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DU DROIT DE LÉGITIME DÉFENSE
(suivant la science rationnelle)

par J.Ortolan « éléments de droit pénal »
(4e éd., 1875)

417. - Du droit de conservation et de bien-être qui appartient à l’homme, dérive pour lui le droit de repousser par la force les agressions injustes dont il serait l’objet.

418. - Vivant, par la propre loi de sa création, en société, les forces collectives de l’association sont organisées pour le mettre à l’abri de semblables agressions et pour le défendre au besoin, de telle sorte que les luttes privées ne soient plus nécessaires et soient interdites généralement.

419. - Mais la force sociale n’est pas toujours présente, et même présente il pourrait se faire qu’elle ne fût pas en état de défendre avec efficacité l’individu en danger : alors celui-ci a le droit incontestable de recourir à sa force personnelle, à la défense privée, à défaut de la défense publique, qui est absente ou insuffisante.

420. - De là découlent les premières conditions à assigner au droit de défense : il faut que l’agression soit injuste, autrement le droit de la repousser n’existerait pas ; ainsi le malfaiteur que la force publique poursuit et veut arrêter ne peut pas se dire en état de légitime défense.

Ce qu’on ajoute, à savoir qu’il faut qu’elle soit violente, doit s’entendre en ce sens qu’elle emploie une force de nature à produire la lésion de droit à laquelle elle tend : sinon il n’est pas nécessaire de recourir à la force pour la repousser.

Il faut qu’elle soit présente, faisant courir un péril imminent ; si elle est passée, le mal est fait, il ne s’agit plus de se défendre contre elle, mais seulement de la faire punir s’il y a lieu, et prétendre la punir soi-même serait non plus défense, mais vengeance. Si elle est future, c’est-à-dire consistant seulement en menaces pour l’avenir, on a le temps d’y pourvoir, l’emploi immédiat de la force n’est pas motivé.

Enfin il faut que les circonstances soient telles que la personne attaquée en soit réduite à faire usage de sa propre énergie, de ses propres forces de résistance et de protection individuelles. Si elle peut recourir à l’autorité, appeler à l’aide efficacement et qu’elle se trouve suffisamment garantie par le secours public qui lui arrive, la lutte privée ne doit plus avoir lieu.

421. - Sur tout cela on est d’accord. Un point qui offre plus de difficultés est de savoir contre quelle sorte de dangers l’homme est autorisé à se défendre ainsi. Est-ce seulement contre un danger de mort ou contre tout péril dont l’agresseur le menace, soit dans son corps, soit dans son moral, soit dans ses droits, y compris même les droits purement pécuniaires qui n’ont trait qu’à la fortune ?

Nous tenons pour constante l’affirmative générale : du moment qu’il est attaqué injustement dans l’un quelconque de ses droits, si toutes les conditions précédentes sont d’ailleurs remplies, l’homme a le droit de se défendre contre la lésion imminente que veut lui faire subir l’agresseur ; car entre lui, dont le droit est mis en péril, et l’agresseur, qui veut violer son droit, à qui est-il juste, est-i1 désirable que la force reste ? Évidemment à lui, dans tous les cas.

Sur une route du Bas-Canada, durant l’été de 1862, une jeune indienne de la tribu des Chippewas, voyageant avec une de ses compagnes et un Indien de leur tribu, est rencontrée et remarquée par un blanc. En butte aux provocations et aux poursuites déshonnêtes de ce blanc, elle cherche, avec ses compagnons, à s’éloigner à travers champs. Franchissant une haie, l’Indien, au lieu de la défendre, était déjà loin ; sa compagne était passé à son tour ; mais au moment de sauter la haie, elle se trouve saisie par ses vêtements et retenue de force. D’un geste; compris aussitôt, elle demande et reçoit de sa compagne, à travers la haie, un couteau tout ouvert. Le brandissant en signe de menace, elle commande vainement à son insulteur de s’arrêter, et, devant le péril imminent de l’outrage, elle plonge son couteau dans la poitrine du blanc. Celui-ci n’en mourut pas. Frappée d’un mandat du juge, au milieu des cris de vengeance des Chippewas, la jeune peau-rouge déclara qu’elle était résolue à obéir, à aller mettre à l’épreuve la justice des blancs. Refusant les hommes de la tribu qui voulaient tous lui faire escorte, accompagnée de ses parents seulement, elle comparaît et se voit traduite devant le grand jury, à Saint-Thomas, sous l’inculpation de tentative de meurtre. Mais là, voici le verdict du grand jury : "Qu’il n’y a pas lieu à accusation contre elle parce qu’elle a agi en légitime défense" ; et les ovations et les félicitations de la population blanche précèdent pour la courageuse fille peau-rouge celles qu’elle va bientôt recevoir au sein de sa tribu.

