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L’INTERPRÉTATION DES LOIS PÉNALES

par René Garraud
« Traité du droit pénal français »
( 3ème éd., 1913 )

144. - En dehors de l’interprétation privée des lois pénales, qui est du domaine des jurisconsultes, et qu’on appelle, pour ce motif, interprétation doctrinale, on distingue deux espèces d’interprétation publique ou officielle, dont les caractères sont différents : l’interprétation législative et l’interprétation judiciaire (1).

(1) Les méthodes d’interprétation doctrinale du droit pénal ne peuvent être celles du droit civil. Voyez : Garçon, Les méthodes juridiques (Giard et Brière, éd., 1911). Il faut remarquer, en effet :

1° que le principe de la légalité des délits et des peines vient limiter le champ de l’interprétation doctrinale ;

2. qu’on ne peut attribuer à l’usage judiciaire une force créatrice de droit, soit qu’il s’agisse de mettre en vigueur de nouvelles règles, soit qu’il s’agisse de rendre caduques des dispositions existantes. Le criminaliste travaille donc à l’intérieur de la loi pour en déterminer scientifiquement la portée : il éclaire, par l’art de l’interprétation, et il éclaircit le contenu des prescriptions juridiques. Mais il ne peut s’isoler de la jurisprudence. Lorsque celle-ci s’est affirmée, il faut bien accepter ses décisions comme un fait, et en tenir compte.

L’interprétation législative.

145. - I. Le droit d’interpréter la loi, par voie de disposition générale, obligatoire pour les tribunaux, ne peut appartenir qu’au pouvoir législatif: Ejus est interpretari legem cujus est condere.

Ce principe a été admis et appliqué dans nos constitutions, depuis 1789 jusqu’en l’an VIII. Mais, après la promulgation de la constitution du 22 frimaire, le droit d’interpréter les lois fut confié, par le règlement du 3 nivôse an VIII et par la loi du 16 septembre 1807, à chef du gouvernement, en Conseil d’État. De 1800 à 1814; le Conseil d’État, agent du pouvoir exécutif, a donc rendu des avis ayant force de loi.

La Charte de 1814 a modifié cet état de choses, en restituant virtuellement le droit de développer le sens des lois au pouvoir législatif, qui l’a conservé depuis lors. C’est donc aux deux Chambres qu’il appartient aujourd’hui d’interpréter les lois. Cette interprétation est obligatoire pour les tribunaux, comme la loi elle-même. Nous nous demanderons seulement si les lois interprétatives peuvent avoir, en matière pénale, un effet rétroactif.

L’interprétation judiciaire.

146. - II. L’interprétation judiciaire est la recherche du sens de la loi faite par un tribunal, dans le procès, et seulement pour. le procès qui lui est soumis (Code civil, art. 5). Cette interprétation est-elle interdite à un tribunal de répression ? Nullement. Dans le cas où le texte de la loi est obscur, ce tribunal doit, comme un tribunal civil; se demander quelle a été l’intention du législateur et s’aider, pour faire cette recherche, de tous les procédés d’interprétation, de l’interprétation logique, comme de l’interprétation grammaticale : il peut aussi bien étendre que restreindre la portée littérale des textes (2).

(2) Sur les principes de l’interprétation en matière pénale, voir : Faustin Hélie, Introduction aux Leçons sur les Codes pénal et d’instruction criminelle de Boitard, p. XIII.

Selon lui, l’interprétation de la loi pénale ne doit être ni restrictive ni extensive ; elle doit être déclarative. C’est, en d’autres termes, l’opinion que j’adopte. On dit, en effet, parfois, que la loi pénale, lorsqu’elle manque de clarté, doit être interprétée d’une manière extensive en faveur de l’inculpé et d’une manière restrictive contre lui. Mais si cette règle était exacte, ce serait enlever au juge le droit de rechercher, sans autre préoccupation que celle de la vérité, le sens d’une loi pénale peu claire. Or, ce droit, le juge répressif le possède comme le juge civil. L’aphorisme de Bacon : Durum est torquere leges ut homines torqueant, a, tout au plus, la valeur d’un jeu de mots. Il faut, non pas torturer, mais interpréter les textes. Les peines ne pouvant être infligées qu’en vertu d’une disposition expresse et explicite, le doute doit entraîner l’absolution de l’accusé, je le veux bien. Mais il n’est pas moins exact d’affirmer que le juge, avant d’absoudre, doit s’éclairer sur le sens et la portée de la loi.

Mais, lorsque le sens de la loi pénale est clair, ou qu’il a été fixé par l’interprétation, le juge doit appliquer le texte à tous les cas qui sont compris dans ses termes, mais seulement à ces cas : il ne lui est permis de créer, par analogie, par interprétation, ou par induction, ni délit ni peine (Code pénal de 1810 art. 4). Cette règle est absolue, et elle constitue un contraste intéressant à relever entre la mission des tribunaux civils, dans l’application des lois civiles, et la mission des tribunaux répressifs, dans l’application des lois pénales (3).

(3) Voyez comme application : Cass. 3 février 1898 (S. 1900 1 202) ; 11 novembre 1904 (D. 1905 1 147) ; 17 octobre 1908 (S. 1909 1 224).

