Page d'accueil  >  Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Le procès pénal > Les suites du jugement > A. Morin, L’amnistie selon la science criminelle

L’AMNISTIE
( selon la science criminelle )

Extrait du « Répertoire de droit criminel »
de Achille MORIN (Paris 1850)

Contrairement à la grâce qui relève du Chef de l’État,
l’amnistie relève du pouvoir législatif.

Dans sa conception pure, il s’agit d’une mesure exceptionnelle
qui tend à rétablir la paix sociale après une période de troubles.
Par suite elle présente un caractère d’ordre public ;
et les faits délictueux passés qu’elle vise
sont réputés ne jamais être tombés sous le coup de la loi pénale.

AMNISTIE — Ce mot vient du grec amnestia, qui veut dire oubli du passé.

1 - L’histoire politique de tous les peuples offre de nombreux exemples d’amnisties générales, accordées après de graves dissensions pour ramener la concorde, en donnant aux coupables un généreux pardon ; car il est des temps où l’intérêt social, ordinairement inflexible, exige lui-même que la justice fasse place à la clémence.

À la chute des trente tyrans d’Athènes, Thrasybule, signalant sa victoire par la modération, fit décréter une amnistie qui empêcha les représailles et sauva la République. Après la mort de César, Cicéron, voyant le peuple romain partagé en deux factions et lui rappelant tette mesure politique mémorable, proposa une amnistie générale qui devait faire cesser les querelles intestines ; et la loi romaine admit différentes espèces d’amnisties pour éteindre les accusations ou condamnations, selon les circonstances. En France, à la suite des guerres civiles qui troublèrent plusieurs fois le royaume, il y eut des amnisties véritables, sous le nom de lettres d’abolition, notamment en faveur de certaines villes, provinces ou communautés ; p.ex. celle du 10 août 1358, accordée à la ville de Paris ; celle du 15 décembre 1372, donnée aux habitants du Poitou ; celle de février 1914, en faveur des partisans du duc de Bourgogne ; celles de 1419 et 1448, données à des rebelles et aux habitants du Périgord ; celles de 1513, 1556, 1560, 1612, 1754, 1756, 1771, accordées pour différents crimes politiques ; et celle de 1749, donnée aux ouvriers de Lyon pour des faits analogues à ceux qui se sont produits en 1832 dans cette grande cité manufacturière (Voyez : Recueil Isambert à ces dates).

Depuis la révolution de 1789, quoique l'Assemblée constituante eût interdit les lettres d'abolition, pour tout crime justiciable du jury (Code pénal de 1791, Tit. 7, art. 13), les abolitions générales ou amnisties demeurèrent au pouvoir du législateur. Il en fut accordé par la Constituante elle-même, par la Convention nationale, sous le Directoire et sous le Consulat (14-15 septembre 1791, 30 septembre 1791, 18 janvier 1792, 3-11 sept. 1792, 11 février 1793, 12 frimaire an III, 4 brumaire an IV, 8 fructidor an IV, 25 pluviôse an VI, 14 ventôse et 25 thermidor an VIII).

L'Empire, la Restauration et la monarchie de juillet, eurent aussi de nombreuses amnisties, en faveur des départements de l’Ouest, des Français qui avaient porté les armes contre la France, des réfractaires, de tous ceux qui avaient pris part à des actes de rébellion, des condamnés pour délits politiques ou de presse, etc., (13 prairial an XII, 25 mars et 24 avril 1810, 23 et 26 avril 1814, 13 janvier 1815, 12 janvier et 19 juin 1816, 13 août 1817, 28 mai 1825, 25 et 26 août 1830, 8 mai 1837 et 30 avril 1840). Il a même été accordé des amnisties pour délits forestiers et pour infractions au service de la garde nationale (8 novembre 1830, 13 juillet 1831, 22 juillet et 19 septembre 1835, 1er et 30 mai 1837, 16 mai et 5 août 1837, 12 décembre 1838, 20 mai et 31 juillet 1839, 30 avril et 16 août 1840). Enfin, depuis l’avènement de la République actuelle, des amnisties ont été décrétées pour délits de presse, pour délits militaires, et en faveur des détenus politiques (29 février 1848, 7 mars 1848, 19 avril 1848, 1er et 5 mai 1848).