422. - Malgré la généralité du principe, nous ferons cependant, à l’égard des biens, deux observations :

1° Il peut fréquemment arriver, en ce qui les concerne, que le mal dont nous sommes menacés en eux soit un mal facile à faire réparer après coup par l’intervention de la justice publique, comme s’il s’agit d’une usurpation de terre, d’un déplacement de borne, du détournement d’un cours d’eau : en cas pareil , notre droit fût-il contesté, et à plus forte raison s’il était en litige, nous ne saurions recourir légitimement à la force individuelle pour repousser l’atteinte qu’on veut y porter ; les conditions de la légitime défense sont incomplètes, non point par le motif qu’il ne s’agit que de biens, mais parce qu’un autre recours, suffisant quoique ultérieur, nous est réservé.

Si l’on suppose, au contraire, un mal irréparable ou du moins d’une réparation fort in-certaine, par exemple des objets mobiliers, une somme d’argent qu’un voleur a pris et veut emporter ; des titres de créance ou de libération que le débiteur ou le créancier veulent détruire ; une liasse de billets de banque ou d’effets à moi appartenant, que quelqu’un par passion, par colère contre moi, veut jeter au feu ; des récoltes, un édifice, fût-il inhabité, que l’agresseur s’efforce d’incendier : si je me trouve abandonné à mes seules forces individuelles, je puis légitimement y recourir pour empêcher ce mal.

2° Il peut encore fréquemment arriver, en ce qui concerne les biens, que le préjudice dont nous sommes menacés en eux soit de peu d’importance, comparé à la grandeur du mal qu’il faudrait faire à l’agresseur pour échapper à ce préjudice. Ce cas est alors gouverné par la règle que nous allons exposer ci-dessous n°425, règle qui est applicable, non seulement quand il s’agit de biens, mais dans toutes les situations analogues, que le péril soit un péril pécuniaire ou un péril personnel. La seule particularité, quant aux biens, c’est qu’ils donneront lieu plus facilement et plus fréquemment à de telles situations : d’où il suit, en somme, que les différences qui les concernent, quant à la légitime défense, sont des différences de fait, mais non de droit.

423. - On s’est demandé de quelle arme, de quels moyens de défense il est permis de se servir contre l’agresseur, et nous trouvons dans plusieurs écrivains de l’ancienne jurisprudence que les armes doivent être égales et non supérieures à celles dont l’agresseur nous menace lui-même. C’est une question mal posée. Il ne s’agit pas des armes, de l’instrument de défense : l’instrument le plus énergique est souvent celui qui permet d’échapper au péril en faisant le moins de mal. La véritable question est de savoir quel est le mal qu’il est permis de faire à l’agresseur en se défendant.

424. - Sera-t-il juste de mesurer ce mal sur celui dont l’agresseur nous menace lui-même, et faudra-t-il dire que le droit de légitime défense n’autorise qu’un mal égal tout au plus, mais non supérieur ? Cette assimilation entre le mal que veut faire l’agresseur et celui qu’on est en droit de lui faire, comme celle entre les armes ou les moyens employés, n’est souvent pas même possible. Dans les attentats avec violence contre l’honneur d’une femme, contre la liberté d’une personne qu’on veut séquestrer, dans l’incendie, dans les atteintes aux biens, où trouver, entre l’attaque et la défense, la similitude de mal et de moyens ? La solution du problème n’est donc point dans cette prétendue équation. Une interrogation que nous avons déjà faite donnera cette solution : à qui dans cette lutte, entre le droit d’une part et la violation du droit de l’autre, est-il juste que force reste en définitive ? Évidemment au droit ; donc tout le mal qu’il sera indispensable de faire à l’agresseur pour arriver à ce résultat, mais rien de plus, est compris dans la légitime défense.

