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LA QUALIFICATION SIMPLE
ET LES QUALIFICATIONS MULTIPLES

Extrait du « Traité de droit criminel »
de MM. R. MERLE et A. VITU ( Tome 1, 7e éd., Paris 1997 )

La qualification des faits est le premier acte que doit accomplir
tout magistrat ou tout tribunal appelé à les examiner.

Il se heurte parfois à l’une des plus grandes difficultés
que connaisse la science criminelle :
combien de qualifications retenir lorsque les faits reprochés
tombent sous le coup de plusieurs incriminations légales ?

Avant de chercher à répondre à cette question
il convient de souligner le point suivant :
la pluralité de qualifications n’emporte pas nécessairement
cumul des peines attachées à chacune des qualifications retenues.

LA QUALIFICATION DES FAITS

§ 1 -  LES PRINCIPES GÉNÉRAUX

A —  L’OPÉRATION DE QUALIFICATION

385. Qualification des faits et interprétation des lois pénales. — L’opération normale de qualification comporte, dans un régime légaliste, une confrontation rigoureuse des faits poursuivis avec les divers types de faits incriminés par la législation pénale. Cette confrontation pose souvent un problème d’interprétation des lois pénales dont le contenu ou le domaine d’application sont incertains. On ne reviendra pas ici sur cette importante question qui a fait l’objet de développements antérieurs (supra, nos 171 et s.).

On rappellera seulement que la doctrine étrangère, et plus particulièrement la doctrine allemande, relie plus directement le problème de la qualification des faits à celui de l’interprétation des lois pénales par le biais de la notion de typicité. Cette notion, qui est peu utilisée en France car elle paraît faire double emploi avec la règle nullum crimen signe lege, constitue, écrivait Donnedieu de Vabres, « une précision supplémentaire donnée à la thèse qui met au premier plan l’élément légal de la répression. Il ne suffit pas que le fait envisagé tombe sous l’application de la loi pénale in genere ; ilfaut qu’il soit visé et défini par une disposition particulière qui lui donne sa figure juridique, en fixe la peine, et qui est le fondement de la répression ».

386. Du moment où l’on doit se placer pour apprécier la qualification. — C’est un principe général de notre droit pénal que l’on doit se placer au temps de l’action pour apprécier les éléments constitutifs de l’infraction. Il importe peu, dès lors, que postérieurement à l’accomplissement des faits la situation juridique qui commandait la qualification pénale des faits se soit modifiée, fût-ce rétroac­tivement, en faveur de l’agent. Les rares décisions qui ont eu l’occasion de statuer sur cette difficulté sont très nettes. Le cohéritier qui a dérobé pendant l’indivision des objets indivis est passible des peines du vol, même si, par la suite, ces objets ont été mis dans son lot par le partage. Le vendeur impayé qui reprend frauduleusement la chose vendue demeure coupable de vol, même si le contrat de vente a été résolu par la suite. Le délit d’abus de confiance subsiste si une compensation intervient après le détournement. Le délit de non-représentation d’enfant n’est pas effacé par le transfert postérieur de la garde au délinquant.

Ici encore le droit pénal manifeste son autonomie, notamment lorsqu’il méconnaît la rétroactivité, ou la déclarativité, des actes juridiques civils. Il saisit la volonté délictueuse dès qu’elle s’est exprimée, et il la saisit irrévocablement. Il y a peut-être là quelque abus du juridisme répressif.

Cette solution comporte une exception évidente lorsque c’est l’élément légal de l’infraction — le texte de base de la poursuite — qui est rétroactivement anéanti après la commission des faits : l’annulation d’un règlement, par exemple, a pour conséquence logique la disparition de l’infraction elle-même.

387. Les composantes extra-pénales de la qualification : incidence en droit pénal des actes nuls ou illégaux d’après d’autres disciplines. — Les incriminations prévues par la loi pénale ne contiennent pas uniquement du droit pénal, si l’on peut dire. Elles se réfèrent souvent à des notions définies par les autres disciplines juridiques, telles que le droit civil, le droit commercial, le droit du travail, le droit administratif, etc. Parfois même leurs éléments constitutifs impliquent l’existence d’un acte juridique ou d’un titre écrit qui est une condition de l’infraction. La bigamie ne se conçoit que s’il y a mariage, la qualité de fonctionnaire est une condition préalable de certaines infractions, le détournement de gage ou d’objets saisis postule la constitution antérieure d’un gage que s’il y a domicile. Toutes ces notions extra-pénales font partie de la qualification pénale, et dès lors deux problèmes se posent à l’interprète.

