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LA MORALE NATURELLE
[ matérialiste ]

par J.-L. DE LANESSAN
( Alcan éditeur, Paris 1908 )

La doctrine inspirée par la philosophie grecque et chrétienne,
qui voit en l’homme un être spirituel, unique et irremplaçable,
repose sur la notion de libre arbitre.

Au contraire la doctrine matérialiste et évolutionniste,
qui voit en l’homme un simple animal répondant à des stimuli,
rejette cette notion de libre arbitre.

PRÉFACE

 

J’ai d’abord écrit ces pages pour moi-même. J’y ai travail pendant longtemps sans autre but que de donner une forme précise aux idées qui m’étaient inspirées, soit par la lecture moralistes, soit par l’observation directe des animaux et des nombreuses sociétés humaines, primitives ou civilisées au milieu desquelles j’ai vécu.

Les faits qu’il m’était donné d’observer me firent d’abord constater la vanité des efforts qui ont été tentés pour concilier les doctrines morales des religions ou des métaphysiques. avec la conception scientifique de l’univers et des êtres vivants. Il m’apparut qu’aucun accord n’était possible, dans le domaine des problèmes moraux, entre la doctrine de la création et celle de l’évolution, entre l’hypothèse indémontrable du libre arbitre et la certitude du déterminisme, entre l’immuable « loi morale » des religions ou l’absolu « impératif catégorique » des métaphysiciens et la mutabilité incessante des idées morales dans l’humanité. Il était donc nécessaire de chercher la source de ces idées ailleurs que dans la métaphysique ou les religions.

Repoussant avec la science moderne toutes les hypothèses relatives à la divinité, à l’âme et au libre arbitre, ne pouvant admettre comme ayant une existence réelle que la matière et le mouvement dont elle est animée, avec leurs transformations et évolutions incessantes, je pensai qu’il n’était pas possible d’expliquer l’évolution ascendante de la moralité autrement que par l’organisation et les relations des êtres humains et de leurs ancêtres animaux et par l’éducation que reçoit tout individu animal ou humain.

C’est donc dans cette direction que je portai mes observations et mes réflexions et que je consignai leurs résultats dans des notes personnelles. Quelques amis, dans le jugement desquels j’ai pleine confiance, m’ayant conseillé de publier ces dernières, j’en ai fait le présent livre.

On trouvera le naturaliste que je suis resté à travers tous les avatars de ma vie et le moraliste que je suis devenu par l’observation des sociétés animales et humaines. On y trouvera aussi un philosophe dont la bonne foi est assez grande pour qu’il se croie le droit de ne s’incliner devant aucun des préjugés contemporains, et de rester insensible aux critiques dont il pourra être l’objet de la part des gens qui tiennent absolument à avoir un libre arbitre, une âme et un dieu.

De Lanessan, Écouen le 18 mai 1908

……….

 

DES ACTES DITS « VOLONTAIRES »
ET DU LIBRE ARBITRE

 

Chez les animaux comme chez l’homme, un certain nombre des actes qui concourent à la satisfaction des divers besoins sont intentionnels et conscients. Tels sont, par exemple, ceux que l’animal exécute pour se procurer des aliments, pour les manger, pour chercher une femelle et la séduire, pour faire les mouvements provoqués par le besoin d’activité, etc. ; d’autres sont purement réflexes et plus ou moins inconscients, par exemple ceux de la mastication et de la déglutition, par lesquels l’animal broie ses aliments et les fait passer clans l’oesophage, etc. A partir de ce moment, tous les actes accomplis par le tube digestif pour faire circuler les aliments, en opérer la digestion, etc., sont tout à fait inconscients et purement réflexes, c’est-à-dire déterminés par des impressions dont ni l’animal ni l’homme n’ont aucune connaissance. Il en est de même d’une partie des mouvements accomplis pendant l’acte de la reproduction, etc.

Tous les mouvements que les animaux et l’homme accomplissent peuvent être groupés en trois catégories distinctes :

Mouvements réflexes inconscients : Ils sont déterminés par une sensation extrinsèque ou interne et se produisent fatalement, inévitablement, sans que l’animal ou l’homme ait conscience ni de la sensation qui les a déterminés, ni de la manière dont ils se produisent. Lorsque, par exemple, il y a de l’urine dans la vessie, le contact de ce liquide avec le col de la vessie occasionne une impression et une sensation dont nous n’avons pas conscience, mais qui déterminent la contraction des fibres musculaires du col de la vessie. Dans ce cas, le liquide excite les nerfs sensitifs du col de la vessie ; l’excitation est transmise au centre nerveux spinal ; de celui-ci part aussitôt une excitation des filets nerveux moteurs qui se transmet aux muscles du col de la vessie et détermine leur contraction. Nous n’avons conscience ni de l’impression ni de la sensation interne ni du mouvement réflexe auxquels est due l’occlusion du col de la vessie. La plupart des mouvements qui se produisent dans les intestins, dons les poumons, etc. sont également des mouvements réflexes et inconscients, déterminés par des impressions et des sensations internes. - Les mouvements par lesquels la pupille de l’œil se contracte ou se dilate suivant qu’elle est frappée par une lumière plus ou moins vive sont aussi des mouvements réflexes inconscients et ils sont déterminés par une impression extrinsèque, dont on n’a pas ordinairement conscience.

