Page d'accueil  >  Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Le procès pénal > Le jugement > La sanction > J. Ortolan - De la récidive suivant la science rationnelle

DE LA RÉCIDIVE SUIVANT
LA SCIENCE RATIONNELLE

Extrait des « Éléments de droit pénal »
par J. Ortolan ( 4e éd., Paris 1875 )

La sanction encourue par l’auteur d’une infraction
peut être aggravée par l’existence d’une circonstance
propre à la personne du coupable, telle la récidive.

Dans les lignes ci-dessous, Ortolan s’est efforcé
d’indiquer au législateur les règles générales
qu’il doit suivre pour déterminer les effets de cette
persistance manifeste dans le mépris de la loi.

1179. Le mot de récidive est consacré pour désigner le fait du coupable qui, après une première condamnation prononcée contre lui pour infraction à la loi pénale, commet une nouvelle infraction. Ce mot, considéré uniquement dans son origine philologique, ne contient pas en lui-même de toute nécessité l’idée de cette première condamnation, et l’on conçoit qu’avant que le sens en ait été bien arrêté dans la science, il ait pu se confondre avec celui de réitération.

Cependant il est plus énergique que ce dernier : on peut, en effet, réitérer de bonnes comme de mauvaises actions, tandis que dans le mot récidive (de recidere, en notre vieux langage ren-cheoir) il y a forcément l’idée d’une première et d’une seconde chute ; l’idée de celui qui, ayant failli après s’être relevé ou avoir été relevé, a refailli encore (voir note ci-dessous). Voilà pourquoi les deux significations de réitération (ou cumul de délits à punir) et récidive sont bien distinctes aujourd’hui dans la science pénale.

1180. Qu’on remarque aussi la grande différence qui existe entre les deux cas. Dans la récidive, il ne s’agit plus, comme dans la réitération, de punir le coupable pour tous les délits par lui commis ; le premier ou les premiers délits ont été punis, une condamnation les a frappés, la peine en a été subie ou est à subir, il n’y a plus à revenir là-dessus. Le seul délit qui soit à punir c’est le dernier, celui qui ne l’a pas encore été ; le problème pénal est de savoir comment il doit l’être. Ainsi, dans le cas de réitération ou cumul de délits, il y a pluralité de délits à punir ; dans la récidive il n’y en a qu’un seul.

1181. Il suit de là que, pour que le cas de récidive existe, il faut que la condamnation antérieure soit exécutée ou en train de l’être, ou, pour le moins, exécutoire et par conséquent inattaquable. Car, s’il n’y a encore eu que des poursuites, un procès est en cours d’être jugé, ou une condamnation susceptible encore d’être attaquée par quelque recours de droit qui l’empêche d’être exécutoire, l’affaire relative au délit antérieur n’est pas terminée ; ce délit antérieur n’est pas encore puni ; il incombe, avec le délit nouveau, à la charge de l’inculpé, et tous les deux sont encore à réprimer : c’est le cas du cumul de délits à punir, et non celui de la récidive. On donne communément de cette vérité d’autres raisons, mais celle-ci est la bonne, la seule radicale et irréfragable.

1182. Il suit encore de là que dans le cas de récidive, quelle que soit la peine prononcée à raison du dernier délit, cette peine vient se joindre à celles résultant des précédentes condamnations ; chacune de ces condamnations, étant en soi inattaquable, a son existence distincte ; chacune a dû ou doit avoir son exécution ; il y a cumul de peines, et, par conséquent, lorsqu’elles n’ont pas encore été toutes subies dans leur intégrité, nécessité de déterminer en droit pénal dans quel ordre elles le seront. C’est ce que nous aurons à voir en traitant de l’exécution des peines.

Ici néanmoins la règle que la peine la plus forte absorbe toutes les peines inférieures dont l’existence est incompatible avec la sienne, intervient encore ; mais elle n’intervient que comme elle intervenait en notre ancienne jurisprudence, c’est-à-dire dans les cas où il est impossible de faire autrement, en tant que nécessité inévitable, à titre de fait et non de droit.

1183. Ces préliminaires posés, nous pouvons aborder le problème de la pénalité à infliger au délit commis en récidive. La peine doit-elle rester ce qu’elle serait suivant la règle commune, ou bien l’état de récidive du délinquant autorise-t-il à l’aggraver ou à la modifier?