2 - Trois espèces d'abolitions étaient reconnues par la loi romaine. Il y avait l'abolition publique, qui intervenait ob diem insignem, aut publicam gratulationem, vel ob rem prospere gestam ; elle se décrétait par un sénatus-consulte et effaçait entièrement le crime, lorsqu'elle était réputée indulgentia perfecta ; mais elle n'enlevait pas toujours la tache d'infamie, et même elle ne pouvait rien pour les crimes de lèse-majesté, de haute trahison, de péculat et de délation. L’abolition privée avait pour but de faire remise à l'accusateur, de la peine qu'il encourrait pour accusation fausse : elle s’accordait par le juge, actore postulante, lorsqu'il lui était démontré que l'accusation avait été intentée par erreur, sans réflexion ou par emportement ; mais elle pouvait être refusée, et même elle devait l'être dans certains cas…Enfin, Il y avait abolition légale, ex lege abolitio, lorsque la mort de l’accusateur ou toute autre cause analogue venait mettre obstacle au jugement de l’accusation : accusatore mortuo, vel ex justa causa impedito quominus accusare possit.

La distinction était différente, dans l’ancien droit français. On distinguait les lettres d’abolilion, des lettres de rémission et des lettres de pardon. Les premières étaient, comme les autres, des lettres de grâce, lorsqu’elles s’accordaient pour un crime déterminé, en faveur de tels individus désignés ; elles ne différaient de celles-ci qu’en ce qu’elles étaient interdites pour crimes irrémissibles, et en ce qu’il leur fallait certaines solennités : l’abus qui en fut fait motiva des représentations, et, par suite, des ordonnances les déclarant nulles et de nul effet (Pothier, Procédure criminelle p. 410 et s.; Jousse, Rousseau de la Combe, Muyart de Vouglans). Mais les lettres d’abolition constituaient amnistie, lorsqu’elles étaient accordées à une province, à une ville, à une communauté ou bien à une classe d’individus, pour fait ou crime commis contre l’autorité du roi. C’était un pardon général, emportant oubli du passé, dit Muyart de Vouglans (Institutes au droit criminel, p.104). L’abolition était obligatoire et n’exigeait que la publication de l’édit avec enregistrement au parlement, ajoute Rousseau de la Combe (Mat. crim., chap. 14, n° 22). Elle s’étendait même jusqu’aux coupables qui étaient morts en combattant ou en faisant quelque autre acte hostile, suivant ce que rapporte Jousse (Traité de la Justice criminelle, T.2, p.409).

Notre législation moderne, distinguant l’amnistie de la grâce, n’a point déterminé les conditions et les effets de cette mesure politique. On trouve bien au Bulletin des lois quelques actes législatifs et arrêtés du pouvoir exécutif expliquant des amnisties précédentes ; mais ils se bornaient à une interprétation spéciale (7 frimaire an IV, 14 frimaire an V, etc.). L’acte additionnel aux constitutions de l’Empire, du 22 avril 1815, mit le droit d’amnistie, comme le droit de grâce, dans les attributions du pouvoir impérial, et il s’abstint complètement de le définir. La Constitution de 1848 (art. 55) réserve au pouvoir législatif le droit d’amnistie ; mais aucune définition, jusqu’ici, n’a été donnée par une loi quelconque.

3 - La définition, en droit romain, était celle-ci : Abolitio est deletio, oblivio vel extinctio accusationis (Paul, « Sentences » L.5, T.17) ; mais cela comprenait deux au moins des trois espèces d’abolitions. Quant aux effets de l’abolition générale, appelée aussi indulgentia, ils étaient ainsi précisés : Indulgentia crimina extinxit ; indulgentia, quos liberat, notat : nec infamiam criminis tollit, sed poenae gratiam facit.

«  En France, disait M. Legraverend, on a publié fréquemment des actes d’amnistie et d’abolition, sans que la distinction entre ces deux espèces de pardon puisse être exactement aperçue et tracée. On peut remarquer seulement que les effets de l’amnistie ont toujours été plus étendus qu’à Rome, et qu’elle soustrait les coupables à l’infamie, en même temps qu’elle abolit les poursuites ». Suivant cet auteur, l’amnistie doit être définie : « Un acte du souverain, qui couvre du voile éternel de l’oubli certains crimes, certains délits, certains attentats spécialement désignés, et qui ne permet plus aux tribunaux d’exercer aucunes poursuites contre ceux qui s’en sont rendus coupables ».