Mouvements réflexes conscients : Ils sont déterminés, comme les précédents, par une impression interne on extrinsèque et nous les accomplissons sans en avoir l’intuition à un degré quelconque, mais nous avons conscience de l’impression et du mouvement réflexe qu’elle détermine. Il en est ainsi, par exemple, lorsque nous fermons les paupières sous l’impression brusque produite par un rayon lumineux très intense on par la menace d’un objet que l’on approche brusquement de notre œil. Nous avons conscience de l’impression reçue et. du mouvement accompli, mais celui-ci se produit inévitablement, sans aucune intention de notre part.

Le caractère essentiel de ces deux sortes de mouvements réflexes est de se produire fatalement, nécessairement, à la suite d’une impression interne ou externe et sans aucune intervention de la volition.

Mouvements intentionnels ou volitionnels et conscients : Ils se produisent toujours à la suite d’une sensation extrinsèque ou d’une sensation interne. Ils sont, en d’autrestermes, toujours « déterminés », mais l’homme qui les exécute, agit dans un but défini, avec une intention précise, et il a conscience de son acte ainsi que de la sensation qui l’a déterminé. Lorsque, par exemple. je regarde en face le soleil, mes yeux reçoivent une impression très vive et d’où résulte une sensation pénible ; sous l’influence de cette dernière et avec l’intention de la faire cesser, je ferme les paupières. Lorsque je me mets en marche pour aller vers un lieu déterminé, je fais une série de mouvements intentionnels et conscients.Il en est de même quand je prends ma plume pour écrire, etc.

Certains mouvements intentionnels et conscients peuvent devenir purement réflexes et plus on moins inconscients par suite d’une répétition fréquente, d’une habitude. Il en est ainsi, par exemple, pour les mouvements que l’on fait en marchant, en écrivant, etc.

Parmi les mouvements conscients, il en est qui ont reçu le nom de « volontaires ». Nous devons nous y arrêter.

Dans le langage courant, ainsi que dans celui de tous les moralistes ou psychologues spiritualistes, le terme «  volonté » est employé pour désigner une prétendue faculté, grâce à laquelle les hommes accompliraient certains actes, spontanément, sans cause déterminante. Ces actes sont eux-mêmes qualifiés de « volontaires » et la liberté morale ou « libre arbitre » figurerait parmi les caractères essentiels de la « volonté ». Si la volonté, disent les spiritualistes, « est quelque chose de réel, elle est libre. Vouloir, c’est choisir ; mais tout choix suppose une alternative, la possibilité de deux contraires. Choisit-on véritablement, si l’autre parti était impossible, si celui qu’on a pris était nécessaire ? » (Boirac). Précisant la pensée des spiritualistes, Schopenhauer disait justement : « Le mot libre signifie ce qui n’est nécessaire sous aucun rapport, c’est-à-dire ce qui est indépendant de toute raison suffisante. Si un pareil attribut pouvait convenir à la volonté humaine, cela voudrait dire qu’une volonté individuelle, dans ses manifestations extérieures, n’est pas déterminée par des motifs, ni par des raisons d’aucune sorte, puisque, autrement... ses actes ne seraient plus libres, mais nécessités ». Tel était le fondement de la pensée de Kant, lorsqu’il définissait la liberté, « le pouvoir de commencer de soi-même une série de modifications. » Car ces mots « de soi-même » veulent dire « sans cause antécédente » ce qui est identique à « sans nécessité »... Une volonté libre serait une volonté qui ne serait déterminée par aucune raison, c’est-à-dire par rien, puisque toute chose qui en détermine une autre est une raison ou une cause ».

Une pareille conception de la volonté exigeait évidemment la croyance à une âme d’origine divine et jouissant des qualités que les religions et certains métaphysiciens attribuent à la divinité, notamment de pouvoir penser et agir sans y être provoquée par rien, d’être à elle-même sa propre cause. En d’autres termes, la croyance au libre arbitre a pour corollaire indispensable la croyance à une âme immatérielle et de nature divine. Or, aucun philosophe n’a jamais pu démontrer, scientifiquement, ni l’existence de l’âme, ni celle de la divinité. Si l’on y croit, c’est pour des motifs de sentiments, ou en s’appuyant sur un prétendu consensus de tous les hommes. Or, il en est de même pour la croyance au libre arbitre. « N’est-ce pas une chose évidente, écrit l’un de nos plus éminents spiritualistes, que tous les hommes se croient libres ? ... C’est une action fort simple que de lever le bras trois fois dans l’espace d’une heure. Si je suis libre, il dépend uniquement de moi de le faire ou de ne pas le faire ; si je ne suis pas libre, cela dépend de quelque cause étrangère à ma volonté : eh! bien, je propose à quiconque pense que je ne suis pas libre, de gager contre moi mille écus, un million, cent millions que dans l’espace d’une heure je lèverai trois fois la main. Qui acceptera le pari ? personne. Qui hésitera à le proposer ? personne. Cela prouve que tout le monde croit au pouvoir qui m’appartient de faire le geste, si cela me plaît ». Je ne tiendrais pas, en effet, un pari semblable ou analogue à celui que propose Jules Simon, mais c’est parce que je ne crois pas au libre arbitre. Il est évident qu’un homme ayant parié avec moi un million qu’il lèvera ou ne lèvera pas sa main trois fois en une heure, gagnera son pari, à cause même de l’importance de ce dernier. Ayant présent à l’esprit l’espoir de gagner un million ou la crainte de le perdre, il trouvera dans cette pensée une excitation plus que suffisante pour déterminer l’acte que Jules Simon considère comme volontaire. Même avec un pari dont l’enjeu serait insignifiant, un franc, par exemple, le résultat serait identique : le désir de prouver qu’il est libre suffirait pour déterminer le parieur à lever ou à ne pas lever son bras.

