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LÉGITIME DÉFENSE
ET INFRACTION D’IMPRUDENCE

Observations André VITU sur Paris 5 juin 1985
(Revue de science criminelle 1987 865)

Un prévenu, auteur d’un homicide ou de blessures par imprudence, peut-il, pour ce fait, se voir reconnaître le bénéfice de la légitime défense ?

La question est devenue classique depuis que la Cour de cassation après avoir d’abord adopté une attitude prudente (Crim. 12 déc. 1929, Bull.crim. n° 281, S. 1931. 1. 113, note J. A. Roux; 11 oct. 1956, Bull.crim. n° 630), a finalement pris le parti d’affirmer l’incompatibilité des deux choses (Crim. 16 févr. 1967, aff. Cousinet, Bull.crim. n° 70, J.C.P. 1967.11. 15034, note R. Combaldieu, cette Revue 1967. 659, observ. G. Levasseur, et 854, observ. A. Légal ; Crim. 9 juill. 1984, aff. Munchen, Gaz. Pal. 1984. 2. 751, note J. P. Doucet, D. 1986. I.R. 106, observ. G. Roujou de Boubée), précédée dans cette voie par certaines juridictions du fond (T. corr. Lyon 16 juill. 1948, D. 1948. 550 ; C. ass. Haut-Rhin 30 avril 1952, cette Revue 1953. 308, observ. L. Hugueney ; Alger 9 nov. 1953, D ; 1954. 369, note P. A. Pageaud ; T. corr. Mayenne 6 mars 1957, D. 1957.458, note P.A. Pageaud, cette Revue 1957. 880, observ. L. Hugueney). C’est la même solution que vient de consacrer à son tour, dans un arrêt civil, la cour d’appel de Paris (5 juin 1985, D. 1987. 247, note G. Paire), à l’occasion d’une affaire curieuse.

Voici un homme qui, aux cris poussés par une femme que deux individus immobilisent en lui tordant les bras, se précipite pistolet à la main pour mettre fin à ce qu’il croit être une agression ; voulant intimider les attaquants par un coup de feu tiré en l’air, il blesse malencontreusement l’un des deux gaillards. La cour d’assises acquitte ce maladroit que l’on a poursuivi pour coups et blessures ayant entraîné infirmité permanente, mais, en application de l’article 372 du Code de procédure pénale, elle le condamne à des dommages-intérêts, estimant qu’en utilisant son arme d’une façon inconsidérée il a eu un comportement fautif, distinct du crime pour lequel l’acquittement a été prononcé.

Or la note à payer après expertise menace d’être lourde et notre homme essaie d’obtenir de sa compagnie d’assurances qu’elle prenne à sa charge l’indemnisation à venir: le contrat qu’il avait signé couvre en effet la responsabilité civile née des préjudices causés aux tiers et une clause ajoute que, si la garantie est exclue en cas de dommage résultant de l’usage d’armes, c’est à l’exception cependant du cas de légitime défense. Mais la compagnie ne l’entend pas de cette oreille, elle repousse la prétention de son client et il s’en suit une instance civile, dans laquelle celui-ci est débouté en première instance, puis en appel par l’arrêt précité de la cour de Paris. Les juges du fond constatent que, tout au long des deux procès, pénal et civil, l’assuré n’a jamais cessé d’affirmer qu’il avait « involontairement et accidentellement appuyé sur la gâchette » au moment où il faisait le geste de relever son pistolet de bas en haut pour tirer en l’air; ils s’empressent alors de conclure que, « dans ces conditions, dès lors qu’il conteste avoir eu la volonté de tirer en direction de sa victime, il ne peut prétendre invoquer la légitime défense, celle-ci impliquant le caractère volontaire des coups portés ».

Pas plus que la Chambre criminelle dans ses arrêts de 1967 et 1984, la cour de Paris n’a éprouvé le besoin de justifier sa position: l’incompatibilité entre légitime défense et infractions d’imprudence est donnée comme une évidence dont la démonstration ne serait pas à faire. II est difficile, dans ces conditions, de savoir quel argument a été retenu pour soutenir l’affirmation de l’incompatibilité. Se contenter, comme l’avait fait J. A. Roux dans son commentaire de l’arrêt précité de 1929, de nier qu’il y ait entre l’agression et l’acte de riposte imprudent un lien de cause à effet et de soutenir qu’il n’existait entre les deux qu’un « rapprochement de circonstance » (argument repris presque textuellement par la cour de Paris dans son arrêt récent), ne tranche nullement la difficulté. La relation de causalité paraît bien au contraire parfaitement établie entre l’attaque injuste et la réaction défensive; et le problème demeure entier de savoir si cette réaction maladroite est ou non couverte par l’article 328 du Code pénal.