Il s’agit d’abord de déterminer si les autorités judiciaires répressives doivent se référer aux définitions internes du droit privé ou du droit public pour apprécier l’existence de l’acte juridique ou du titre juridique à défaut duquel la répression ne se conçoit pas. Cette question a été antérieurement examinée (supra, nos 148 et s.), et l’on sait que la jurisprudence criminelle s’écarte volontiers des définitions extra-pénales : elle a notamment sa conception particulière du « chèque », du « fonctionnaire », ou du « domicile », etc. Par là même se manifeste sous un premier aspect le phénomène contemporain de l’autonomie du droit pénal.

Les tribunaux répressifs sont souvent appelés, d’autre part, à statuer sur l’incidence pénale de la nullité des actes ou des titres juridiques qui commandent la répression. Sur ce point encore, l’autonomie du droit pénal apparaît très nettement : « la loi civile, affirme la Cour de cassation, ne détermine les causes de nullité ou d’annulation (...) qu’au point de vue des intérêts civils ».

Aussi décide-t-elle généralement que l’irrégularité d’un chèque ne fait pas obstacle à la répression du défaut de provision « si le titre émis (...) présente toutes les apparences d’un chèque » et s’il a été accepté comme tel... ; de même il importe peu en matière d’abus de confiance que le contrat qui a donné lieu au détournement soit frappé d’une cause de nullités ; les délits de détournement de gage ou d’objets saisis sont répréhensibles malgré la nullité du gage ou de la saisie ; l’irrégularité de la nomination d’un fonctionnaire laisse subsister les infractions commises par ce fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions ou celles dont il a été l’objet ; la nullité de l’engagement d’un militaire ne fait pas obstacle à des poursuites pour port illégal de décoration ; la bigamie est pénalement constituée indépendamment de la nullité du premier mariage ; quant au faux et à l’abus de blanc-seing, ils sont répréhensibles dès lors que l’acte falsifié ou utilisé frauduleusement n’était pas informe et que, malgré la nullité dont il était entaché, il était susceptible de causer un préjudice à la victime dans l’esprit de l’agent.

Toutes ces solutions sont généralement expliquées par la prise en considération de la notion d’apparence : « parce qu’il tend à la sauvegarde de l’ordre extérieur, le droit pénal a pour fonction propre de s’attaquer à toutes les manifestations extérieures d’activités qui seraient susceptibles de le troubler » (Vasseur).

B —  LE POUVOIR DE QUALIFICATION

388. Les autorités compétentes pour qualifier les faits. — Le procureur de la République attribue une qualification aux faits qu’il défère aux juridictions répressives. La partie civile procède identiquement lorsqu’elle saisit elle-même le tribunal correctionnel ou le tribunal de police. Mais les juridictions répressives ne sont pas, sauf exceptions rares, liées par la qualification qui leur est proposée. Il est en effet une importante règle procédurale aux termes de laquelle toute juridiction pénale a le droit et le devoir d’examiner la qualification du fait qui lui est soumis et au besoin de la modifier, lorsque celle-ci paraît inexacte ; ce pouvoir d’appréciation est indispensable, puisqu’il permet de vérifier si le fait dont il s’agit entre bien dans la compétence de l’organe en question.

La règle énoncée se double d’ailleurs d’une autre règle qui vient, dans une certaine mesure, réduire la portée de la première : il est interdit à la juridiction saisie de modifier la prévention, c’est-à-dire de statuer sur des faits autres que ceux dont elle est saisie : c’est la conséquence du principe actuellement admis qu’une juridiction répressive ne peut pas, sauf exception législative, se saisir elle-même d’une infraction pour la juger. Quand il modifie la qualification d’un fait, le juge doit donc prendre garde de ne pas modifier en même temps la prévention, c’est-à-dire de ne pas englober, sous le couvert de la nouvelle qualification, des faits qui ne lui avaient pas été soumis.

1° Le pouvoir du juge d’instruction pour qualifier et modifier les qualifications précédemment adoptées, vient de ce qu’il est saisi in rem, c’est-à-dire chargé d’instruire sur un fait matériel donné, à lui déféré par le parquet ou par une constitution de partie civile. Dans les limites de ce fait initial, le juge a de très larges pouvoirs pour rechercher les preuves, mettre en examen toute personne (selon la formule fréquemment utilisée, il n’est pas saisi in personam) et modifier librement la qualification initiale donnée au fait par le parquet. Quant à la chambre d’accusation, elle est saisie à la fois in rem et in personam, mais elle n’est pas liée par les qualifications admises par le magistrat instructeur ; elle peut les modifier, fût-ce dans le sens de la sévérité.