On a fait contre l’aggravation ou la modification de la peine cette objection que, les premiers délits ayant été irrévocablement jugés, frappés de peines déjà subies ou à subir, ce serait violer la règle non bis in idem que de les faire intervenir de nouveau pour aggraver la punition du coupable, ce serait punir celui-ci deux fois à raison d’un même fait.

L’objection ne manque pas de vérité s’il s’agit de repousser tout système qui voudrait faire entrer de nouveau dans la mesure de la peine du dernier délit la peine méritée par les délits précédents, laquelle est peut-être déjà subie ou est à subir, de telle sorte qu’on procéderait ainsi par voie d’addition : évidemment il y aurait là double emploi ; aussi ne trouvons-nous rien de plus faux, en principe rationnel, que le calcul qui était fait dans le Code pénal de Bavière de 1813 (art. 112), et surtout que l’exposition de ce calcul dans le Commentaire officiel de ce Code pour la fixation de la peine des délits en récidive : sous une apparence trompeuse de déduction arithmétique, il y avait bien là violation de la règle non bis in idem.

L’objection est encore pleine de vérité s’il s’agit de se mettre en garde contre les exagérations d’aggravation. Mais elle n’en a plus si on prétend la faire servir à repousser toute aggravation ou modification de la peine du délit commis en récidive, et arriver à cette conséquence que cette peine devrait rester ce qu’elle serait en règle commune, abstraction faite de l’état de récidive.

1184. En effet, il est bien vrai que la base d’où il faut partir, c’est qu’il ne s’agit de punir que le dernier délit, celui qui ne l’a pas encore été. Mais dans l’appréciation de la peine à prononcer contre tout délit, il faut comprendre nécessairement et les éléments de fait, et l’état moral du délinquant au moment de l’acte, et le besoin social de répression. La récidive ne change pas, il est vrai, les éléments de fait du délit lui-même, mais elle entre pour une notable part dans l’élément moral ; elle entre aussi pour une part non moins notable dans l’élément social, c’est-à-dire dans le besoin public de répression : d’où il suit que, tant au point de vue de la justice qu’au point de vue de l’utilité sociale, ces deux fondements du droit de punir, elle doit exercer une influence incontestée sur la répression.

1185. Au point de vue de la justice, à titre d’appréciation de l’état moral du délinquant dans l’acte à punir, la récidive dénote chez ce délinquant une ténacité, une persistance à enfreindre la loi pénale, qui augmentent incontestablement sa culpabilité. Il n’est pas nécessaire, pour la démonstration de cette vérité, de recourir â des expressions exagérées, d’y prodiguer tout d’abord les mots de perversité, d’incorrigibilité.

Incorrigibilité, à moins d’en venir à mettre à mort le coupable, sonne mal à l’oreille du vrai législateur pénal. Quant à la perversité, sans doute, toutes les fois qu’il s’agit de crimes ou de délits partant de sentiments pervers, la récidive en signale une plus grande chez le délinquant. Mais le mot n’est plus applicable dès qu’il s’agit d’infractions qui tiennent plutôt à des entraînements irréfléchis, à des négligences, à des inobservations de règlements ; et cependant la récidive n’en continue pas moins de dénoter, même en ces sortes d’infractions, une augmentation de faute morale chez le délinquant.

Cette signification de la récidive est donc vraie pour tous les délits, grands ou petits : elle tient à cette observation de simple bon sens, que les antécédents de tout inculpé entrent comme un élément important dans l’appréciation de la culpabilité. Or, quoi de plus précis que les antécédents constatés par condamnation judiciaire ?

1186. Au point de vue de l’utilité sociale, la récidive dénote un danger plus grand d’infraction à la loi pénale de la part du récidiviste ; d’où un plus grand besoin de répression contre lui : ceci est toujours vrai.

Elle dénote aussi l’impuissance de la pénalité ordinaire contre ce récidiviste : expérience qui peut cependant n’avoir pas été faite. En effet, il ne faut pas exagérer, en l’individualisant, la portée de cette dernière observation. Si l’on considère tel ou tel récidiviste en particulier, il est possible que la peine prononcée contre lui pour le premier délit n’ait pas encore été exécutée ; il s’y est soustrait par la fuite, ou bien il a commis le nouveau délit avant de l’avoir subie en entier, ou ayant été gracié; il l’a commis à l’instant même où la condamnation inattaquable venait de le frapper : on ne peut pas dire que l’inefficacité de la première peine ait été expérimentée à son égard. Ce qui se trouve expérimenté seulement, c’est que la condamnation irrévocable à ladite peine n’a pas fait impression suffisante sur lui pour le détourner du nouveau délit.