Un éminent physiologiste, partisan du libre arbitre, a essayé d’en donner une démonstration scientifique. « Il suffit, ce me semble, dit-il, d’observer attentivement ce qui se passe en nous lorsque nos membres sont en repos, que notre intelligence seule est en action et que l’idée de faire un mouvement inutile, de lever le bras,par exemple, se présente à notre esprit. Nous savons tous que d’ordinaire nous sommes parfaitement libres de réaliser ou de ne pas réaliser cette pensée, de faire le mouvement dont il s’agit ou de rester immobile et, sans que rien ne soit changé dans les conditions extérieures sous l’influence desquelles nous nous trouvons, notre volonté se prononce dans un sens ou dans l’autre ; notre intelligence nous dit que dans ce cas nous jouissons pleinement de notre libre arbitre, que nous sommes maîtres de vouloir ou de ne pas vouloir, et que notre volonté est une cause première d’action, non un phénomène automatique, une conséquence nécessaire d’une impression nerveuse venant de l’extérieur ou d’une partie de notre organisme autre que celle où la volition s’exerce » (Edwards). N’en déplaise au physiologiste éminent que je viens de citer, lorsqu’il m’arrive de vouloir exécuter, étant au repos, un mouvement prétendu inutile, comme celui de lever mon bras ou ma jambe, j’ai parfaitement conscience que ma volonté est déterminée soit par une impression telle que l’engourdissement de mon bras ou de ma jambe, soit par une de ces sensations internes vagues que détermine le besoin d’activité. Dans le premier cas, mon acte est, en réalité, utile et déterminé ; dans le second, il peut se faire qu’il soit inutile, mais il est déterminé par une cause dont j’ai conscience, il n’est nullement spontané.

Le même physiologiste invoque en faveur du libre arbitre un deuxième argument non moins fragile : « Chacun de nous, dit-il, sait que la sensation produite sur la tunique pituitaire des fosses nasales par le contact de certaines substances, telles que la poudre de tabac, lorsqu’on n’a pas l’habitude de priser, provoque dans le diaphragme et les autres muscles de l’appareil respiratoire des contractions violentes dont résulte l’éternuement. Ce phénomène est un mouvement involontaire et automatique, analogue aux mouvements réflexes inconscients, tout en étant dû à une sensation dont nous avons pleine connaissance, et lorsque l’excitation dont il dépend est intense, la volonté est impuissante pour l’empêcher de se produire ; mais lorsque l’excitation sensoriale est moins forte, on peut souvent, par un acte de la volonté, en empêcher les effets de se produire, et dans ce cas on sent une sorte de lutte s’établir pendant plus ou moins longtemps entre ces puissances contraires ». Dans ce cas, comme dans le précédent, il est facile de s’assurer que la « volonté » n’agit pas spontanément, mais, au contraire, sous l’influence d’une cause déterminante. La sensation produite par le contact du tabac avec la muqueuse pituitaire fait naître simultanément la crainte de l’éternuement qui va se produire et le désir de l’empêcher. Ce désir agissant comme puissance déterminante, on fait des mouvements contraires à ceux dont on se sent menacé et qui parfois parviennent à les arrêter. On a l’illusion d’avoir échappé à l’éternuement par un effort de volonté ; en réalité, on ne s’y est soustrait que grâce à l’action d’une idée provoquée par la menace de l’éternuement et plus puissante que la sensation d’où naîtrait ce dernier.

Dans les faits suivants, il est facile de saisir sur le vif la façon dont la volonté est mise en mouvement, alors qu’un observateur superficiel de ce qui se passe en lui-même s’imagine vouloir en toute liberté.

Un commis sort de son bureau, à six heures, au mois de juillet ; il s’arrête sur le seuil de la maison et se pose la question de savoir où il passera l’heure qui le sépare de son dîner. « Irais je au café ? Je suis sûr d’y rencontrer un ami que je n’ai pas vu depuis quelques jours et qui doit avoir une foule de choses plaisantes à me conter. - Irais-je faire un tour de promenade aux Champs-Élysées ? Il fait beau, j’y trouverai une foule élégante, de jolies personnes et je dégourdirai mes jambes. - Irais-je tout bonnement chez moi, en flânant le long des boutiques ? Ma femme, mes enfants, mon caniche me feront fête et j’attendrai le dîner en fumant une cigarette ». Tandis qu’il fait ce raisonnement et délibère, en son for intérieur, sur la direction qu’il prendra, il voit un nuage noir monter dans le ciel au bout de la rue. Il lui apparaît qu’un orage se prépare et il décide de rentrer chez lui. L’impression produite sur son œil par le nuage et l’idée qui en est résultée ont déterminé sa volonté en faveur du retour à la maison. Certes, il rentre chez lui parce qu’il veut y rentrer ; il croit même y rentrer en vertu de son libre arbitre, mais il le veut parce que la crainte de se mouiller a agi sur sa volition plus fortement que le désir de voir son ami et que la perspective d’une promenade aux Champs-Élysées. Le moteur qui a mis en branle ses cellules volitives est l’impression qu’il a reçue du nuage précurseur de la pluie. Un physiologiste dirait que sa volition a été déterminée par une impression extrinsèque, c’est-à-dire venant du dehors.