2° Les juridictions de jugement ne se saisissent pas elles-mêmes sauf des infractions commises à l’audience. Elles sont saisies par le Ministère public ou par la partie civile, à la fois in rem et in personam : elles ne peuvent donc statuer que sur les faits portés devant elles et à l’égard seulement des individus auxquels ces faits sont imputés. Cette règle, impérative devant la Cour d’assises (art. 321, C.pr.pén.), est moins rigide devant les juridictions correctionnelles ou de police : les articles 388, 512 et 531 C.pr.pén. permettent en effet la « comparution volontaire » des parties ; si une personne présente à l’audience accepte d’être jugée comme prévenu alors qu’elle n’était que témoin, partie civile ou personne civilement responsable, ou si un prévenu consent à être jugé sur des faits autres que ceux pour lesquels il a été cité, ou s’il admet d’être jugé malgré une citation irrégulière, la saisine de la juridiction s’élargit à ce nouveau prévenu ou à ces nouveaux faits, ou devient régulière malgré la citation irrégulièrement délivrée ; mais il faut à cela le consentement de l’intéressé.

Dans les limites que l’on vient de préciser, et qui sont plus étroites que pour les juridictions d’instruction, les juridictions de jugement peuvent modifier la qualification des faits dont elles sont saisies. Le principe est absolument certain, malgré les difficultés pratiques auxquelles parfois se heurte son application, et quelques exceptions.

389. Les changements de qualification. Lorsque, par l’effet du changement de qualification, le fait demeure de la compétence normale de la juridiction saisie, celle-ci doit statuer sur lui : ainsi pour le délit de vol simple, disqualifié en délit d’escroquerie. Si, au contraire, le fait ressortit à la compétence d’une juridiction plus élevée dans la hiérarchie, le tribunal saisi doit déclarer son incompétence et renvoyer l’affaire au Ministère public (« renvoyer le Ministère public à se pourvoir ainsi qu’il avisera », disent très exactement les articles 469 et 540, C.pr.pén.), afin que celui-ci puisse orienter le dossier vers la juridiction qui lui donnera la suite convenable : tribunal correctionnel, si l’infraction se révèle être un délit qui paraît pouvoir être jugé sans autre formalité, ou juge d’instruction si une information s’impose (délit correctionnel nécessitant des recherches plus poussées, crime pour lequel une instruction est obligatoire). En outre, lorsqu’il disqualifie le délit dont il est saisi en un crime, le tribunal correctionnel peut décerner contre le prévenu un mandat de dépôt ou un mandat d’arrêt tout en renvoyant le dossier au procureur (art. 469, al. 2, C.pr.pén.).

Reste le cas où la disqualification donne au fait une nature moins grave que celle qu’il avait d’abord (crime, il devient délit, par ex.). En ce cas, si la juridiction saisie est la Cour d’assises, elle demeure compétente et statue sur la qualification nouvelle qui sera l’objet d’une question subsidiaire (art. 351, C.pr.pén.). Si c’est une juridiction correctionnelle qui est saisie et qui constate avoir, par erreur, été saisie d’une contravention, elle doit statuer malgré la modification dans la nature du fait (art. 466), même si les parties demandent le renvoi de l’affaire devant le tribunal de police.

Au pouvoir de disqualification des juridictions répressives, deux dérogations sont apportées. D’abord, en matière d’infraction à la L. 29 juillet 1881 sur la presse : aux termes de l’article 50 de cette loi, l’acte qui met en mouvement les poursuites doit articuler et qualifier les faits incriminés et la jurisprudence a déduit de là que les juridictions répressives. ont le droit de substituer, à une qualification visée par cette loi, une qualification de droit commun, mais qu’il leur est interdit de permuter entre elles deux qualifications visées par cette loi, ou de substituer à une qualification de droit commun une qualification prévue par la cette loi (par ex. remplacer une qualification d’outrage, art. 433-5, C.pén., par une qualification d’injures, art. 31, L. 1881).

L’autre exception résulte de l’article L. 216-4 du Code de la consommation (anciennement, art. 8, L. 1er août 1905 sur les fraudes). L’article L. 216-4 décide que « toute poursuite exercée en vertu des chapitres II à VI devra être continuée et terminée en vertu des mêmes textes » ; on ne peut donc pas substituer, à une qualification fondée sur la législation sur les fraudes, une qualification de droit commun, qui enlèverait à l’individu poursuivi les garanties particulières que cette législation a organisées à son profit, mais on peut permuter entre elles deux qualifications prévues en matière de fraude, les garanties demeurant intactes.