1187. Mais si, au lieu d’un récidiviste isolé, c’est l’ensemble des récidivistes que l’on considère, alors il est bien vrai de dire que le nombre de ces récidivistes, s’il est considérable proportionnellement à celui des condamnés, atteste l’impuissance et le vice radical du système répressif. Un des buts essentiels de la pénalité, c’est de prévenir les récidives : si les récidives ne sont pas prévenues, si elles vont en croissant, le système répressif est jugé ; non seulement il ne va pas à son but, mais il va contre son but ; non seulement il n’amende pas, mais il corrompt. La pierre de touche de la pénalité est là, comme l’a si bien vu notre commission pénitentiaire. Le législateur est averti presque matériellement.

1188. Et s’il s’agit de ces crimes ou de ces délits qui ne tiennent pas à un emportement momentané des passions ou à des causes accidentelles, mais qui passent facilement à l’état chronique et contagieux, qui tournent en une sorte de métier ou de profession, et ouvrent comme une hostilité permanente contre les lois et les intérêts de la société ; combien les récidivistes en ces sortes de crimes ou de délits ne sont-ils pas des hommes dangereux, moins encore par l’exécution de leurs propres méfaits, que par le foyer de corruption, par l’école et l’apprentissage du crime qui s’établissent autour d’eux !

1189. La conséquence logique des observations qui précèdent, c’est que les récidives appellent, en justice absolue comme en intérêt social, une aggravation et surtout une modification de peine.

1190. L’idée d’aggravation de peine contre les récidives passe pour l’idée principale ; c’est l’idée courante encore aujourd’hui en droit positif, l’idée qui vient dès l’abord au législateur pénal. Il importe cependant de ne pas se laisser égarer dans la mesure de cette aggravation.

L’aggravation pour cause de récidive doit, en principe, toutes choses égales d’ailleurs dans les faits, être moins forte que celle pour cause de cumul de délits à punir : et la raison, c’est qu’en cas de récidive il ne reste qu’un seul délit à réprimer, le dernier ; les autres l’ont déjà été ; les peines prononcées contre ces délite antérieurs sont déjà subies ou à subir, toutes les condamnations subsistent et s’additionnent l’une à l’autre ; tandis qu’en cas de cumul de délit, l’aggravation a pour but de réprimer à la fois tous les délits accumulés. Dans un cas, l’aggravation s’ajoute au cumul des peines ; dans l’autre, elle remplace ce cumul. Cette proposition paraîtra bien contraire à l’opinion généralement répandue, surtout dans le système énervé qui laisse le cumul des délits impuni, en n’appliquant à tous ces délits que la peine méritée par le plus grave ; mais elle n’en est pas moins fondée en science rationnelle.

1191. Quelques criminalistes posent en règle que, la récidive n’étant qu’une augmentation de culpabilité dans la même espèce de crime, « on ne devrait jamais changer le genre de la peine, mais seulement en augmenter le taux » (Rossi).

Qu’on ne puisse passer, pour cause de cette aggravation, des peines de l’ordre politique à celles de l’ordre non politique, et réciproquement cela est scientifiquement de toute rigueur.

Et même, dans les législations qui ont divisé les délits et les peines en plusieurs ordres, suivant la gravité (comme chez nous en peines criminelles, correctionnelles ou de simple police), qu’on doive s’abstenir de faire monter la punition de l’un de ces ordres à l’autre, nous l’admettrons encore si l’on veut ; non pas d’une manière absolue, mais jusqu’à un certain point, surtout en ce qui concerne la transition aux peines criminelles.

Qu’on ne puisse, en aucun cas, pour le seul motif de récidive, franchir l’intervalle sans mesure qui sépare ces deux termes, « être ou  n’être pas », et passer d’une peine non capitale quelconque à la peine de mort, la science est encore bien arrêtée là-dessus.