C’est la force qui vient à l’appui du droit, mais seulement autant que son appui est indispensable, telle est la mesure donnée par la science abstraite : ni plus ni moins que ce qui est indispensable. Si la personne attaquée a pu se dégager, en sécurité, de l’attaque, en battant en retraite, en évitant l’agresseur en l’enfermant quelque part, en s’emparant de lui et le mettant dans l’impossibilité de nuire, et qu’elle l’ait blessé, ou si, pouvant éviter le mal en le blessant non dangereusement, elle l’a tué, la légitime défense est dépassée. Mais, à l’inverse, si le mal qui a été fait, quel qu’il soit, était indispensable, qu’il n’y eût aucun autre moyen de maintenir force au droit, la légitimité de la défense n’a pas été excédée.

425. – Toutefois nous nous refusons de pousser jusqu’à l’extrême la rigueur logique de cette solution ; dans un sens comme dans l’autre, nous verrons que, dans l’application, elle doit être mitigée. Il est des cas, suivant nous, où la personne attaquée doit faire, sinon une équation, du moins une comparaison entre le mal qui s’agit pour elle d’éviter et celui qu’elle serait obligée de faire pour y parvenir. Si l’un est minime, tandis que l’autre est considérable : par exemple, si, pour empêcher la perte de quelque fruits, d’une petite somme, de quelque objet mobilier qu’un voleur emporte en fuyant, elle n’a d’autre moyen que de tirer un coup de fusil sur le fuyard, au risque de le tuer, si, pour éviter un coup ou un outrage de peu de gravité, elle n’a d’autre moyen que de frapper à mort l’agresseur, nous croyons qu’il est de son devoir de faire, en présence de ce mal considérable, le sacrifice de son droit, dont l’intérêt est minime, et que, si elle ne le fait pas, il pourra y avoir de sa part culpabilité.

426. - Il ne faut pas confondre la légitime défense, quant à ses effets en droit pénal, avec une excuse : l’excuse suppose une certaine faute, ici il n’y en a aucune.

427. - Il ne faut pas la confondre non plus avec le cas de contrainte. L’homme contraint par la violence n’a pas le droit pour cela de commettre le crime qu’on le force à commettre. Sa mauvaise action tombe sur un innocent, sur un tiers, sur la société qu’il lèse ; mais , à cause de l’oppression de sa liberté, on juge qu’il n’est pas coupable, au moins pénalement. L’homme, au contraire, qui se défend dans les limites voulues contre son agresseur a le droit d’en agir ainsi.

428. - La légitime défense n’opère point en faisant disparaître l’imputabilité : elle légitime l’acte, elle le rend juste et honorable. On l’imputera à bien, on l’imputera à éloge à celui qui aura le courage de se défendre sans passion, sans emportement, restant dans la limite légale, mais sachant résister à la violation du droit avec ses propres forces, auxquelles il était réduit.

429. - Il suit de là que, non-seulement il n’y a pas culpabilité pénale, mais qu’il ne saurait y avoir non plus dans la légitime défense culpabilité civile. Loin de devoir des dommages-intérêts à l’agresseur qu’il a blessé, dont il a tué le cheval, dont il a détruit ou détérioré les vêtements ou tout autre objet de propriété en se défendant légitimement, c’est lui, au contraire, qui aura à en demander à cet agresseur, si l’agression contre laquelle il s’est défendu lui a fait éprouver quelque préjudice.

430. - Tout ce que nous venons de dire est applicable aux cas où la défense est complètement légitime, c’est-à-dire où toutes les conditions qui en constituent la légitimité sont réunies et où les limites de ce qu’elle autorise n’ont point été dépassées. Que décider s’il en est autrement ?