Les auteurs du « Nouveau Desizart » et M. Mangin ont adopté cette autre définition, plus complète : « L’acte par lequel le prince défend de faire ou de continuer aucunes poursuites ou bien d’exécuter des condamnations contre plusieurs personnes coupables, désignées seulement par le genre de délit qu’elles ont commis ». Nous préférons celle-ci, donnée par M. Dupin aîné dans l’Encyclopédie du droit (v° Amnistie), en ce qu’elle présente les caractères certains de l’amnistie, sans préjuger aucune des questions dont la solution ne saurait être invariable : « L’amnistie est un acte pouvoir souverain, dont l’objet est d’effacer et de faire oublier un crime ou un délit ».

4 - On voit quelles différences existent entre l’amnistie et la grâce proprement dite, nuances qui ont été si bien esquissées dans ces mots : « Amnistie, c’est abolition et oubli ; grâce, ce n’est que pitié et pardon... La grâce s’accorde à celui qui a été certainement coupable ; l’amnistie à ceux qui ont pu l’être » (Peyronnet, « Pensées d’un prisonnier, chap. 14).

Les effets de l’amnistie et de la grâce différent donc, en ce que celui de la grâce est limité à la remise de tout ou partie d’une peine prononcée, la condamnation subsistant au reste ; tandis que l’amnistie emporte abolition absolue des délits, des poursuites et des condamnations, tellement que le fait criminel est, sauf l’action civile des tiers, comme s’il n’avait jamais existé (voir infra n° 14-16).

L’application des deux mesures en question doit différer également. Ainsi, la grâce est toujours individuelle ; elle ne peut venir qu’après le jugement, car le pouvoir exécutif, en vertu de son droit de grâce, ne pourrait suspendre ou arrêter les poursuites commandées par la loi. L’amnistie, au contraire, par cela qu’elle repose sur l’intérêt public, peut venir avant le jugement comme après, et même avant toute poursuite ; mais s’il est permis de la limiter à une classe de prévenus ou accusés, elle ne saurait être purement individuelle comme l’était autrefois l’abolition particulière.

Notre organisation constitutionnelle ne comporte plus aucunes lettres d’abolition : on sait quelles critiques ont été dirigées contre celles qui furent délivrées pour la dernière fois en 1814, et contre l’acte du gouvernement qui, en 1837, enleva au jugement du pays le chef d’une conspiration, si souvent rappelée dans ces derniers temps (Moniteur 20 janvier 1837). L’amnistie limitée, surtout avant jugement, ne doit donc désigner les individus auxquels elle s’appliquera que par le genre de délit dont elle veut effacer le souvenir ; sauf à exclure, comme l’ont fait les amnisties de 1814, 1816 et 1817, la classe d’individus qui en est jugée indigne, par exemple ceux qui sont déjà traduits en jugement ou repris de justice, ou ceux qui ont commis certaines rigueurs.

5 - Le droit d’amnistie appartient-il au prince, dans une monarchie constitutionnelle ? Cette question est fort controversée … Elle a été l’objet d’une intéressante discussion à la Chambre des députés, séances des 29 et 30 décembre 1834, 3 janvier et 18 mars 1835 et 19 janvier 1837 (Moniteur du lendemain).