§ 2 —  LES PROBLÈMES POSÉS
PAR LES QUALIFICATIONS MULTIPLES

Le problème du rattachement législatif d’une activité délictueuse se complique singulièrement lorsque les agissements du délinquant sont, apparemment ou réellement, susceptibles de recevoir plusieurs qualifications distinctes. Cette situation surgit, soit en présence de qualifications alternatives ou incompatibles, soit en présence de véritables concours de qualifications.

A —  QUALIFICATIONS INCOMPATIBLES
ET QUALIFICATIONS ALTERNATIVES

390. Les qualifications incompatibles. — Il arrive parfois qu’une infraction objectivement imputable à un délinquant soit la conséquence logique et en quelque sorte naturelle d’une première infraction avec laquelle elle se confond intimement, au point que l’on hésite à la retenir dans la poursuite.

Tel est le cas lorsqu’un individu, après avoir volontairement porté des coups et blessures à une personne (infraction prévue aux art. 222-7 et s.) s’abstient de porter secours à sa victime (délit prévu par l’art. 223-6, C.P.), ou du voleur qui recèle les objets qu’il a frauduleusement soustraits. Poursuivra-t-on cumulativement pour omission de porter secours dans le premier cas, et pour recel dans le second cas ? Ou négligera-t-on cette deuxième qualification ?

À première vue, des raisons de bon sens, et même de logique juridique, conduisent certains auteurs à penser que la deuxième qualification est incompatible avec la première. Ne serait-il pas paradoxal de reprocher au voleur d’avoir conservé le produit de son vol ? Car s’il a volé c’est précisément pour s’approprier la chose et pour en profiter, et en le punissant pour le vol on le punit donc implicitement pour le recel... Ne serait-il pas également absurde d’imputer un défaut d’assistance à l’auteur des violences ? Il faut d’ailleurs observer que, dans les deux hypothèses, la prise en considération de la seconde qualification équivaudrait à conférer au défaut ou à l’absence de repentir actif une conséquence positive tout à fait inattendue.

Mais, en fin de compte, on ne voit pas pourquoi, puisque les textes existent, on ne pourrait reprocher à l’auteur de violences d’avoir aggravé son cas en négligeant de faire soigner sa victime, ou même au voleur d’avoir prolongé son action délictueuse en dissimulant l’objet de son vol. Il n’y aurait là aucune impossibilité légale ou logique. C’est une simple question de sévérité ou de libéralisme.

La jurisprudence a une attitude fluctuante selon les cas.

391. Les qualifications alternatives. — Certaines activités pénales sont différemment qualifiées par la loi selon la nature ou le degré de la faute imputable à leur auteur. Ainsi les coups mortels sont qualifiés « meurtre » (art. 221-1 et s., C.pén.), ou « assassinat » (art. 221-3, C.pén.) si l’agent avait l’intention de tuer sa victime ; mais, à défaut de l’animus necandi, l’infraction est réprimée par l’article 227-7 du Code pénal en tant que coups et blessures volontaires ayant occasionné la mort sans intention de la donner ; et il n’y a qu’un homicide involontaire (art. 221-6 et s., C.P.) si les violences sont simplement le fruit d’une imprudence... On peut faire une constatation analogue à propos des coups et blessures non mortels qui, en fonction de la faute commise par l’agent, peuvent être qualifiés soit de tentative de meurtre, soit de coups et blessures volontaires, soit de coups et blessures involontaires.

Il va de soi que ces diverses qualifications susceptibles d’être appliquées à une même activité sont alternatives : c’est l’une ou l’autre qui peut être retenue, et si ce n’est pas l’une qui convient à l’espèce envisagée, c’est l’autre. Dès lors surgit un délicat problème dans l’hypothèse où une première poursuite ayant eu lieu sous l’une des qualifications possibles (par ex. homicide volontaire), et l’agent ayant bénéficié d’une décision d’acquittement, le parquet engage une deuxième poursuite à propos des mêmes faits sous une autre qualification (par ex. homicide involontaire) : cette deuxième poursuite est-elle possible ?

La doctrine estime généralement que l’autorité de la chose jugée (règle non bis in idem) s’oppose à la deuxième poursuite. C’est en effet un principe aujourd’hui fermement établi que les juridictions de jugement sont saisies des faits sous toutes les qualifications qu’ils comportent, sauf à se déclarer incompétentes si elles estiment que l’infraction poursuivie excède la limite de leurs attributions. Elles sont donc censées avoir examiné le problème de la qualification sous tous ses aspects.