Le tribunal civil, saisi d’un procès, doit le trancher en faveur du demandeur ou du défendeur, c’est-à-dire donner une solution positive, et dire de quel côté est le droit. Il ne peut s’abstenir de le faire sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi. Autrement, il se rendrait coupable d’un déni de justice (Code civil, art. 4 ; Code pénal de 1810 art. 185). Aussi, dans le silence de la loi positive, les tribunaux civils peuvent et doivent recourir, pour juger les espèces qui leur sont soumises, soit à l’argument d’analogie, soit à l’argument d’équité. Il leur appartient même de combler les lacunes de la loi ; de faire œuvre prétorienne à l’aide de constructions juridiques, et d’édifier ainsi, par voie d’interprétation et d’application, une sorte de droit coutumier. On sait d’ailleurs que la tendance actuelle est d’attribuer au juge civil un pouvoir d’interprétation de plus en plus grand. On lui permet d’assouplir les textes, de les accommoder aux besoins nouveaux, de se livrer à ce qu’on appelle la libre recherche scientifique.

Mais toute autre est la mission d’un tribunal de répression, toute autre est la méthode qu’il doit suivre. Sans doute, il ne peut s’abstenir de vider, par un jugement, le débat dont il est saisi ; ce serait également un déni de justice de sa part, que de se. refuser à juger ; mais il ne peut retenir l’inculpé dans l’instance et le condamner que s’il constate : 1° que les faits relevés à sa charge constituent tel délit prévu par telle loi ; 2° que cette loi attache telle peine à la violation des injonctions ou des prohibitions qu’elle contient. Si ces deux conditions ne se rencontrent pas dans le procès qui lui est soumis, le tribunal doit nécessairement renvoyer l’inculpé de la poursuite, car les peines sont de droit étroit et le silence de la loi profite aux accusés : nullum delictum,,nulla poena sine lege (Code pénal, art. 4,  Code d’instruction criminelle, art. 159, 299 et 364). Le juge pénal a donc pour devoir dans ce cas, non de s’abstenir de juger, mais de juger pour donner une solution négative au procès qui lui est soumis (4).

(4) Le Code pénal espagnol de 1870 contient, à ce point de vue, une disposition intéressante, dans son article 2 : « Dans le cas où un tribunal a connaissance d’un fait qu’il estime digne de répression et qui n’est point puni par la loi, il s’abstiendra de toute procédure et exposera au gouvernement les raisons qui le portent à croire que ce fait devrait être l’objet d’une sanction pénale. ». — La- considération du résultat à obtenir ne permet pas de faire échec à la règle fondamentale du droit pénal qui constitue la garantie de la liberté civile : nulle poena sine lege.

Un arrêt de la Cour de cassation du 17 juin 1911 (S.1912 1 63) paraît l’avoir oublié lorsqu’il a implicitement décidé que l’usurpateur frauduleux du numéro d’ordre, attribué à une voiture automobile, constituait une usurpation de nom au sens de l’article 11 de la loi du 5 août 1899, modifié par la loi du 11 juillet 1900.

147. -   De ces principes résultent deux conséquences corrélatives:

1°. Il est d’abord bien certain que les infractions à des dispositions d’ordre public et d’intérêt général, prohibitives ou impératives, qui ne sont sanctionnées par aucune peine expresse, ne peuvent donner lieu à des poursuites devant les tribunaux de répression. C’est la conséquence la plus directe du principe de la légalité des peines.

Mais la violation de lois d’ordre public peut-elle autoriser des mesures administratives ? L’autorité, qui est chargée de procurer l’exécution de la loi, peut-elle agir directement pour supprimer ou faire disparaître l’état de fait contraire à la loi ? Nous ignorons par quelle voie légale elle pourrait y parvenir. Toute exécution administrative se heurte, en effet, à l’inviolabilité de la propriété ou de la personne ; et l’acte administratif constitue lui-même un délit, s’il se produit sans un jugement préalable’’, ‘et s’il viole le droit de la personne ou celui de la propriété qui sont placés sous la sauvegarde des tribunaux (5).

(5) L’exercice de la profession de libraire, aux termes d’une loi du 21 octobre 1814 (art. 11 et 21), n’était pas libre ; elle était soumise à l’obtention d’un brevet. Mais la loi précitée ne punissait d’aucune peine l’exercice de la profession de libraire sans brevet. Dans ces conditions, la Cour suprême avait décidé que le libraire poursuivi devait être renvoyé d’instance sans dépens et que le tribunal correctionnel n’avait pas le droit d’ordonner la fermeture de son magasin. Mais pouvait-il appartenir à l’autorité administrative de faire fermer l’établissement ouvert sans brevet ? Sur la question, et dans le sens de l’affirmative, lisez les conclusions de l’avocat général Quénault, rapportées avec l’arrêt de Cassation du 7 novembre 1844 (S. 1844 1 823). Mais par quelle voie légale l’administration pouvait-elle y parvenir ? C’est ce que nous ne voyons pas.

2°. Il est bien certain également que le juge a le devoir de qualifier le fait tel qu’il est qualifié par la loi et qu’il ne doit pas, pour changer la compétence, substituer à la qualification légale une autre qualification, même-moins rigoureuse. Sa mission n’est pas de juger la loi, mais de juger le procès conformément à la loi.

Et cependant rien n’est plus fréquent que l’usage contraire. On voit tous les jours les parquets et les juges d’instruction dissimuler une circonstance aggravante pour correctionnaliser un fait qualifié crime et renvoyer devant le tribunal correctionnel un inculpé qui serait justiciable de la cour d’assises. Ce procédé est aussi contraire aux intérêts de la société qu’à ceux du prévenu (6).

(6) Sur la correctionnalisation, on consultera Chauveau et Hélie, Théorie du Code pénal., t. 1. n° 26 ; et mon Traité d’instruction criminelle, t. II ° 528, p. 321 et les références. Cette pratique est, du reste, non seulement tolérée, mais encouragée par la-chancellerie.

Signe de fin