En résumant et complétant l’argumentation qui tend à dénier au monarque le droit d’amnistie, on pouvait dire : — Dans l’ancienne jurisprudence, l’amnistie était réputée acte législatif. Aussi, les lettres d’abolition, soit générale, soit particulière, devaient-elles être scellées à la Grande chancellerie (ordonnance de 1670, T.16, art.5); tandis que les lettres de rémission et de pardon étaient expédiées dans les Cours de parlement (déclaration du 22 novembre 1683). —Aucune constitution, depuis 1789, n’a attribué au pouvoir exécutif le droit d’amnistie. Le Code pénal de 1791, 1e Partie, T.7, art.13, avait aboli « l’usage de tous actes tendant à empêcher ou suspendre l’exercice de la justice criminelle, l’usage des lettres de grâce, de rémission, d’abolition, de pardon et de commutation de peine ». Le sénatus-consulte du 16 thermidor an X, dans son article 16, n’a conféré au premier consul que « le droit de faire grâce », ce qui ne comprenait pas le droit d’amnistie, essentiellement différent par ses effets comme dans le langage de la loi. Si dans l’acte additionnel aux constitutions de l’empire, qui fut soumis au peuple le 22 avril 1815, Napoléon stipula ce droit par l’article 57, c’est qu’il savait qu’une telle prérogative avait besoin d’âtre conférée pour exister. En reconnaissant au roi « le droit de faire grâce et celui de commuer les peines », en même temps qu’elle lui interdisait de jamais suspendre les lois ni dispenser de leur exécution, la Charte de 1830, comme celle de 1814, réservait suffisamment au pouvoir législatif le droit d’amnistie, qui est la substitution d’une volonté d’oubli à la volonté répressive de la loi méconnue. Une simple ordonnance, d’ailleurs, ne saurait avoir, au même degré qu’une loi, l’autorité nécessaire pour commander à tous l’oubli du passé.

On a répondu : — Le droit de grâce, qui est une prérogative de la souveraineté, comprend tous les actes de pardon, et conséquemment l’amnistie ; de quelque manière qu’il s’exerce, il ne saurait être soumis au contrôle des autres pouvoirs de l’État. Le but de l’amnistie, qui est de jeter un voile d’oubli sur des erreurs commises, ne serait jamais atteint, s’il fallait l’approbation d’assemblées délibérantes. Le moment opportun échapperait souvent, s’il y avait nécessité de convoquer ad hoc les chambres législatives. Le prince seul peut discerner quand et comment il convient d’imposer l’oubli ; lui seul est convenablement placé pour servir de modérateur entre les partis ; il faut bien aussi lui permettre de manifester sa clémence, dans des occasions solennelles. Son droit s’est toujours exercé, sous la responsabilité ministérielle, sans accusation d’excès de pouvoir : témoin les ordonnances d’amnistie de 1817, 1820, 1828, 1825, 1880, etc. ; sans qu’on puisse objecter l’amnistie législative de 1816, lors de la discussion de laquelle, à la Chambre des pairs, il fut proclamé que le droit d’amnistie était essentiellement inhérent à la couronne (Moniteur du 18 janvier). C’est ainsi qu’a toujours été entendue, exécutée par la jurisprudence elle-même, la disposition de la Charte constitutionnelle sur le droit de grâce ; Voyez les arrêts de la Cour de cassation des 16 et 19 juillet 1839. Bien plus, on a accordé toute la valeur et les effets d’une ordonnance d’amnistie à la proclamation du commandant militaire d’une contrée en état de siége, promettant l’oubli aux habitants égarés qui remettraient leurs armes (V. Cass. 6 juill. 1883).

6 - Dans les républiques démocratiques, le droit d’amnistie est naturellement un attribut de la souveraineté populaire. Mais par quel pouvoir et comment doit-il s’exercer ? Des historiens ont supposé que l’amnistie, attribuée à Thrasybule, était une œuvre de sa seule volonté ; mais il est attesté par d’autres, et bien plus vraisemblable, que la loi fut seulement proposée par lui, que les Athéniens l’adoptèrent par acclamation. Sous la république romaine, l’amnistie devait être proposée au peuple assemblé, ainsi qu’on le voit par une proposition que fit Cicéron après la mort de César.

En France, sous la Constitution de 1793, les amnisties furent décrétées par la Convention nationale ; s’il y eut délégation de pouvoir aux comités de législation et de sûreté générale, c’était seulement pour l’application aux individus de l’amnistie législativement accordée (Lois des 10 et 28 mars 1793, 29 nivôse et 12 frimaire an III). Sous la Constitution de l’an III, les amnisties étaient déclarées par le pouvoir législatif ; mais le Directoire exécutif intervenait pour en faire l’application, et parfois il les étendait, ou les limitait. Sous la Constitution de l’an VIII, les consuls s’attribuèrent le droit d’amnistie, ainsi qu’on le voit notamment par un arrêté du 7 nivôse an VIII, portant : « Une amnistie entière et absolue est accordée aux habitants des départements de l’ouest pour tous les événements passés, sans que ceux qui ont pris part aux troubles puissent, en aucun cas, être recherchés ni poursuivis à raison de ce ».