Les solutions du droit positif sont plus nuancées. A propos des procès jugés par la Cour d’assises, l’article 368 du Code de procédure pénale, consacrant législa­tivement un revirement antérieur de la jurisprudence de la Cour de cassation, décide qu’« aucune personne acquittée légalement ne peut plus être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente ».

Mais il n’existe aucune règle légale semblable à propos des procès jugés par les tribunaux correctionnels ou les tribunaux de police. Et la jurisprudence de la Cour de cassation n’est pas encore très nette à ce sujet.

Un problème identique, et identiquement résolu, se pose lorsque, au lieu d’être alternatives, les qualifications sont concurrentes et cumulatives.

B —  LES CONCOURS DE QUALIFICATIONS

392. Position du problème. — Il arrive assez fréquemment qu’une seule activité, par suite des particularités de son agencement matériel, tombe sous le coup de plusieurs textes répressifs portant des incriminations et des peines différentes.

Ainsi le viol, lorsqu’il est commis dans un lieu public, met en jeu d’une part l’article 222-23 du Code pénal qui punit de la réclusion criminelle « tout acte de pénétration sexuelle » commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise, et d’autre part l’article 222-32 qui prévoit une peine d’emprisonnement et une amende à propos du délit d’« exhibition sexuelle » (autrefois : outrage public à la pudeur). De même, l’escroquerie commise à l’aide d’un faux en écritures publiques ou en écritures de commerce répond cumulativement à la définition de l’escroquerie et du faux en écritures. De tels concours de qualifications sont particulièrement fréquents en matière d’accidents de la circulation. L’automobiliste qui circule sur la partie gauche de la chaussée commet une contravention ; mais si, du fait de cette position anormale, il entre en collision avec un piéton et le tue, il devient également justiciable de l’article 221-6 du Code pénal qui sanctionne par des peines correctionnelles l’homicide involontaire imputable à l’« inobservation des règlements ». Mieux encore : le conducteur imprudent qui blesse deux usagers de la route, dont l’un subit une incapacité totale de travail de plus de trois mois, et l’autre une incapacité de travail inférieure à trois mois, est considéré, par l’article 222-19 du Code pénal, comme l’auteur d’un délit sur la personne de la première victime, tandis qu’au regard de l’article R. 625-2, il est coupable d’une simple contravention vis-à-vis de l’autre victime.

Dans toutes ces hypothèses, la multiplicité des éléments légaux applicables à une seule action matérielle pose un problème très important et très embarrassant : il s’agit de déterminer dans quelle mesure le juge doit tenir compte de toutes les qualifications applicables. Existe-t-il, comme le prétend un vieil adage, autant d’infractions que de lois violées (tot delicta quod leges laesae) ? Le délinquant est-il donc exposé à subir autant de peines que son acte comporte de qualifications ? Ou bien, compte tenu de l’unité de l’activité matérielle, une seule infraction lui est-elle imputable ?

Pendant longtemps, ce problème a reçu en France une solution uniforme qui consistait à négliger les qualifications les moins graves pour n’imputer au délinquant que la qualification majeure. Mais, depuis quelques années, la jurispru­dence, approuvée par une partie de la doctrine, manifeste quelques signes d’évolution. La solution de principe est toujours celle de l’unité d’infraction, mais dans un certain nombre de cas particuliers le concours de qualifications se résout en pluralité d’infractions.

a) La solution de principe

393. Concours de qualifications et unité d’infraction. — Il est généralement admis en principe qu’il convient de faire un choix parmi les multiples qualifications encourues, de façon à n’en retenir qu’une seule. La situation pénale, ainsi dépouillée de ses complications textuelles, se trouve donc ramenée à l’hypothèse classique de l’infraction unique régie par une seule qualification.

Pour justifier cette solution, deux explications, fort différentes l’une de l’autre, ont été invoquées : la théorie du conflit de lois, et la règle non bis in idem.