Le lendemain, à la même heure, notre homme, en sortant de son bureau, se pose les mêmes questions. Le temps est splendide, le ciel est sans nuages, la température est douce ; il sent naître en lui un désir très vif de prendre l’air, mais il hésite entre la terrasse du café où il verra son ami et les Champs-Élysées où il rencontrera d’aimables personnes. Tandis qu’il pense à ces dernières, un souvenir jaillit tout à coup dans sa mémoire : il se rappelle qu’hier, lorsqu’il est rentré plus tôt que de coutume, sa femme, qui est jeune, jolie et très aimée, est devenue toute rouge de plaisir, lui a jeté ses bras autour du cou, lui a donné un baiser tel que... il se décide à rentrer directement. Il veut rentrer, il le veut de tout son vouloir, il s’imagine même sans doute qu’il le veut librement, par le seul jeu de son libre arbitre ; mais, en réalité, son vouloir obéit à l’idée que vient de faire naître en son cerveau le souvenir de la réception que sa femme lui fit hier. Le physiologiste dira que sa volition a été déterminée par une idée et une sensation internes.

Dans ces deux circonstances, notre commis ressemble assez bien à une boule de billard qui se dirait : je puis aller vers ma droite frapper la boule rouge qui s’y trouve ; je puis aller aussi vers ma gauche choquer la boule blanche ; je puis encore me précipiter contre la bande qui les sépare pour rebondir contre l’une ou l’autre d’entre elles, mais je ne puis faire l’un de ces trois mouvements que si un joueur me pousse et j’irai nécessairement là où il m’enverra. À l’instar de cette boule, l’homme envisagé plus haut serait resté indéfiniment immobile et perplexe entre les directions qu’il avait à suivre pour aller au café, aux Champs-Élysées ou chez lui, si la vue d’un nuage gros de pluie, la première fois, et le souvenir de sa femme, la seconde, n’avaient donné à sa volonté l’impulsion qui l’a mise en mouvement dans telle direction plutôt que dans telle autre.

Voici d’autres faits d’une nature différente, mais non moins expressifs. A minuit, devant une villa isolée, un apache, rendu voleur par l’éducation, se parle à voix basse : « Je sais, dit-il, que les maîtres et les domestiques sont aux eaux. J’ai vu, l’autre jour, dans le salon, dans le cabinet de travail, dans les chambres, partout, une foule de rares et beaux objets dont mon brocanteur m’a promis un bon prix. J’ai tout ce qu’il faut pour ouvrir les portes et, au besoin, pour forcer les meubles. Je ne trouverai jamais une meilleure occasion. Il me suffit de vouloir. Dois-je faire le coup tout de suite ? Vaut-il mieux attendre à demain ? ». Au moment où il se pose ces questions, il aperçoit un sergent de ville au bout de la rue, s’éloigne et remet le coup à plus tard. Cette conduite est, sans conteste, le résultat d’une décision de sa volonté, mais n’est-il pas évident que sa volonté elle-même a été déterminée par la vue de l’agent de police net la crainte d’être surpris dans son cambriolage ?

L’agent de police, vers le même temps, aperçoit sur le trottoir un papier d’une forme et d’une coloration particulières. Il le ramasse et reconnaît un billet de banque de mille francs. Il n’y a plus personne dans la rue, il peut s’approprier sans danger cette petite fortune. « Dois-je mettre ce billet dans ma poche ? Personne, à coup sûr, ne le saura. Je pourrai payer mon loyer, acheter à ma femme une robe dont elle a grand besoin, donner à mes enfants des culottes et, après tous ces achats, je serai encore riche. Dois-je, au contraire, porter tout de suite ce billet au commissaire de police, afin qu’il en fasse rechercher le propriétaire ? ». Ainsi délibère-t-il, dans la profondeur de sa conscience, mais la délibération n’est pas de longue durée. Il a reçu dans son enfance une excellente éducation morale; il lui en est resté une horreur du vol que l’exercice de sa profession augmente encore chaque jour ; il a vite fait de se décider : il veut que le billet revienne à celui qui l’a perdu, qui se lamente sans doute, en ce moment même, à cause de sa perte. Par un acte réfléchi, il va tout de suite le porter à son chef. Il est convaincu, sans nul doute, qu’il veut ainsi librement, et qu’il pourrait tout aussi bien agir d’une façon contraire ; eh ! bien, il se trompe, sa volonté a été mise en mouvement dans le sens de la restitution par l’horreur du vol qu’il tient de son éducation et qui est plus forte que son intérêt matériel. Il obéit au choc de ce sentiment comme la boule de billard à celui que lui imprime le joueur.

Dans les cas qui précèdent, l’action exercée sur la volonté par une sensation extrinsèque, ou par une idée que provoque la mémoire, est tellement manifeste, qu’il est impossible de la nier et que le sujet lui-même en acquerrait facilement conscience s’il était suffisamment instruit pour analyser ses sentiments et ses idées. Dans un très grand nombre d’autres cas, cette action est beaucoup moins évidente, parfois même nous n’en avons que peu ou pas du tout conscience.

Il en est ainsi, par exemple, lorsqu’on meut les doigts pour écrire, les jambes pour marcher, etc. Il semble bien, alors, que si l’on fait tels ou tels mouvements, c’est par un acte de volonté absolument libre, et qu’on pourrait faire les mouvements contraires ; en réalité, il n’en est rien. Une cause dont on n’a pas conscience, en raison de la grande habitude que l’on a prise de faire ces mouvements, agit sur les cellules cérébrales pour déterminer l’acte de volition d’où résultent tels mouvements des doigts ou des jambes plutôt que tels autres. « Il ne faut pas oublier, nous font observer très justement les physiologistes, qu’une grande partie des phénomènes psychiques qui se passent en nous, nous échappent ; et qu’il doit arriver très souvent que les déterminations qui nous paraissent les plus libres ne sont, en réalité, que la résultante de notre organisation native, de notre éducation et de sensations ou d’émotions actuelles dont nous n’avons pas conscience. Les statistiques prouvent que les faits qui paraissent uniquement soumis à la volonté humaine, comme les mariages, les crimes, les suicides, etc., se produisent avec une étonnante régularité et sont soumis à des causes et à des lois parfaitement déterminées. La volonté joue, du reste, dans nos actions, une influence bien moins grande que nous ne le croyons nous-mêmes ; étant connus le caractère et les habitudes de la plupart des hommes, on peut prédire, à coup sûr, dans la majorité des cas, la détermination qu’ils prendront dans une circonstance donnée. » (Baunis)