Mais hors de ces restrictions la formule proposée est inacceptable. Elle n’est inspirée d’ailleurs que par l’état imparfait des systèmes répressifs existants chez les divers peuples, à variété de peines multiples, et deviendrait un non-sens dans un système logiquement gradué, suivant la rénovation à laquelle pousse la science rationnelle du droit pénal. Elle est en désaccord radical avec la démonstration donnée par cette science, qu’il s’agit précisément, à l’encontre des récidivistes, moins d’une augmentation que d’une transformation de pénalité.

1192. En effet, c’est là le point nouveau mis en saillie par la science, appuyée tant sur les déductions logiques du raisonnement que sur l’expérience des faits. L’aggravation de peine à raison de la récidive peut être suffisante tant qu’il ne s’agit que de délits inférieurs ou accidentels, qui ne dérivent pas d’une perversion morale, qui ne sont pas susceptibles de passer à l’état chronique et contagieux. Mais du moment qu’il s’agit de ces récidivistes dangereux dont nous avons parlé ci-dessus (n° 1188), l’inefficacité de la peine ordinaire démontre la nécessité de recourir vis-à-vis d’eux à une transformation de mesures qui puisse les mettre dans d’autres conditions de réforme et délivrer la société du péril qu’ils lui font courir. Aussi longtemps que les mesures pénales contre ces sortes de récidivistes ne seront pas organisées en ce sens, les vraies données de la science ne se trouveront pas satisfaites et la société ne sera pas garantie.

1193. Il se produit à l’égard de la récidive la même distinction qu’à l’égard des autres causes d’aggravation ou d’atténuation.

Il est des cas où c’est la culpabilité absolue qui s’en trouve modifiée : ceux-là, et ce sont les plus fréquents en fait de récidive, doivent être prévus et réglementés par le législateur.

Il en est d’autres, au contraire, où le fait de récidive, suivant la combinaison, la nature divergente ou le peu d’importance des délits, n’est susceptible d’exercer qu’une influence moins significative et variable de cause en cause, par rapport seulement à la culpabilité individuelle ; ceux-là rentrent uniquement dans la latitude laissée à l’appréciation du juge pour la mesure de la peine.

Dans cette dernière catégorie se rangent aussi les autres antécédents judiciaires de l’inculpé, résultant non pas de condamnations, mais de poursuites suivies d’absolution ou d’acquittement ; il est possible, suivant les causes, qu’il n’y ait aucune conséquence défavorable à en tirer contre l’inculpé, comme le contraire aussi est possible ; mais, dans tous les cas, ce sont des nuances qui ne dépassent pas les limites de la culpabilité individuelle.

1194. La différence de nature ou de gravité entre les délits prend une bien autre importance par rapport à la récidive que par rapport au cumul de délits à punir. Dans ce dernier cas, en effet, nous avons vu que, quels que soient les délits cumulés, le problème général reste toujours le même : les punir tous  ; tandis que dans le cas de récidive, le dernier délit étant le seul à punir, et le problème pénal étant de savoir comment et jusqu’à quel point le fait de la condamnation déjà encourue pour un doit influer sur la punition de l’autre, c’est une combinaison à faire entre les deux délits : suivant le rapport plus ou moins grand de nature ou de gravité entre l’un et l’autre, la signification de l’état de récidive peut varier.

1195. Les récidives les plus significatives, si on les considère isolément, sont sans doute celles du même délit, ou récidives spéciales : par exemple, après une condamnation pour vol, un nouveau vol ; après une condamnation pour coups ou blessures, un nouveau délit de coups ou blessures ; après une condamnation pour délit de chasse, le même délit de chasse. La persistance qui aggrave la culpabilité et l’insuffisance de la première condamnation sont ici bien évidentes. L’augmentation de sévérité contre cette sorte de récidive est instinctive, c’est celle qui apparaît la première dans les lois, c’est à celle-là même que devraient se réduire, suivant certaines opinions, les dispositions aggravantes du législateur.

1196. Le raisonnement, néanmoins, conduit bientôt à rapprocher les récidives non pas du même délit, mais de délits du même genre, c’est-à-dire dérivés des mêmes fautes, des même vices ou des mêmes passions ; comme sont, par exemple, les violences, coups, blessures, meurtres et toutes atteintes à la sécurité des personnes ; ou bien le vol, l’escroquerie, l’abus de confiance et toutes les appropriations coupables du bien d’autrui ; ou bien les divers délits contre les mœurs ; ou bien encore l’oubli, la négligence, ou l’inobservation volontaire en un certain genre de prescriptions de police générale ou locale, et tant d’autres exemple.