1° La théorie du conflit de lois, formulée en Allemagne au XIXe siècle, a été soutenue en France par J.-A. Roux. Selon cet auteur, le problème de la pluralité des textes violés par une même infraction est un faux problème ; car parmi toutes ces lois concurrentes « qui paraissent saisir le fait matériel commis », une seule est en réalité compétente. Il est, en effet, contraire à la logique législative qu’une même activité puisse être réprimée cumulativement par plusieurs prescriptions diver­gentes. On se trouve en présence d’un vulgaire conflit apparent de lois, entre lesquelles le juge doit choisir en faisant prévaloir, selon les circonstances, la disposition spéciale sur la disposition générale, la plus récente sur la plus ancienne, la plus sévère sur la plus indulgente. Et lorsque la qualification convenable a été découverte, les autres qualifications doivent être définitivement oubliées.

Dans un certain nombre d’hypothèses, cette conception paraît entièrement justifiée. Il en est ainsi, comme le constatait fort justement von Liszt, toutes les fois que, parmi les différentes lois en conflit, l’une d’elles embrasse sous tous ses aspects l’action punissable. Tel est le cas de l’individu qui tue volontairement son père : cette action est prévue d’une façon très générale par les articles 221-1 et 221-3 du Code pénal sur le meurtre et l’assassinat, mais elle est prévue sous tous ses aspects particuliers par l’article 221-4 sur le parricide. Tel est aussi le cas lorsque le concours d’une infraction et d’une circonstance aggravante aboutit à un délit spécial : par exemple, le vol (art. 311-3 C.pén.) commis dans un local d’habitation avec escalade est réprimé de façon spéciale par l’article 311-4 du Code pénal. Dans ces cas-là, il est bien évident que seule la loi adaptée au fait précis est applicable, car elle réprime ce fait sous toutes les qualifications dont il est susceptible.

Mais il s’agit là d’hypothèses particulières au-delà desquelles la théorie de Roux est difficilement admissible. Il n’existe pas, par exemple, une infraction spéciale intitulée « attentat à la pudeur commis dans un lieu public », mais deux incriminations distinctes de l’attentat à la pudeur et de l’outrage public ; or, si l’on suivait Roux, il faudrait complètement négliger l’outrage public, qui cependant donne une coloration spéciale à l’attentat à la pudeur, pour ne retenir que cette dernière qualification plus sévèrement réprimée. Il y a quelque chose de choquant dans cette élimination arbitraire d’un aspect du délit sous le prétexte fallacieux d’incompétence relative du texte qui le réprime.

2° Un autre courant doctrinal, plus classique, aboutit aux mêmes conséquences par application de la règle non bis in idem, qui traduit un principe général de notre droit processuel : nul ne peut être sanctionné deux fois à propos du même fait répréhensible. Dès lors, même si le fait unique commis par le délinquant est susceptible de plusieurs qualifications, le juge doit choisir la « plus haute », c’est-à-dire la plus sévèrement réprimée, et négliger les autres.

394. Conséquences pratiques de l’unité d’infraction. — Les tribunaux français considèrent généralement qu’un acte matériel unique à qualifications légales multiples constitue une seule infraction punissable « sous sa plus haute acception pénale ». Il résulte de cette position fondamentale diverses conséquences pratiques relatives au choix de la juridiction compétente d’une part, et au contenu de la condamnation d’autre part.

395. La juridiction compétente. — Il est constamment décidé qu’en cas de concours de qualifications une seule juridiction est compétente : celle qui a le pouvoir de connaître de l’incrimination la plus sévèrement sanctionnée. Ce sera donc la cour d’assises s’il y a cumul d’une qualification criminelle et d’une qualification délictuelle, ou le tribunal correctionnel s’il y a concours d’une qualification contraventionnelle et d’une qualification correctionnelle. Par voie de conséquence, si le tribunal correctionnel est saisi alors que la cour d’assises aurait dû l’être à sa place, il doit se déclarer incompétent ; et il en est de même pour le tribunal de police, s’il est saisi de l’aspect contraventionnel d’un fait qualifié délit.

Cependant, la pratique de la correctionnalisation met quelquefois ce principe en échec : il arrive fréquemment que le Ministère public, négligeant la qualification criminelle, poursuive les faits sous une qualification correctionnelle. Cette pratique, que la Cour de cassation déclare illégale lorsqu’elle a l’occasion de le faire, est dictée par les considérations de commodité ou d’équité toutes les fois que la qualification criminelle semble disproportionnée avec la gravité intrinsèque des faits. Avant l’Ordonnance du 23 décembre 1958, l’exemple le plus caractéristique était celui de l’escroquerie commise à l’aide d’un faux en écritures privées ou en écritures de commerce : les parquets engageaient les poursuites du chef d’escroquerie (délit) pour éviter de les déférer à la cour d’assises du chef de faux ; l’Ordonnance précitée, entérinant indirectement cette réaction de la pratique, a transformé le faux en écritures de commerce et en écritures privées (qui jusque-là était un crime puni de la réclusion) en un simple délit.

