R. GARRAUD, Traité de droit pénal français
( 3e éd. Paris 1914, T II p. 541 n°723 )

723. - On sait que le droit civil reconnaît et organise deux sortes de prescriptions : la prescription à l’effet d’acquérir (usucapion), la prescription à l’effet d’être libéré (prescription proprement dite). Mais, en droit pénal, toute prescription est extinctive ou libératoire. Les droits sociaux, que la prescription pénale a pour objet et pour effet d’éteindre, sont, ou bien les droits d’action qui prennent naissance dans l’infraction, ou bien les droits d’exécution. qui prennent naissance dans la condamnation, c’est-à-dire les manifestations juridiques de l’exercice du droit de punir. Par suite, la prescription constitue un mode d’extinction commun au droit de poursuite des infractions et au droit d’exécution des condamnations pénales. Il y a identité, à ce point de vue, dans son concept et dans sa nature, car l’effet de la prescription est toujours de paralyser ou plutôt d’éteindre l’action sociale tendant à la répression d’un délit, sous la double forme dans laquelle elle s’exerce, la poursuite et la condamnation.

La prescription, en matière criminelle, produit donc, quand elle éteint l’action publique, des effets analogues à ceux de l’amnistie, et, quand elle met obstacle à l’exécution de la condamnation, des effets analogues à ceux de la grâce. Et ces effets ont leur cause, non dans un acte spécial du pouvoir social, collectif (amnistie) ou individuel (grâce), oubliant le délit ou pardonnant au délinquant, mais dans le laps de temps qui s’est écoulé depuis que l’infraction a été commise ou depuis que la condamnation est devenue exécutoire. Ainsi, par cela seul qu’un inculpé ou un condamné a possédé l’impunité pendant un certain temps, cette impunité lui demeure irrévocablement acquise. Comment justifier cette puissance du temps sur l’infraction ou sur la condamnation ou plutôt sur le droit et le devoir de l’État de maintenir l’ordre public par la répression ? Car il ne s’agit pas seulement de constater, quand on recherche quel est le fondement de la prescription pénale, cette force mystique du temps, productrice ou destructive du droit ; il s’agit de savoir si la réalisation du but que se propose l’État, en poursuivant et en punissant-les coupables, peut être atteinte lorsqu’un long temps s’est écoulé, sans poursuite ou sans exécution, depuis l’infraction ou depuis la condamnation. C’est sur ce terrain qu’il faut placer la question.

Le fondement de la prescription pénale est évidemment le même que celui du droit social de punir : la société ne poursuit que pour rétablir l’ordre et maintenir la sécurité publique, elle ne poursuit pas en vue de l’expiation.

Or, le châtiment trop éloigné du délit ou de la condamnation, devenant inutile, puisque le souvenir du fait coupable est effacé et que le besoin de l’exemple a disparu, le devoir et même le droit de punir cessent d’exister pour la société. C’est donc l’oubli présumé de la condamnation prononcée qui le libère des conséquences de la condamnation. La cessation de la raison de punir légitime et explique ainsi, et la prescription de l’action publique, et la prescription de la peine, car l’oubli supprime la nécessité et, par suite, la légitimité de la répression. Cette présomption d’oubli est fondée, comme toutes les présomptions, sur l’observation des faits habituels : c’est, en même temps, une présomption invincible (juris et de jure) parce que la loi l’a établie dans un but élevé d’utilité sociale.

724. - La prescription pénale, étant fondée sur l’intérêt de la société et non sur l’intérêt de l’inculpé ou dit condamné, est d’ordre public. Ce caractère lui est, du reste, commun avec toutes les autres causes extinctives de l’action publique ou de la peine ; ou ne le fait particulièrement remarquer que parce que la prescription pénale diffère essentiellement, en ce point de la prescription civile, qui a été organisée, avant tout, dans l’intérêt du possesseur ou du débiteur et pour consolider et régulariser un état de fait qui devient un état de droit. Il suit de là que la prescription pénale est acquise à l’inculpé ou au condamné de plein droit, à son insu et malgré lui. Ce principe est fécond en conséquences.

a) D’abord, l’inculpé ou le condamné ne peut renoncer à la prescription acquise, et demander, soit à être jugé, soit à être puni. Pour qu’un tribunal puisse acquitter ou condamner, il faut qu’il soit en droit d’examiner la culpabilité. Mais la prescription qui couvre la poursuite lui interdit de le faire. L’article 64l du Code d’instruction crimi­nelle contient une application de cette règle, lorsqu’il décide que, en aucun cas, les condamnés par défaut ou par contumace dont la peine est prescrite, ne pourront être admis à se présenter pour purger le défaut ou la contumace.

b) La prescription acquise doit être suppléée d’office, soif par les juridictions d’instruction ou de jugement chargées d’examiner la recevabilité de l’action publique, soit par les magistrats chargés de faire exécuter les condamnations contradictoires ou par défaut, soit enfin par les jugés, dans le cas où le condamné .par contumace est arrêté ou se représente.

c) Enfin, le moyen de défense tiré de la prescription peut être opposé en tout état de cause, devant les juridictions d’instruction et les juridictions de jugement, en première instance et en appel, et même, pour la première fois, devant la Cour de cassation.