1197. Enfin la science généralise encore davantage l’idée de récidive, et la pousse jusqu’à la récidive de délits divers. C’est ici une conception plus avancée. Nous donnerons à cette récidive le nom de récidive générale. La signification en est moins concentrée sur une seule tendance coupable, et par conséquent moins énergique sous ce rapport, il faut en convenir. Mais elle dénote toujours la persistance du délinquant à violer la loi pénale et à ne point s’arrêter devant la répression judiciaire.

D’ailleurs chez les malfaiteurs les plus dangereux, les divers genres de crimes ou de délits -vol, faux, meurtre, incendie et les autres- se mêlent, se succèdent suivant les occasions, et forment le tissu de l’existence criminelle de ces malfaiteurs. Le législateur, en négligeant ces sortes de récidivistes, négligerait précisément ceux dont il importe le plus qu’il se préoccupe.

Nous ne craignons pas de le dire, quelque opposée que soit notre assertion aux idées généralement répandues à ce sujet, le mode de procéder seulement par prévision des récidives générales est bien supérieur, dans la loi, à celui qui consiste à procéder seulement par prévision des récidives spéciales : autant, s’il m’est permis de faire cette comparaison, que dans les facultés intellectuelles de l’homme la généralisation est au-dessus de l’intuition. Celui de la récidive spéciale est l’enfance de la pénalité ; l’autre arrive à mesure que la science se forme et que la vue du législateur s’élargit.

Dans l’un, le législateur, préoccupé du seul délit qu’il songe à réprimer, n’hésite pas à frapper fort, à s’irriter contre le récidiviste, à lutter d’aggravation en aggravation de peine contre son obstination dans le délit, afin de finir par en avoir raison : de là les récidives prévues jusqu’à la troisième, à la quatrième fois ou au delà, et les exagérations de pénalité en désharmonie avec la proportion générale des peines et des délits. Dans l’autre, au contraire, le législateur, embrassant l’ensemble des délits, ne se passionne pas plus contre l’un que contre l’autre ; il a sous les yeux cette proportion générale, et il s’y conforme au lieu de s’en écarter.

Toutefois, la généralisation ne doit pas être poussée jusqu’au rapprochement de délits qui sont tellement distincts de nature que les idées de rapport cessent entre eux et qu’il n’y a rien d’absolu ni de constant à conclure de la chute de l’un à l’autre ; par exemple, des délits purement militaires aux délits communs, des délits politiques aux délits non politiques, des infractions contre certaines lois de police spéciale aux crimes ou délits contre la loi morale universelle. En ces ordres si divergents d’infractions à la loi pénale, la récidive de l’un à l’autre n’apporte plus que des nuances incertaines et variables, capables d’affecter, suivant les faits de chaque cause, la culpabilité individuelle laissée à l’appréciation du juge, mais non la culpabilité absolue mesurée d’une manière abstraite par le législateur.

1198. Les différences comparatives de gravité entre le premier et le second délit peuvent être telles, aussi, que la signification de la récidive se trouve limitée à ces nuances incertaines et variables de la culpabilité individuelle.

1199. Le temps écoulé entre la première condamnation et le nouveau délit ne saurait être indifférent ; car, si ce n’est qu’après un long intervalle qu’est survenu le nouveau délit, on ne saurait dire qu’il y ait eu chez l’agent cette persistance coupable et cette inefficacité de la répression ordinaire, qui motivent une rigueur de plus dans la pénalité. Après un certain temps l’influence de la récidive, du moins en ce qui concerne la culpabilité absolue, doit donc cesser. Et comme, à mesure qu’une condamnation a été plus grave, le souvenir et les effets en sont ordinairement plus longs à s’effacer, la longueur de ce temps doit varier suivant la gravité de la condamnation précédente.

Nous pensons, les raisons de décider étant, sinon identiques du moins fort analogues, que ce temps ne devrait pas dépasser celui au bout duquel le droit lui-même de faire exécuter la condamnation pénale se serait trouvé prescrit s’il y avait eu lieu à prescription. En cas de cumul de délits à punir, c’est forcément et identiquement le temps même de la prescription du droit d’action ; en cas de récidive, il convient que ce soit le temps qui suffirait à la prescription du droit d’exécution.