396. Le contenu de la condamnation. — La première question qui se pose consiste à rechercher si le juge, en présence d’un concours de qualifications, doit prononcer une seule peine, ou s’il peut et doit en prononcer plusieurs. Faisant application du vieil adage major poena minorem absorbet, la Cour de cassation décide généralement qu’une seule peine principale doit être prononcée : la plus forte, par sa nature ou par son taux, de toutes celles qui sont prévues par les diverses lois violées. En effet, soulignent parfois les arrêts, « une faute pénale unique ne peut être sanctionnée que par une seule peine ».

Ce principe a été vigoureusement rappelé au cours de ces dernières années dans l’hypothèse, citée plus haut, de l’automobiliste dont les victimes subissent des incapacités de travail justifiant respectivement une qualification correctionnelle et une qualification contraventionnelle.

La Cour de cassation décide aussi que seules doivent être prononcées les peines complémentaires attachées à l’incrimination la plus grave.

Dans le même esprit, elle rappelle souvent qu’une seule qualification - la plus grave -, doit être visée dans le jugement ou dans l’arrêt de condamnation, car un même fait autrement qualifié ne saurait entraîner une double déclaration de culpabilité ».

Cet ensemble de solutions procède donc de la position la plus classique.

Cependant, dans certains secteurs de la matière, la Cour de cassation, abandonnant résolument ces principes, assimile le concours de qualifications à un concours d’infractions.

b) Les solutions particulières

397. Concours de qualifications et concours idéal d’infractions. — Nombreux sont les auteurs qui reprochent aux théories précédentes leur caractère absolu, et qui estiment plus conforme à la vérité de dissocier les cas dans lesquels la pluralité de qualifications est accidentelle de ceux dans lesquels elle est, au contraire, moralement imputable au délinquant. Il est certes exact qu’en principe la « quan­tité » de l’infraction est commandée par le nombre des actions ou des omissions illégales. Mais cette conception matérialiste de l’infraction devrait, semble-t-il, comporter des exceptions lorsqu’un fait unique s’accompagne d’une pluralité d’éléments moraux distinctement incriminés par les textes en concours, et tendus vers la violation d’intérêts collectifs ou individuels différents protégés par ces textes.

Quelques exemples illustrent clairement ce point de vue. Le concours de qualifications est purement fortuit lorsqu’un automobiliste imprudent blesse deux personnes dont l’une subit une incapacité de plus de trois mois, tandis que l’autre victime a la chance de reprendre son travail au bout de huit jours : la volonté de l’automobiliste n’est pour rien dans la diversité de ces conséquences domma­geables, et les textes en concours protègent d’ailleurs les mêmes intérêts ; il est donc tout à fait normal qu’une seule infraction soit imputée à cet automobiliste. Au contraire, l’individu qui commet un viol sur une plage exposée aux yeux de tous a moralement accompli deux délits : non seulement il a voulu commettre un viol, mais encore il a consciemment accepté le risque d’outrager la pudeur d’éventuels témoins ; la coloration morale de son activité est plus grave que s’il avait accompli une seule infraction ; et, d’autre part, les intérêts protégés par les deux textes qui régissent cette situation ne sont pas identiques : l’un protège l’intégrité de la personne humaine, l’autre la moralité publique. Dans une situation de ce genre, il n’est pas tout à fait conforme à la vérité d’affirmer qu’il n’y a qu’une seule infraction.

C’est pour rendre compte de ces particularités que la doctrine a inventé le concept de concours idéal d’infractions. Il n’y a pas concours réel d’infractions, puisqu’il n’y a qu’un seul fait matériel, mais il y a concours idéal, c’est-à-dire formel, théorique : l’activité pénale du délinquant présente différents aspects, différents noms, différents degrés de gravité selon les divers textes en concours qui sont tous compétents pour le saisir.

Ortolan, qui fut l’un des premiers à isoler cette singularité de certains concours de qualifications, proposait de tenir compte de la pluralité des éléments moraux pour aggraver la peine attachée à l’infraction la plus grave.