La Constitution de 1848 avait à déterminer les pouvoirs qui existeraient, pour le droit d’amnistie, et le mode d’exercice de ce droit. Le projet de la commission disait simplement : « Les amnisties ne peuvent être accordées que par une loi. » Voulant empêcher les abus ou inconvénients qu’il trouvait dans les propositions d’amnistie émanées de l’initiative qui appartient à tout représentant, M. Aylies demanda par amendement qu’on ajoutât : « Sur la proposition du président de la République ». Il se fondait sur les raisons suivantes : L’amnistie est un acte de haute politique, pour lequel l’Assemblée et le pouvoir exécutif doivent être associés, comme pour la ratification des traités et les déclarations de guerre ; les questions d’amnistie sont délicates et susceptibles de soulever des débats irritants ; l’initiative individuelle n’aurait aucun avantage et présenterait de graves inconvénients, car elle pourrait incessamment réveiller les passions politiques et ferait encourir au gouvernement la défaveur du rejet d’une proposition qu’il croirait devoir repousser. Cet amendement a été combattu par M. Dupin aîné, parlant au nom de la commission, qui a reconnu que l’initiative pouvait parfois être abusive, mais qui a démontré que les inconvénients étaient les mêmes pour beaucoup d’autres questions ; que le droit individuel était le droit de l’Assemblée elle-même ; qu’il n’y avait pas d’ailleurs analogie entre les ratifications de traités, pour lesquelles il fallait attendre une communication, et les amnisties, pouvant être demandées même avant jugement ; que le pouvoir laissé au président de la République de devancer l’Assemblée, en proposant l’amnistie, devait suffire à ses prérogatives. L’Assemblée constituante, rejetant l’amendement, a maintenu la rédaction de la commission ; l’article 55 de la Constitution, ainsi voté, a été entendu dans le sens qu’indiquait M. Dupin aîné, comme le prouvent plusieurs propositions d’amnistie faites et réitérées par quelques représentants (Voir Moniteur 12 octobre 1848, 25 et 26 octobre 1849).

Remarquons, au reste, que si la plupart des insurgés de juin ont été libérés par des actes émanés du gouvernement seul, c’est qu’il s’agissait, non d’amnistie, non pas même de grâces proprement dites, mais de mesures administratives, en ce que les insurgés déclarés transportables n’étaient pas des accusés ou condamnés dans toute la rigueur du mot.

7 - Une amnistie peut-elle s’appliquer à des faits qui ne sont perpétrés que dans l’intervalle de sa date à sa promulgation ? La négative a été jugée par arrêts de cassation des 7 frimaire et 28 germinal an VII, 16 mars 1819, 20 avril 1833, 2 décembre 1837, et 17 août 1838, 12 avril et 16 juillet 1839. Cette solution se fonde principalement sur ce que l’amnistie, étant un pardon, ne peut avoir en vue que les délits déjà commis lorsqu’elle est donnée ; qu’autrement , il y aurait impunité et même encouragement au délit pour tout le temps où, par d’autres voies que celle de la promulgation, elle aurait pu être connue des délinquants : la décision se justifie de plus en plus en raison de la rapidité progressive des communications.

Que si l’ordonnance ou la loi exprimait qu’elle remet les peines prononcées ou encourues jusqu’au jour de sa publication, il faudrait néanmoins l’entendre encore dans le sens ci-dessus, qui seul est compatible avec les principes, à défaut de disposition très expresse ; ainsi jugé par arrêt de cassation du 16 juillet 1839, émané des chambres réunies, puis par un arrêt de la Chambre criminelle, du 19, interprétant les ordonnances d’amnistie des 16 et 30 mai 1837.

Une amnistie, du reste, peut s’appliquer à ne fait commis le jour même de la signature de l’ordonnance, s’il est réputé antérieur (Rejet 12 avril 1839).

8 - L’amnistie peut-elle être conditionnelle ? Le souverain, dit M. Mangin, peut mettre aux amnisties qu’il accorde les restriction qu’il croit être dans l’intérêt de l’État et de la justice ; il peut excepter ceux qui ne rempliront pas dans tel délai telles ou telles conditions. C’est aussi l’opinion de M. Legraverend qui admet des amnisties conditionnelles. — Rappelons, en sens contraire, cette pensée d’un prisonnier : «  Que serait-ce, si la condition était prise dans l’ordre des peines ? Si légère que soit la peine, c’est néanmoins une peine mise à la place d’une autre … L’amnistie conditionnelle n’est qu’une commutation, grossièrement déguisée sous un titre dérisoire et faux » (voyez aussi Rauter, n° 868).