Dans notre droit, le fondement de la prescription pénale est bien l’oubli présumé de l’infraction ou de la condamnation, et le législateur a tiré deux conséquences principales de ce point de vue dans les articles 635 à 643 du Code d’instruction criminelle, qui contiennent son système sur la prescription :

l° Le souvenir du fait coupable et le besoin de la répression se conservant plus longtemps à l’égard des grands crimes qu’à l’égard des délits inférieurs, la durée de la prescription pénale est plus ou moins longue suivant le plus ou moins de gravité des infractions ou des condamnations.

2° De plus, comme la sentence définitive a assuré la preuve et fixé le souvenir de l’infraction, la prescription de la peine est plus longue que celle de l’action. Elle est ordinairement du double.

 


NOTE

La prescription a rencontré de nombreux adversaires à la fin du dernier siècle et au commencement de ce siècle (V. particulièrement : Beccaria, § 13 ; Bentham, Traité de législation, t. II p. 147). Pour justifier la prescription, il y a des arguments aujourd’hui jugés et condamnés :

1° Au premier rang, la théorie surannée qui prétend baser la prescription sur le repentir présumé du coupable. D’une part, la majorité des coupables ne se repentent pas et ne s’amendent pas par l’effet du temps. D’autre part, dans ce système, la prescription des contraventions reste inexpliquée.

2° La prescription serait l’équivalent de la peine, à raison du remords qui agite le coupable et des angoisses qui tourmentent sa vie (l’insomnie de vingt ans). Ce motif, le seul qui était donné dans les travaux préparatoires du Code d’instruction criminelle, supposerait d’abord la perpétration d’un grand crime; il supposerait également la preuve de l’existence du remords de la part de celui qui invoque la prescription. V. Ortolan, T.II n° 1853 ; Haus, t. II n°1319. La conséquence de cette idée fausse, c’est l’interruption de la prescription qu’admettent quelques législations, par l’effet d’un nouveau délit. Garofalo (La criminologie, p. 375), tout en repoussant absolument la prescription pour les délits des çriminels-nés, forcément incorrigibles, l’admet pour les délinquants moins foncièrement pervertis, mais sous la condition qu’ils auront donné, pendant le délai, des preuves positives de régénération morale. Cette théorie est celle de l’école positiviste italienne.

3° On a fait remarquer également que le temps, en amenant 1e dépérissement des preuves, rendait la répression tellement incertaine que mieux valait fermer les yeux sur le délit. Binding (Handbuch, p. 311) a mis cette idée en relief dans les termes suivants : «  L’exercice du devoir de punir n’est plus possible au bout d’un certain temps, parce que le jugement ne peut être rendu avec certitude. C’est donc le droit de prononcer un jugement de condamnation que la prescription frappe en première ligne et le droit de punir n’est atteint que par contrecoup ». Mais ce motif ne peut évidemment rendre compte de la prescription de la peine, celle-ci résultant d’une condamnation écrite, dont il reste trace. 1l ne peut également justifier les prescriptions qui s’accomplissent par un bref délai et qui sont les plus fréquentes. Tout au plus, faut-il reconnaître que les difficultés de recueillir les preuves du délit au bout d’un certain temps doivent exercer une influence sur les délais de la prescription.

4° Le système de Heinze (Handbuch, t. II p. 609 et suiv.) n’est pas non plus suffisant : « Le droit domine le fait, dit cet auteur. S’il y a conflit entre eux, c’est au premier que doit appartenir la victoire : or, cette collision est flagrante lorsque certains actes, punissables en droit, demeurent impunis en fait pendant un certain temps. Le seul moyen de trancher le conflit, de manière à assurer la prépondérance du droit, c’est la .reconnaissance juridique du fait accompli ». La montagne n’allant pas vers Mahomet, c’est Mahomet qui va vers la montagne.

- La seule raison de la prescription nous parait être celle qui est tirée des bases mêmes du droit de punir. Le châtiment doit frapper le coupable à l’époque où l’infraction a été commise et connue ; une peine, appliquée longtemps après, ne serait plus efficace. Ce motif ne permet pas, comme on a voulu le faire dans quelques législations, d’admettre la prescription de l’action, tout en déclarant les peines imprescriptibles. Cette distinction entre la prescription de la peine et la prescription de l’action ne serait exacte que si la prescription était fondée sur le dépérissement des preuves après un certain temps.

- Tarde (Philosophie pénale, p.131) fait reposer la prescription sur l’identité personnelle qui se modifie avec le temps. Cette explication, trop ingénieuse, conduirait à cette conséquence qu’au bout d’un certain temps, l’exécution même du châtiment devrait cesser.

Signe de fin