Il me parait utile d’insister sur ces observations. En premier lieu, s’il est vrai que les mariages, les suicides, les crimes et autres actes qui paraissent être placés sous la dépendance du soi-disant libre arbitre se présentent toujours, dans un même pays et dans un même temps, en nombre peu variable, l’observation établit sans peine que cela résulte des conditions dans lesquelles se trouve la société envisagée. À Paris, par exemple, connaissant le nombre des familles où l’on ne travaille pas, où l’on vit de mendicité, ou bien dans lesquelles on ne surveille pas les enfants, il serait facile de prévoir à peu près exactement le chiffre des vols à l’étalage, des cambriolages et même des crimes qui pourraient être commis chaque année. Par des calculs portant sur le nombre des hommes et des femmes parvenus à l’âge des unions sexuelles, il ne serait pas moins facile de prévoir le nombre des mariages qui se produiraient bon an, mal an, etc. Crimes ou mariages, en effet, sont soumis à des causes déterminantes sociales, économiques, etc., dont il est possible d’apprécier la nature et l’efficacité à chaque époque et dans chaque milieu social.

La remarque de M. Baunis relative au très grand nombre de nos actes dans lesquels ni la volonté ni même la conscience ne jouent aucun rôle, n’est pas moins solidement corroborée par les expériences physiologiques. D’abord, il existe une énorme quantité de mouvements et d’actes purement. réflexes accomplis par nos divers organes. Il suffit, par exemple, qu’une bouchée de pain ou de viande arrive au contact du pharynx pour que se produisent, d’une part, une série de mouvements musculaires par lesquels l’aliment ou ses succédanés seront transportés depuis la bouche jusqu’à l’anus et, d’autre part, un nombre non moins considérable de sécrétions glandulaires et d’excrétions destinées à humecter l’aliment, à le transformer chimiquement, etc. De même, l’entrée de l’air dans les fosses nasales ou la bouche est suivie de contractions qui l’attirent dans les poumons, en faisant dilater le thorax et les vésicules pulmonaires, etc. Le contact du sang avec la paroi interne du cœur est suivi de la contraction de cet organe, puis, de celle des artères, etc. En un mot, tout notre organisme est constamment le siège de mouvements dont nous n’avons même pas conscience et sans lesquels notre vie serait supprimée. Des impressions qui, souvent, nous échappent, suffisent pour déterminer une foule de mouvements auxquels notre volition et notre conscience sont absolument étrangères et que, pour ce motif, les physiologistes qualifient de réflexes.

D’autres mouvements indiscutablement « déterminés » et en partie soustraits à la conscience, exercent sur notre existence morale une influence incessante. À ce groupe appartiennent toutes les émotions.

Chez les animaux, chaque émotion est traduite par des actes toujours à peu près identiques dans une même espèce. Le chien manifeste sa joie par le redressement des oreilles, l’agitation de la queue, des sauts accompagnés d’aboiements particuliers, des regards brillants, etc. S’il est triste, il laisse tomber sa queue entre ses jambes, reste immobile, comme abattu ou se couche ; il a le regard terne et n’aboie pas. S’il est en colère, il tient sa queue raide, montre ses dents, en contractant et tirant ses lèvres en arrière, lance des regards flamboyants et pousse des aboiements rauques. Comme tous les chiens expriment ces diverses émotions de la même manière, chacun se rend compte par les gestes qu’il voit faire à l’un de ses semblables, des sentiments qui l’animent. Les gestes expressifs constituent ainsi un véritable langage que tous les chiens comprennent et qui permettent à l’homme lui- même d’apprécier leur état d’esprit.

Chez l’homme, dans la joie, les yeux sont brillants, la peau de la face est colorée, les mouvements sont prompts et vifs ; les enfants sautent, battent des mains; la voix est claire, vibrante ; la parole est abondante, les sécrétions lacrymale et salivaire sont activées, etc. Dans la tristesse, le regard est terne, la face pâle et allongée, les mouvements lents, les membres affaissés, la tête inclinée en avant, la marche lente. Dans la colère, les yeux sont flamboyants, la face très rouge, la voix éclatante ou rauque, saccadée, les gestes brusques, violents, souvent désordonnés, etc.

Chez l’homme comme chez le chien, ces mouvements et gestes sont déterminés par des phénomènes physiologiques dont le système nerveux et les organes de la circulation sont le siège. Lorsque, par exemple, un homme revoit ses enfants après une longue absence, l’impression visuelle qu’il ressent est transmise, sans qu’il en ait conscience, à un centre cérébral particulier, peut-être les couches optiques, puis aux centres vasomoteurs et moteurs de la moelle allongée qui, à leur tour, déterminent, par simple action réflexe et inconsciente, la dilatation de tout le système artériel et capillaire, et l’augmentation de l’innervation des muscles locomoteurs. L’activité de la circulation et de l’innervation musculaire détermine des sensations internes qui, transmises aux centres nerveux psychiques, provoquent le sentiment de la joie. Celle-ci n’est donc, en réalité, que la résultante de l’accélération de la circulation sanguine et de l’accroissement de l’activité musculaire. Si l’on supprimait ces derniers phénomènes, l’homme envisagé plus haut pourrait revoir ses enfants sans qu’il en résultat ni les gestes expressifs par lesquels la joie se traduit à l’extérieur, ni la joie elle-même.