Contre la position adoptée par la Cour de cassation, la doctrine a, dans sa très grande majorité, exprimé des critiques nombreuses (Cf. spécialement A. Légal, cette Revue 1967.854; P. A. Pageaud et R. Combaldieu, notes précitées; G. Roujou de Boubée, observ. D. 1986 I 5 106 ; M. Puech, Les grands arrêts de la jurisprudence criminelle, I, p. 276 et s. ; J.-P. Delmas-Saint-Hilaire, J.-Cl. Pénal, art. 327 à 329, n° 93 et s.; R. Bernardini, Encycl. Dalloz, Rec. dr. pénal, V° Légitime défense, n° 47 et s. ; J. Pradel, Droit pénal, 4° éd. n° 274; J. Pradel et A. Varinard, Les grands arrêts du droit criminel, I, p. 198 et s. ; tout récemment, Mme M.L. Rassat, Droit pénal, 1987, p. 403 ; G. Paire, note précitée).

Comment, en effet, ne pas constater combien la solution sans nuance donnée par la Chambre criminelle est illogique et injuste : sera acquitté, s’il établit les conditions de sa légitime défense, celui qui a volontairement tué l’individu qui en voulait à sa vie, tandis que l’on condamnera pour homicide par imprudence la personne qui, dans la même situation, s’est contentée de repousser d’un geste un peu trop vif son agresseur au point que celui-ci, en tombant, s’est ouvert le crâne et est mort des suites de sa chute. Peut-être les juges croient-ils faire œuvre d’indulgence en ne retenant qu’une qualification modeste puisée parmi les infractions d’imprudence ; en réalité ils ôtent au prévenu l’espoir de bénéficier d’une relaxe prenant appui sur l’article 328 du Code pénal. Cette situation aberrante explique les contorsions juridiques que l’on constate dans certaines affaires pour éviter de parler d’imprudence et parvenir à la relaxe ou à l’acquittement de la personne poursuivie : ici on qualifie le geste maladroit d’acte volontaire (Crim. 31 janv. 1974, Bull. crim. n° 49, Gaz.Pal. 1974 I 278 et la note), ou même d’acte réflexe, justifié par l’article 328 (Nancy 9 mars 1979, D. 1981. 462, note R. Bernardini) ce qui est en réalité une infraction involontaire ; là c’est le prévenu qui plaide devant les juges correctionnels qu’il a bien eu la volonté, non pas sans doute de causer la mort (bien que celle-ci se soit produite), mais d’infliger des blessures au cambrioleur par l’engin automatique disposé à cette fin, et qui s’efforce ainsi d’obtenir une décision d’incompétence du tribunal correctionnel et son renvoi aux assises où il espère enlever un acquittement fondé sur la légitime défense (Reims 9 nov. 1978, aff. Legras, D. 1979. 92, note J. Pradel, J.C.P. 1979. II. 19046, note P. Bouzat, cette Revue 1979. 329, observ. G. Levasseur), au risque, il est vrai, de voir les jurés refuser de le suivre sur ce terrain et le condamner sévèrement pour les coups mortels dont ils le reconnaîtraient coupable. Pourquoi ne pas éviter ces complications et admettre tout simplement que l’article 328 s’applique aux infractions d’imprudence ?

Inéquitable, la solution jurisprudentielle est, de surcroît, psychologiquement non fondée. Dans la démarche de celui qui se défend contre une agression, la Cour de cassation n’aperçoit ou ne veut apercevoir qu’une réaction en quelque sorte monolithique, tout entière intentionnelle ou non intentionnelle. Or c’est méconnaître une distinction essentielle, bien mise en relief par certains auteurs, entre le vouloir de l’acte de défense (le « vouloir du comportement », dit R. Combaldieu) et les conséquences de cet acte (le « vouloir du résultat » ou, mieux, le « non-vouloir du résultat », selon l’heureuse formule de M. Puech). L’acte de défense est nécessairement volontaire: « on ne se défend pas par imprudence ou inadvertance » (R. Bernardini, Encycl. Dalloz, Rép. dr. pénal, V° Légitime défense, n° 49). La personne agressée, prenant brusquement conscience du danger qui la menace, décide de neutraliser ce danger par une réponse adéquate : se soustraire au danger par la fuite, ou bien repousser l’adversaire sans pourtant commettre de geste infractionnel (par exemple en le repoussant, ou en le maîtrisant fermement, mais sans le frapper, ou en exhibant une arme ou un objet quelconque dont on laisse entendre qu’on va le frapper), ou bien encore frapper cet adversaire si la violence paraît le seul moyen de s’opposer à l’agression d’une façon efficace. Jusque là, rien que de volontaire dans l’attitude de la personne menacée. Mais, si, dans certains cas, le résultat est bien celui que cette personne entendait obtenir, dans d’autres hypothèses il sera différent et peut-être plus grave : par exemple des blessures ont pu être causées, alors que la personne attaquée voulait seulement menacer à l’aide d’une arme. En d’autres termes le résultat peut être tantôt volontaire, tantôt involontaire.