1200. La différence de lieu n’entre en compte que s’il s’agit d’infractions purement locales, d’actes qui, prohibés ici, sont licites là, par mesures variables de police.

Ou bien s’il s’agit de condamnations encourues en pays étrangers. Nous savons, en effet, qu’en principe de droit international, les jugements prononcés par les juridictions d’un État étranger n’ont pas d’autorité obligatoire pour les autres États (ci-dessus, n° 908). D’ailleurs, si l’augmentation de culpabilité a lieu même encore ici, on ne peut pas dire du moins que l’inefficacité de la loi pénale ordinaire du pays ait été éprouvée. C’est là une règle qui pourra s’adoucir ou s’effacer à mesure que la loi de similitude nivellera de plus en plus les institutions et les coutumes entre les peuples ; mais elle est encore régnante. Les condamnations encourues en pays étranger ne sauraient avoir d’influence que sur la mesure de la culpabilité individuelle laissée à l’appréciation du juge.

1201. Il n’est pas rare que les récidives se multiplient en la personne du même délinquant, et qu’après une première il en survienne une seconde, quelquefois une troisième et ainsi de suite : faut-il que la loi pénale poursuive cette période croissante de culpabilité par une période toujours croissante dans la peine correspondante ?

Outre que ceci ne serait guère praticable, en fait, qu’à l’égard des récidives spéciales, nous n’y verrions que le spectacle d’une lutte d’obstination entre le coupable d’une part et la loi pénale de l’autre : lutte sans dignité pour la loi, parce qu’elle en attesterait l’impuissance et qu’elle conduirait forcément ou a la lassitude ou à l’exagération.

D’ailleurs, la simplicité nécessaire à la loi pénale ne s’accommode pas de telles complications, et les prétentions de règlements par formules arithmétiques ou géométriques y sont en général d’une justice fort équivoque. À part de rares exceptions, contenues elles-mêmes dans une étroite mesure à l’égard seulement de certaines récidives spéciales, à pénalité peu élevée, nous croyons donc que ces sortes de distinctions sont pas à introduire dans la loi.

1202. Outre les questions de pénalité, la récidive peut en susciter d’autres encore, relatives aux juridictions et à la compétence, que nous aurons à examiner plus tard.

1203. Il ne suffit pas pour le législateur d’avoir réglementé dans la loi pénale ce qui concerne les récidives : il faut encore assurer à la justice les moyens, lorsqu’un inculpé est traduit devant elle, de connaître d’une manière prompte et sûre les antécédents judiciaires de cet inculpé ; de savoir si déjà il a été ou non frappé de condamnations antérieures, et quelles ont été ces condamnations.

Tant que ces conditions ne sont pas remplies, les dispositions de la loi pénale ne sont qu’une abstraction, les récidives échappent aux mesures qui doivent les atteindre, la société n’est pas garantie. Et, que sera-ce, s’il est possible à un malfaiteur récidiviste d’usurper le nom, avec les antécédents irréprochables d’une autre personne, et de rejeter sur celle-ci le faix de son passé criminel ? La science pénale à l’égard des récidives est donc incomplète, pour ne pas dire illusoire, si elle n’apprend à donner satisfaction à cette nécessité pratique d’application. C’est un point qu’un de nos magistrats, criminaliste distingué, M. Bonneville, a parfaitement élucidé, en signalant à la fois et le besoin et la manière d’y pourvoir… Cette idée a été accueillie et transformée en règle pratique par une circulaire du ministère de la justice du 6 novembre 1850, visant la tenue de casiers judiciaires à bulletins individuels mobiles.

_______________________________

(1) La même idée se retrouve identiquement tant dans les langues qui ont conservé, en ce mot, l’origine latine : re-cidiva en italien, re-incidencia espagnol et en portugais, re-lapse en anglais (usité dans notre vieux langage d’un autre mot latin, lapsus, chute), que dans celles qui ont l’origine germannique, Rûckfall, en allemand, le mot Fall y exprimant la chute, d’où nos expressions : faute, faillir, faillite, failli.

Signe de fin