A l’inverse de la joie, la tristesse est précédée par la constriction des vaisseaux et l’atonie des muscles qui se produisent par action réflexe à la suite de la vue d’un objet attristant, celle, par exemple, d’un enfant qui vient de mourir, et ces phénomènes déterminent eux-mêmes les sensations internes d’où naît l’émotion triste. Ni celle-ci, ni les gestes qui l’expriment, ne se produiraient, s’il n’y avait pas contraction des vaisseaux et relâchement des muscles.

Des considérations analogues pouvant être appliquées aux phénomènes par lesquels toutes les émotions se traduisent, on voit que l’élément le plus important, dans le mécanisme des émotions, est constitué par les centres nerveux qui reçoivent les impressions et qui déterminent les phénomènes vasomoteurs ou musculaires. Si ces centres nerveux étaient supprimés, il n’y aurait plus ni modification de l’état circulatoire ni changement dans l’activité musculaire, ni par conséquent de gestes émotifs, ni d’émotion. Or, les expériences physiologiques et les observations ont établi que «  la destruction de la couche optique, chez l’animal comme chez l’homme, laisse persister les mouvements volontaires, mais supprime radicalement tous les mouvements de caractère émotif (mouvements de la face, des oreilles, de la queue) ». Par contre, la destruction de la substance grise des hémisphères, qui fait disparaître les mouvements volontaires et la conscience, laisse subsister les mouvements émotifs. Ceux-ci peuvent donc se produire, non seulement en dehors de la volonté, mais même sans que l’individu en ait conscience.

Dans l’état normal, en effet, nous n’avons pas conscience des phénomènes purement réflexes qui se produisent dans le système nerveux, dans le cœur, les vaisseaux et les muscles et desquels résultent l’accélération ou la diminution de la circulation et de l’activité musculaire ; mais, en se produisant, ces phénomènes déterminent une sensation interne vague, assez comparable à celles de la nutrition et de la génération, et dont nous avons conscience. Par exemple, la joie ou la tristesse ne sont point autre chose, comme l’a très bien fait remarquer le physiologiste Lange, que « la conscience plus ou moins sourde des phénomènes qui se produisent dans le corps. Supprimez la fatigue et la flaccidité des muscles, rendez le sang à la peau et au cerveau ; la légèreté aux membres, que restera-t-il de la tristesse ? Absolument rien que le souvenir de la cause qui l’a produite. Il y a donc, dans toute émotion, un fait initial qui peut être une idée, une image, une perception ou même une sensation; ces états mentaux retentissent diversement sur les centres vasomoteurs, mais l’émotion n’est jamais que la conscience des variations organiques que l’excitation de ces centres amènera dans le corps. ». Or, ces variations sont purement réflexes et leur intensité ne résulte que de l’excitabilité plus ou moins grande. des centres nerveux.

Plus les centres nerveux sont excitables et plus les phénomènes circulatoires ou musculaires provoqués par une impression ou une idée émotionnante sont intenses, plus aussi l’émotion est vive. La vue d’un ennemi ou le souvenir d’une vexation suffisent pour déterminer, chez certains individus très sensibles, une perturbation tellement profonde des mouvements du cœur, de la circulation capillaire et de l’activité musculaire, qu’ils entrent aussitôt dans une colère violente et deviennent capables de commettre des brutalités de toutes sortes, parfois même un meurtre. Or, les troubles circulatoires et musculaires sont, en ce cas, comme tous les troubles émotifs, purement réflexes et inconscients. Quant aux actes brutaux qui s’ensuivent, il est impossible de ne pas les considérer comme déterminés par l’excitation inconsciente des centres nerveux de la volition. Voilà donc une émotion qui pourra déterminer un crime, sans que l’on puisse mettre en cause la responsabilité morale du criminel. C’est ainsi que s’expliquent la plupart des crimes commis par les fous, les idiots, les épileptiques, les individus chez lesquels l’abus de l’alcool a produit une excitation anormale des centres nerveux. Dans tous ces cas, il est bien évident que le libre arbitre n’a rien à voir. Le criminel veut commettre son crime, mais sa volition est déterminée par des impulsions irrésistibles.

Il faut encore ranger dans cette catégorie d’actes, les crimes commis par les enfants. Il ne faut pas oublier, en effet, que les besoins naturels déterminent toujours chez eux un égoïsme que l’éducation n’a pas encore atténué, que l’altruisme ne contrebalance pas et qui détermine la plupart de leurs actes. La moindre contrariété est suivie, chez le plus grand nombre d’entre eux, d’actes de violence toujours disproportionnés à l’importance du fait qui a produit la contrariété. Si l’enfant est assez fort, ses violences se traduisent souvent par des coups donnés à sa nourrice ou à sa mère, aux animaux, à ses camarades ou frères et sœurs. De là au crime, chez un être encore peu conscient de la valeur de ses actes, il n’y a qu’un pas vite franchi.