La science donne une règle abstraite ; mais, dans l’application, tout ne peut être calculé mathématiquement suivant cette règle, surtout dans une situation aussi subite et aussi critique que celle d’un homme se défendant contre un agresseur. Si les conditions qui font la légitimité de la défense ne sont pas toutes réunies, ou si les limites de cette défense ont été dépassées : par exemple, si l’agression n’était pas injuste, si elle n’était pas violente ; si le péril n’était pas imminent ; s’il y avait possibilité de recourir efficacement à l’autorité publique ; si le préjudice à subir était facilement réparable après coup par l’intervention de la justice, s’il était de si petite importance, comparé au mal à faire pour l’éviter, que le sacrifice en devint obligatoire ; ou bien encore si l’agent a fait à l’agresseur un mal plus grand que le mal indispensable pour se défendre, le jurisconsulte n’hésitera pas à dire, dans tous ces cas, que cet agent n’a pas été dans son droit, que tout ce qu’il a fait de mal en dehors des nécessités de sa défense, il l’a fait sans droit. Mais faut-il en conclure qu’il soit, dans tous ces cas, coupable, surtout pénalement?

Parmi ces conditions ou ces limites, il en est sur lesquelles il est bien difficile de ne pas errer. Quel est l’homme qui, dans le trouble ou dans l’impétuosité de sa défense, emporté même par son courage, appréciera de sang-froid, avec exactitude, s’il est quelque autre recours à appeler, s’il est quelque moyen plus doux à employer, si le coup qu’il porte dépasse ou ne dépasse pas ce qui serait nécessaire à sa défense ? Il faut prendre les faits tels qu’ils se présentent communément, et ne pas exiger pénalement de l’homme plus qu’il n’est dans sa nature générale de faire. Bien que l’agent qui s’est défendu n’ait pas eu un droit entier, ou qu’il l’ait excédé, il devra souvent être déclaré non coupable, suivant l’appréciation que fera des circonstances le juge de la culpabilité, car autre chose est la question de savoir s’il avait le droit de faire cet acte, autre chose la question de savoir si, n’en ayant pas le droit, il est coupable pénalement de l’avoir fait.

On conçoit que, dans ce cas, bien qu’acquitté sur l’action pénale, il pourrait être condamné, suivant les circonstances, à des dommages-intérêts envers la partie, parce que le juge apprécierait qu’il n’y a pas culpabilité pénale, mais qu’il reste une culpabilité civile.

431. – Quand les conditions de la défense ont été trop imparfaites, ou que l’excès en a été trop grand pour comporter un acquittement, il y a lieu cependant à atténuation ; à moins qu’il ne s’agisse de cas où la défense illégitime aggrave elle-même le délit, comme il arriverait de celui qui, au lieu d’obtempérer aux agents de l’autorité exerçant légalement leur action, se défendrait contre eux.

432. - La légitimité de la défense est-elle restreinte à la défense de soi-même, ou s’étend-elle à celle d’autrui ?

Il y a, en fait, dans le secours à porter à quelqu’un au milieu d’une lutte, une appréciation délicate à faire, qui commande, dans mille cas pour un, la plus grande circonspection. Deux hommes sont aux prises l’un est plus faible que l’autre, il paraît prés de succomber ; quel parti allez-vous prendre ? Celui du plus faible ?... Qui vous dit que ce n’est pas lui qui est l’assassin, l’agresseur violent, le voleur, et que vous n’allez pas prêter main-forte au coupable contre l’homme qui use de son droit ? Ce qu’il y a de mieux à faire, en cas pareil, est de s’interposer pour faire cesser la lutte et pour maintenir en respect l’un et l’autre, jusqu’à ce que l’autorité éclaircisse les faits.

Mais, si l’on est bien éclairé sur cette difficulté de fait, si l’on sait pertinemment lequel est l’injuste agresseur, lequel est en état de défense légitime, donner aide à celui-ci à défaut de la force publique qui est absente ou insuffisante, est un droit, un devoir moral, un acte honorable de courage et de sociabilité, et il n’y a pas ici à marquer de degrés de parenté, d’alliance, ni d’affection.

433. - Comme l’aliénation mentale, comme l’oppression de la liberté, la défense privée, lorsqu’elle est légitime, de manière à exclure toute culpabilité, n’a pas même besoin de s’appuyer sur un article de loi, son effet justificatif est indépendant de tout texte, et il entre dans le devoir comme dans le pouvoir du juge de la culpabilité de déclarer non coupable celui qui peut l’invoquer.

Signe de fin