D’autres auteurs, plus nombreux, raisonnent par analogie avec l’hypothèse du concours réel d’infractions. Il y a concours réel d’infractions lorsque la même personne commet plusieurs actes matériels incriminés par la loi pénale, et lorsque ces infractions successives ne sont pas séparées les unes des autres par une condamnation (cf. infra, nos 836-2 et s.). En pareil cas, il faut appliquer les solutions résultant de l’article 132-2, C.pén. : si les infractions en concours sont des crimes ou des délits, une seule peine principale sera prononcée (la plus forte) ; cependant, les infractions moins sévèrement réprimées seront visées dans la condamnation et pourront même entraîner les peines complémentaires qui leur sont propres. Mais si, parmi les infractions concurrentes, il y a des contraventions, toutes les peines de police applicables à ces contraventions seront prononcées et exécutées cumulativement. La solution serait donc identique dans l’hypothèse où un simple concours « idéal » d’infractions comporterait autant d’éléments moraux particuliers que de textes violés : le concours de qualifications équivaudrait alors à un concours réel d’infractions et devrait comporter les mêmes conséquences.

La jurisprudence, on va le voir, n’est pas insensible à cette conception.

398. Cas dans lesquels il y a pluralité d’éléments moraux et d’intérêts protégés par les textes en concours. — Depuis plusieurs années, la Cour de cassation paraît considérer que le concours de qualifications équivaut à un concours réel d’infrac­tions lorsque la situation pénale déférée au juge se caractérise par plusieurs éléments moraux distinctement incriminés et par la violation cumulative d’intérêts collectifs ou individuels distinctement protégés par les textes violés. Dans ce cas, elle applique les mêmes règles qu’en cas de concours réel (infra, n° 836) : pro­noncé de la peine la plus forte en cas de concours de qualifications criminelles ou délictuelles, accompagnée de déclarations de culpabilité visant les infractions moins graves, prononciation cumulative de toutes les peines en cas de concours de qualifications délictuelles et contraventionnelles, ou de qualifications contraven­tionnelles.

Ainsi a-t-il été décidé que le fait de jeter une grenade dans un immeuble habité constituait « deux crimes simultanés commis par le même moyen, mais caractérisés par des intentions coupables essentiellement différentes » : le crime d’assassinat et le crime de destruction d’immeuble par explosif. Des décisions semblables sont intervenues dans plusieurs autres hypothèses.

Une solution analogue est appliquée dans certainscas de concours de quali­fications délictuelles et contraventionnelles, ou en présence de plusieurs qualifica­tions contraventionnelles : par exemple, lorsqu’un automobiliste, violant le droit de priorité (contravention), occasionne des blessures à un usager (délit ou contraven­tion), il subira autant de peines qu’il y a de textes violés : une peine pour la contravention à la police du roulage, et une peine pour l’infraction de blessures involontaires. Ces décisions procèdent de cette idée que, malgré l’unité d’action, il y a plusieurs infractions « caractérisées par des éléments constitutifs différents » : le délinquant a eu conscience non seulement qu’il transgressait le Code de la route, mais encore qu’il risquait d’occasionner un accident en effectuant cette manoeuvre anormale.

Mais, lorsque les textes violés tendent à la protection des mêmes intérêts publics ou individuels, et lorsque l’on ne peut imputer au délinquant « des fautes distinctes punissables séparément », la Cour de cassation censure les déclarations cumula­tives de culpabilité en matière criminelle et délictuelle, ou les condamnations à des peines multiples en matière contraventionnelle.

399. Cas dans lesquels il y a pluralité de résultats diversement qualifiés. — Une solution identique est également appliquée dans les hypothèses déjà citées où le fait unique reproché au délinquant a occasionné plusieurs victimes dont le dommage est diversement qualifié par des incriminations distinctes : notamment blessures involontaires ayant entraîné chez une victime une incapacité de travail supérieure à trois mois, et chez une autre victime une incapacité de travail inférieure à trois mois. En pareil cas, toutes les qualifications doivent être visées, bien que la peine la plus forte soit seule prononcée.

Il est évidemment impossible de justifier cette solution par les considérations qui sous-tendent la théorie du concours idéal d’infractions : le concours de qualifi­cations est imputable au hasard, et non pas à la volonté du délinquant ; et les intérêts protégés par les textes en concours ne sont pas de natures différentes.

Ce sont de simples raisons pratiques qui imposent en ce cas de faire ressortir la pluralité des qualifications. Il est en effet indispensable de viser toutes les qualifications dans la poursuite et dans la condamnation pour permettre à la victime la moins gravement atteinte d’obtenir réparation de son préjudice.

N.B. Ce texte s’appuie sur un imposant appareil de notes, que nous n’avons pas eu le loisir de reproduire. Les personnes intéressées par la question traitée auront donc tout intérêt à consulter le document original.

Signe de fin