Il en est de même pour les actes accomplis sous l’influence des passions. Un individu dominé par la passion de l’amour pourra être poussé irrésistiblement jusqu’au crime par le désir de la possession de la femme aimée : il la tuera, si elle repousse ses sollicitations, tant pour se venger de son refus que pour l’empêcher d’être à un autre. Dans ce cas, l’acte est ordinairement précédé de la réflexion et la volition y intervient ; mais la volition elle-même n’est pas libre, elle obéit à l’impulsion irrésistible que provoque la passion. Il importe, toutefois, de noter l’analogie qui existe entre les phénomènes passionnels et les phénomènes émotifs au point de vue de leur enchaînement. Dans la passion amoureuse comme dans l’émotion, le point de départ de toute la série des processus est une impression, par exemple la vue de la femme aimée et désirée, ou une idée provoquée par le souvenir de cette femme. Cette impression ou cette idée détermine une excitation des centres nerveux d’où résulte une perturbation de la circulation, de l’activité musculaire, en particulier de la circulation cérébrale, un désir passionnel violent, et enfin l’acte que ce désir détermine. On dit souvent, non sans exactitude, d’un individu qui a commis un crime passionnel : « Il a eu un transport au cerveau ». Est-il possible, après cette constatation, d’ajouter qu’il a agi librement ? Évidemment, non.

On voit combien les physiologistes ont raison d’insister, comme je l’ai rappelé plus haut, sur l’importance et le nombre de nos actes et des mouvements de notre organisme pour lesquels il est possible de démontrer qu’ils sont entièrement soustraits à l’influence de notre volonté et même, souvent, à notre conscience.

En résumé, les partisans du libre arbitre sont incapables de montrer un seul cas dans lequel la volonté agisse sans qu’aucune sensation, idée, souvenir ou émotion l’ait mise en mouvement, tandis que dans tous les faits analysés avec attention, même ceux où l’on pourrait voir, de prime abord, une manifestation du libre arbitre, il est facile de constater l’existence d’une cause déterminante de la volonté. Certes, je peux ce que je veux, si aucun obstacle matériel ne se met en travers de ma volonté, mais je ne puis vouloir que si une sensation ou une idée détermine ma volition, et je ne puis vouloir ceci ou cela que si la cause déterminante de ma volition me détermine à vouloir ceci ou cela.

Il faut avoir soin de ne pas confondre le déterminisme matérialiste et évolutionniste dont j’expose ici le principe avec la prédestination de certains théologiens du christianisme et le fatalisme des musulmans ou celui de quelques philosophes.

D’après la doctrine de la prédestination, Dieu voit d’un seul regard le passé, le présent, l’avenir ; il connaît donc d’avance le sort de chaque homme ; il sait, de toute éternité, quels individus iront au ciel et quels autres iront en enfer. Tous les hommes sont donc prédestinés à l’un ou l’autre de ces sorts.

Le fatalisme des musulmans est proche parent de la prédestination des chrétiens. Il admet aussi que Dieu sait tout, de toute éternité, et qu’il a, de toute éternité, établi l’enchaînement de tous les faits, de tous les actes, etc. Ce qui arrive ne pouvait pas ne pas arriver.

Parmi les philosophes fatalistes. Schopenhauer est le plus intéressant ; il croyait à une « causalité qui enchaîne tous les événements sans exception » et il admettait la possibilité de prévoir l’avenir « soit dans le rêve, soit dans le somnambulisme clairvoyant, soit dans la seconde vue ».

Notre matérialisme se distingue très nettement de ces doctrines en ce qu’il nie qu’une puissance quelconque ait réglé d’avance l’enchaînement des faits, les phases de l’évolution de l’univers et le sort ou les actes des êtres qui le peuplent. Il nie, en s’appuyant sur toutes les données de la science, qu’aucun fait puisse se produire sans avoir été déterminé par une cause, et c’est pour cela qu’il repousse le libre arbitre ; il admet également, avec les sciences d’observation, que telle cause agissant dans telles conditions doit nécessairement produire tel effet ; mais il constate aussi, avec ces sciences, que si la cause est supprimée, l’effet l’est nécessairement. En mettant le feu à une maison (le feu étant la cause) la maison brûlera ; mais si l’on éteint le feu à temps (suppression de la cause), la maison cessera de brûler. Dans ce cas, la conséquence logique de la prédestination et du fatalisme serait l’inaction puisqu’il a été arrêté de toute éternité que la maison . brûlera ou ne brûlera pas ; celle du déterminisme matérialiste est l’action, puisque nous savons qu’en supprimant le feu nous supprimerons la destruction de la maison.

Voici d’autres faits empruntés aux sciences d’observations ou à la science sociale qui montrent bien encore la différence entre le fatalisme et le déterminisme évolutionniste.