Or, afin d’apprécier si les conditions sont réunies pour qu’il y ait justification par la légitime défense (agression injuste et actuelle, riposte nécessaire et mesurée), ce n’est pas au niveau du résultat qu’il faut se placer, mais bien au niveau du comportement, qui traduit seul l’activité humaine dont le juge doit apprécier la valeur et la portée. Le caractère involontaire du dommage causé ne devrait donc pas interdire d’examiner si la défense a été ou non légitime et, par exemple, dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Paris, il ne devrait pas empêcher les juges de vérifier si le fait d’exhiber une arme pour mettre fin à une empoignade brutale et de tirer un coup de feu pour ramener à la raison les antagonistes était, ou non, un moyen proportionné à la fin que le prévenu se proposait d’atteindre.

Aux arguments qui précèdent, la doctrine ajoute souvent un élément de conviction tiré de la loi elle-même : pour l’admission de la légitime défense, l’article 328 du Code pénal ne distingue pas entre les infractions intentionnelles et celles qui ne constituent que des délits d’imprudence: pourquoi, alors, établir une différence là où la loi n’en a prévu aucune ? On pourrait d’ailleurs se souvenir, à ce propos, que la jurisprudence a montré moins de timidité dans un autre cas assez voisin de silence législatif, celui que l’on découvre dans les articles 59 et 60 du Code pénal concernant la complicité, pour lesquels les tribunaux n’ont pas hésité à étendre aux délits involontaires ce que dit la loi des infractions criminelles en général, sans préciser plus (Crim. 14 déc. 1934, Bull. crim. n° 209, D.P. 1935. l. 96,Gaz.Pal. 1935 I 233 ; Chambéry 8 mars 1956, J.C.P. 1956. I1. 9224, note R. Vouin, cette Revue 1956. 531, observ. A. Légal). La cohérence des solutions voudrait que la hardiesse jurisprudentielle, témoignée à propos de la complicité, s’étende aussi à la légitime défense.

On peut donc souhaiter qu’un jour, à l’occasion de quelque affaire exemplaire, la Chambre criminelle abandonne le carcan de la règle injustifiée dans lequel elle s’est enfermée. Les tribunaux gagneraient à vérifier librement, dans chaque cas d’espèce, si les conditions de la légitime défense sont réunies, sans se sentir a priori liés par d’autres principes que ceux qui gouvernent cette cause de justification. En particulier, il leur appartiendrait de vérifier soigneusement si la condition de défense mesurée, proportionnée à la gravité de l’attitude de l’agresseur, est ou non réalisée, et cela quel que soit le caractère voulu ou non voulu des conséquences de la riposte (M. Puech, loc. cit. ; P. A. Pageaud, note au D. 1957. 458) ; si cette exigence est satisfaite, le bénéfice de l’article 328 serait acquis; sinon, il y aurait défense excessive, permettant, selon qu’elle serait intentionnelle ou non, de retenir l’incrimination de violences volontaires, atténuée par l’excuse de provocation, ou au contraire l’incrimination de coups et blessures involontaires.

De son côté, la Cour de cassation échapperait aux reproches qui lui ont été faits (J.P. Doucet, note sous Cass.crim. 9 juillet 1984, Gaz. Pal. 1984. 2. 751) d’avoir porté atteinte au pouvoir législatif en posant une règle qu’il n’appartenait qu’à celui-ci d’établir, et d’avoir méconnu la présomption d’innocence en interdisant aux tribunaux d’examiner le moyen de défense tiré de l’article 328 du Code pénal.