Néanmoins, un arrêt de la cour d’assises de la Seine, du 5 juin 1837, a tenu pour constitutionnelle une ordonnance d’amnistie par laquelle un individu condamné par contumace se trouvait placé sous la surveillance de la haute police sans pouvoir obtenir jugement. Puis, un arrêt de la Cour de cassation a déclaré la constitutionnalité de l’ordonnance d’amnistie du 8 mai, qui plaçait sous la surveillance de la haute police des condamnés dont la peine ne comportait pas cette surveillance (Rejet 1er septembre 1839).

Nul doute, au reste, que l’amnistie ne puisse être restreinte ou partielle, que le souverain qui raccorde n’ait le droit de maintenir une peine accessoire, telle que la surveillance ou la dégradation prononcée (V. infra, n° 16).

9 - Le bénéfice de l’amnistie peut-il être refusé ? Dans un arrêt du 25 novembre 1826, la Cour de cassation avait dit que l’amnistie était une faveur que des prévenus, qui soutiennent n’avoir commis aucun délit, sont libres de ne pas invoquer. Mais, depuis, une jurisprudence contraire a prévalu. Vainement le prévenu, accusé ou condamné, dirait-il qu’il lui importe de se justifier ou que son acquittement doit rétablir la concorde, car c’est précisément le but et tel doit être aussi l’effet de l’amnistie : en conséquence, est non recevable un pourvoi en cassation, dès que le fait qui en est l’objet se trouve amnistié (Cass. 10 juin 1831). Ainsi que le dit M. Hélie, sans doute il y a quelque chose d’injuste à ravir à un prévenu qui se croit innocent le droit de faire proclamer cette innocence. Mais l’amnistie est un acte politique, elle n’apparaît que lorsque de graves considérations sociales la réclament, et les intérêts privés doivent fléchir devant elle (Instruction criminelle, T.3, p.759).

10 - Le bénéfice accordé peut-il être retiré ? L’amnistie est un acte irrévocable, de même que tous les actes administratifs qui ont constitué des droits acquis. Si donc l’arrêt de cassation du 8 mars 1811, comme l’énonce un arrêtiste, et comme l’entend d’après lui M. Mangin, eût décidé que le décret d’amnistie du 25 mars 1810 avait pu être modifié par un décret postérieur, il y eût eu là une grave erreur. Mais il faut remarquer que l’arrêt se fonde sur ce que le délit, quoique antérieur au décret du 25 mars, n’était ni prévu ni remis par ce décret ; d’où l’arrêt a conclu que le souverain, qui avait pu ne pas amnistier ce délit, avait eu également le pouvoir d’autoriser, par un décret spécial, la poursuite de l’agent du gouvernement accusé d’avoir commis ce même délit.

Aussi a-t-il été reconnu par la Cour de cassation, qu’un prévenu ne pouvait être privé du bénéfice d’une amnistie, en raison d’une habitude vicieuse qui n’était pas formellement érigée en exception dans l’ordonnance même de l’amnistie (Cass. 27 février 1818).

11 - L’interprétation, en cas de difficulté d’application d’une amnistie, appartient aux tribunaux et non au pouvoir administratif. L’avis du conseil d’État du 23 juin 1810, qui expliquait dans un sens restrictif le décret d’amnistie du 25 mars, est un mauvais précédent, de même que la circulaire ministérielle que cite et approuve M. Legraverend. Le pouvoir judiciaire a toujours usé de ce droit ; voir notamment l’arrêt de la Cour de cassation, du 16 floréal an XI, et celui du 14 juin 1816, par lequel elle a interprété la proclamation de Cambrai. Si le pouvoir exécutif refusait l’application d’une amnistie à un condamné qui prétendrait qu’elle doit lui profiter, celui-ci pourrait par une requête saisir de sa réclamation le tribunal a quo, lequel aurait toute compétence (en ce sens : Legraverend).

En cas de doute sur le point de savoir si une amnistie, pour certains délits, s’applique ou non à tel délinquant, déjà condamné, l’interprétation doit être in favorem. Si la condamnation était encore réformable par voie d’opposition, d’appel ou de recours en cassation, à plus forte raison si elle était par contumace, l’amnistie prononcée en faveur des individus non condamnés devrait s’appliquer, dès qu’il y aurait réclamation dans les délais (arrêts de la Cour de cassation, des 16 floréal an XI, et 27 juillet 1832).

12 - Il doit y avoir une certaine identité entre le délit du réclamant et le délit amnistié.

Une amnistie, pour délits causés par la rareté des subsistances, peut bien être appliquée au vol de pains chez un boulanger par un malheureux, vu l’analogie (Cass. 27 février 1818).

Une amnistie, pour délits politiques, ne saurait s’appliquer à un délit de diffamation envers des gendarmes (Rejet 10 septembre 1830) ; ni au crime de rébellion, par plus de vingt personnes armées, contre la garde nationale et la gendarmerie (Rejet 9 décembre 1830). Mais elle s’applique aux cris séditieux (Cass. 18 mars 1831).

Généralement, les ordonnances d’amnistie, pour délits forestiers, ne s’appli–quent pas aux malversations commises par les adjudicataires de coupes et autres délits résultant de la violation d’un contrat (avis du Conseil d’État des 2 pluviôse an XI et 23 juin 1810 ; arrêts des 13 et 14 décembre 1810, 23 mai 1811, 4 août 1827, 31 mars 1832). On ne doit les appliquer non plus, ni aux délits dont l’adjudicataire est responsable pour ne les avoir pas fait constater et dénoncer (Cass. 7 avril 1827), ni aux coupes faites en délit par un bûcheron dans une forêt communale à la garde de laquelle il était préposé (Cass. 14 décembre 1810), ni enfin au délit résultant de l’établissement d’un atelier à la distance prohibée d’une forêt de l’État (Cass. 22 juin 1826). Les entrepreneurs de coupes usagères, assimilés aux adjudicataires par l’art. 82 du Code forestier, sont comme eux exclus du bénéfice de l’amnistie (Cass. 11 octobre 1839).

13 - L’amnistie d’un délit couvre-t-elle aussi les faits de complicité et les délits accessoires ? - Oui, quand ils ne tirent leur criminalité que du fait principal qui est amnistié : alors, le complice et le fait accessoire sont virtuellement compris dans l’amnistie, par cela seul qu’ils n’en sont pas expressément exclus.

Ainsi, les lois d’amnistie pour désertion à l’intérieur s’appliquaient au déserteur qui avait résisté avec violence à la gendarmerie (Cass. 26 juillet 1811), au complice qui avait commis un faux pour favoriser la désertion (Cass. 6 janvier 1809, 4 mai et 19 juillet 1810, 10 octobre 1822). Mais elles n’étaient applicables, ni à l’officier de l’état civil qui avait commis un pareil faux, ni aux gendarmes qui avaient négligé de verbaliser, parce que c’étaient des crimes ou délits indépendants et préjudi­ciables à des tiers (Cass. 4 mai 1810, 19 juillet 1810 et 29 février 1812).

De même, une amnistie en matière de conscription a pu couvrir un crime de meurtre commis sur un agent de la force publique, agissant pour l’exécution des lois sur la conscription militaire (Cass. 10 avril 1815), mais non un délit d’escroquerie, commis en matière de conscription, parce que c’est un délit à part (Cass. 6 mars 1812).

Enfin, une amnistie pour crimes politiques a pu s’appliquer aussi, en raison des circonstances, à des tentatives de meurtre commises dans un mouvement populaire (Cass. 8 février 1817).

14 - L’amnistie effaçant jusqu’au souvenir de la condamnation, un délit postérieur ne peut donner lieu à l’application des peines de la récidive (Cass. 13 messidor an IV, 11 juin 1825, 21 septembre 1828 et 7 mars 1844) ; et cela, à la différence des délits commis après la grâce (décret du 7 mars 1808), après la prescription de la condamnation (Rejet 10 février 1820), ou après la réhabilitation (Cass. 6 février 1823).