 

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ANNEXE

Cour de cassation (Chambre criminelle) 9 juillet 1984

(Gaz.Pal. 1984 II 751)

Attendu qu’il appert de l’arrêt attaqué et du jugement auquel il se réfère pour l’analyse des faits, qu’au cours d’une altercation opposant Leclerc à Saheb, ce dernier a menacé son antagoniste avec une pioche, que Munchen est allé alors chercher une carabine afin de prendre la défense de Leclerc, que Saheb empoignant le canon de l’arme, un coup de feu est parti le blessant mortellement, le tir étant provoqué par la traction de l’arme opérée par Saheb ;

Attendu d’une part, qu’en l’état de leurs énonciations exemptes d’insuffisance et de contradiction, les juges ont caractérisé en tous ses éléments constitutifs le délit d’homicide involontaire reproché au prévenu ; que dans ces conditions ils étaient fondés à rejeter le fait justificatif de légitime défense allégué par Munchen ; qu’en effet, la légitime défense est inconciliable avec le caractère involontaire de l’infraction ;

Attendu d’autre part, que répondant aux conclusions dont elle était saisie, la Cour relève que les premiers juges ont implicitement écarté la contrainte, Saheb ayant lui-même déclenché le coup de feu en saisissant l’arme dirigée vers lui par le prévenu; que Munchen étant poursuivi pour une infraction involontaire, la contrainte est inconciliable avec ladite infraction ;

Par ces motifs, - Rejette...

Note.  Déjà le 16 février 1967 (Bull.crim. n° 70 p.162 - J.CP. 1967 II 15034, note Combaldieu - Gaz. Pal. T.Q. 1966-1970, V° Responsabilité pénale n° 23) la Chambre criminelle avait posé en principe que, dans des poursuites pour blessures par imprudence, la légitime défense est inconciliable avec le caractère involontaire de l’infraction reprochée.

Le président Combaldieu, dans sa note très approfondie à laquelle il est utile de se référer, manifeste quelques réserves sur le bien-fondé de cette jurisprudence. Regrettant sa rigueur aveugle, il s’y rallie cependant pour le motif suivant : Certains - la chose est fort concevable - estimeront peut-être la nouvelle jurisprudence contestable et lui reprocheront son absence de souplesse, fermant la porte aux cas complexes que la pratique future risque de révéler. A ceux-là ne peut-on pas répondre que le fond d’un problème est certes important, mais que la certitude de sa solution l’est plus encore ? Le droit n’a pas seulement besoin de règles justes, mais encore de règles sûres.

M. le professeur Levasseur (Rev.sc.crim. 1967.659) n’a pas été convaincu par cet argument. Après avoir observé que cette jurisprudence interdit toutes les nuances qui paraissent désirables en cette matière, il relève très justement que la « sûreté » de la règle, lorsqu’elle confine à la brutalité, ne lui donne plus droit au qualificatif de « juste ».

Le professeur Légal, enfin (Rev.sc.crim. 1967 854), s’est élevé vigoureusement contre cette affirmation ex cathedra d’une prétendue incompatibilité fondamentale entre le délit de coups et blessures par imprudence et la théorie de la légitime défense : Une conception aussi radicale ne saurait à notre avis être retenue, car l’existence de la faute d’imprudence ne peut être appréciée en pareil cas qu’en fonction de la circonstance envisagée, puisqu’elle dépend essentiellement d’une disproportion entre la gravité de l’attaque et la réaction qui elle a provoquée. Et c’est seulement une fois cette disproportion constatée que le juge en concluera que par-là même le délit se trouvait nécessairement réalisé.

Au fond toutes ces critiques reviennent à observer que la question posée, comme toute question liée à la théorie de la légitime défense, relève rationnellement du cas d’espèce et ne saurait en conséquence être résolue par une règle générale, abstraite et impersonnelle posée à priori. C’est dire que, en posant la règle et-dessus, la Chambre criminelle a commis une violation des principes régissant l’art d’édicter des règles juridiques. Au surplus, dans un droit fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs, le fait d’édicter une telle règle a constitué un empiètement inconstitutionnel du pouvoir judiciaire sur le terrain de la compétence législative. Enfin, et ceci nous semble peut-être plus grave encore, ce faisant la Cour a violé le principe en vertu duquel, dans un droit fondé sur le principe de la présomption d’innocence, si les Tribunaux peuvent rejeter un moyen de défense après en avoir constaté le mal fondé en fait ou en droit, ils ne peuvent pas, de leur propre mouvement, se refuser à l’examiner en se bornant à le déclarer à priori irrecevable.

Jean-Paul DOUCET

Signe de fin