De même, relativement au service de la garde nationale, celui des manquements réitérés qui s’est trouvé amnistié dans l’intervalle, disparaît, qu’il s’agisse de la compétence ou de la pénalité (Rejet 27 juillet 1832, 30 mars 1833, 19 juillet 1839). Il en doit être ainsi de tous les délits collectifs, qui n’existent que par la réitération d’un même fait. Mais un délit successif ou permanent, qui se continuerait depuis l’amnistie, serait punissable : ainsi jugé, quant à un délit de défrichement (Cass. du 20 octobre 1823).

15 - L’amnistie ne préjudicie jamais aux droits des tiers, qu’il y ait ou non une réserve exprimée. Suivant M. Legraverend, qui invoque dans ce sens un arrêt du Parlement de Paris, du 8 mars 1659, et la loi du 12 août 1798, l’amnistie éteint en général les actions civiles résultant des faits qu’elle a couverts, parce que, dit-il, ces actions perpétueraient des souvenirs, entretiendraient des haines et renouvelleraient peut-être des troubles que le souverain a voulu éteindre. Cette opinion est réfutée par M. Mangin, qui dit qu’une loi seule, si de tels dangers existaient, pourrait interdire l’exercice de l’action civile. Ajoutons que le législateur lui-même ne devrait pas le faire, à moins qu’il ne réparât justement le préjudice causé. Telle est la doctrine de M. Rauter, et de M. Hélie (Instruction criminelle T.3, p.772). Tel est aussi l’esprit de la jurisprudence moderne (arrêts de la Cour de cassation des 8 février 1817, 21 octobre 1830, 19 septembre 1832, 9 mai 1848 et 9 février 1849).

L’amnistie ne fait même pas obstacle à l’action engagée pour contravention de police, en tant qu’il ne s’agit plus que de l’intérêt communal ; par exemple : la démolition d’une construction prohibée (Cass. 29 avril 1831) ; ou les réparations civiles pour coupes de bois dans une forêt communale, pourvu que l’action soit suivie à la requête de la commune (Cass. 18 janvier 1828). Mais en matière de délits forestiers, l’amnistie s’applique aux restitutions dues à l’État, comme aux amendes encourues (Rejet 2 décembre 1837).

Le juge correctionnel, au reste, quand il a été saisi avant l’amnistie, demeure compétent pour statuer sur l’action civile résultant du délit (Cass. 11 juin 1825, 30 janvier 1830 et 9 février 1849). De même, la Cour de cassation devrait juger le pourvoi qui aurait été formé contre un jugement rendu sur un délit amnistié, s’il y avait en cause une partie civile (Cass. 21 octobre 1830 et 9 février 1849).

16 - L’effet principal d’une amnistie, on l’a vu, est d’abolir la poursuite et la condamnation elle-même, comme si le crime ou délit n’avait pas existé. Mais, lorsqu’il y avait eu précédemment condamnation et exécution commencée, quelques difficultés subsistent, relativement aux effets précis de cette mesure de clémence.

La mise en surveillance, qui avait été accessoirement prononcée, subsiste-t-elle, malgré l’amnistie ? Non, sans doute, s’il n’y a pas eu réserve de cette peine accessoire. Mais cette réserve est licite et doit produire tous ses effets (voyez l’ordonnance du 8 mai 1837, les arrêts des 5 juin 1837 et 1er septembre 1839 ; supra n°7).

La dégradation de la légion d’honneur, quand elle a été prononcée par le jugement de condamnation, cesse-t-elle d’avoir effet pour l’avenir, après une amnistie sans réserve quant à ce ? L’affirmative a été soutenue par le sieur Kersausie, invoquant l’ordonnance du 8 mai et soutenant qu’une décoration gagnée sur le champ de bataille est moins une distinction honorifique qu’un droit à la pension. La négative a prévalu, en ce que l’ordonnance invoquée était restrictive, dans son but et dans les termes des actes qui l’expliquaient (Lyon, 29 mai 1845 ; Rejet 16 août 1845).

L’incapacité, quant aux fonctions de juré et au témoignage en justice, subsiste-t-elle malgré l’amnistie ? La solution doit dépendre des réserves exprimées, lorsqu’il y en a. Que si l’amnistie a effacé toute peine infamante, le droit d’être entendu avec serment nous parait incontestable, puisqu’il appartient même à l’accusé mis en arrestation (voyez Rejet 20 juillet 1839).

Signe de fin