On sait, par exemple, que les fleurs femelles et les fleurs mâles du dattier sont portées par des pieds distincts et que les premières ne donnent des fruits que si elles ont été fécondées par les secondes. Les éléments fécondateurs mâles ne peuvent donc entrer au contact des organes femelles que s’ils sont transportés, à travers des espaces souvent considérables, soit par les insectes, soit par le vent. Que, dans une oasis, les insectes soient, une année, tués par le froid ou l’extrême chaleur, et qu’il n’y ait pas du tout de vent à l’époque de la floraison, les dattiers femelles ne porteront pas de fruits. Si, au contraire, les insectes abondent ou si le vent est favorable, ces mêmes arbres seront couverts de fruits. Des faits analogues se présentent en foule, sans nul doute, à l’esprit du lecteur. Voici, dans une autre catégorie de phénomènes, une jeune fille de qui un amoureux très ardent sollicite les faveurs. Si elle cède, elle aura ou n’aura pas un enfant, suivant les conditions dans lesquelles son organisme se trouve ce jour-là. Si la conception a lieu et que la jeune fille vive dans un milieu où ces sortes d’événements sont envisagés avec indifférence ou faveur, comme dans la plupart de nos campagnes, elle mettra son enfant au monde avec plaisir et lui donnera toute son affection avec son lait. Mais, supposez qu’après avoir conçu, elle entre au service de gens très pieux, très sévères sur les moeurs, très hostiles aux filles mères et qui prennent un grand empire sur son esprit : il y aura bien des chances pour qu’elle cherche à dissimuler sa grossesse et à se débarrasser du fœtus qui provoque l’arrondissement de sa taille. Quelque camarade lui indiquera peut-être une avorteuse, en lui conseillant de s’abandonner à ses soins ; elle hésitera d’abord, puis se livrera ou non à la faiseuse d’anges, suivant que celle-ci lui inspirera de la confiance ou de la défiance, lui fera payer très cher ou bon marché ses services, etc. Et si la pauvre fille échappe aux dangers multiples de l’avortement, ce ne sera peut-être que pour tomber dans le crime, au cas où elle pourra dissimuler sa grossesse jusqu’au jour de son accouchement. Je dis « peut-être », car une foule de circonstances aléatoires, telles que l’heure où les douleurs la prendront, le lieu où elle se trouvera alors, l’état de son système nerveux, etc., joueront un rôle énorme comme causes déterminantes de sa conduite. Soit qu’elle obéisse aux idées qui la pousseront vers le crime, soit que l’amour maternel soit plus fort que ces idées, des horizons tout différents seront ouverts devant ses yeux et ils sont si multiples qu’il est impossible d’en tracer un tableau complet.

Dans un autre ordre très distinct de faits, supposez que le lieutenant Bonaparte ait été tué au siège de Toulon, et l’histoire de France vous apparaîtra sous des aspects tout à fait différents de ceux que lui firent prendre les folles ambitions et la passion guerrière de cet homme. Supposez encore que dans la guerre russo-japonaise, les troupes du Japon aient négligé d’employer le système de protection par des tranchées qui leur a rendu tant de services ou que les Russes se soient abstenus d’envoyer leur flotte en Extrême-Orient, et le résultat de la guerre ainsi que le sort du Japon, de la Russie, etc., pouvaient être fort différents de ceux que nous constatons.

Je m’arrête : il me suffit d’avoir montré par ces quelques exemples combien sont aléatoires, occasionnelles et fugaces les causes déterminantes des faits les plus importants.

En somme, le déterminisme évolutionniste et matérialiste ou, pour parler plus simplement, le matérialisme n’observe, dans la nature, que des faits se déterminant les uns les autres, sans loi ni législateur qui en ordonneraient et en règleraient la production. Il constate que toute la matière constituante de l’univers est en voie incessante d’évolutions et de transformations qui, elles-mêmes, sont déterminées par des causes multiples et aléatoires.

Combien, en présence de ces faits, paraissent vaines les théories qui prétendent faire régler par un Dieu ou un Destin étrangers à la matière, les phénomènes infiniment nombreux et variés qui se produisent sur tous les points de l’univers pendant la durée la plus infime de temps qu’il soit possible d’envisager ! Ces êtres tout-puissants et omniscients, du reste, où sont-ils ? qui donc en a prouvé l’existence ? Et s’il était possible d’admettre qu’ils existent, pourrait-on concevoir qu’étant infiniment puissants, ils ne soient pas infiniment bons et tolérants ou, pour parler plus exactement, comment pourrait-on admettre qu’ils ordonnent tout le mal qui se fait dans le monde ? Les vols, les assassinats, les guerres, les massacres de populations entières qui déshonorent l’humanité aux yeux des. simples mortels ne seraient-ils que des spectacles destinés à distraire les immortels ? Les partisans des diverses religions pourraient le faire supposer par l’infatigable ardeur qu’ils mirent, de tout temps, à jeter les hommes les uns contre les autres au nom de leurs dieux.

Il m’a paru nécessaire d’établir l’antinomie qui existe entre le déterminisme matérialiste et les doctrines de la prédestination ou du fatalisme, afin de répondre à une accusation constamment adressée au matérialisme par les spiritualistes. Soit par ignorance de ce qu’est réellement le matérialisme déterministe et évolutionniste, soit par un procédé peu loyal de polémique, on accuse volontiers cette doctrine de supprimer toute morale en niant l’existence du libre arbitre, alors que ce reproche s’adresse directement et uniquement aux prédestinistes ou aux fatalistes. Qu’aurait, en effet, à faire la morale dans des sociétés où tous les actes des hommes seraient réglés d’avance par un Dieu ou un Destin dont les ordres seraient aussi inviolables que leur puissance serait implacable  ? Tout au contraire, si l’on admet, avec le matérialisme évolutionniste, que toute évolution, toute transformation et tout acte sont nécessairement déterminés par une cause, on acquiert la certitude de pouvoir provoquer le bien où le mal suivant que l’on créera, par l’éducation physique, intellectuelle et morale, dans chaque homme, un état organique et psychique d’où résultera nécessairement la bonne ou la mauvaise conduite. Je reviendrai ultérieurement sur cette dernière question.

La non-existence du libre arbitre devrait avoir pour conséquence la disparition des termes « volonté » et « actes volontaires » du langage scientifique où ils n’apportent que des idées fausses. Afin de ne pas créer de mots nouveaux, j’appellerai désormais actes « intentionnels » ou « volitionnels » ceux que les psychologues qualifient de « volontaire ». L’homme qui accomplit ces actes, les exécute, en effet, avec « intention » ou, si l’on veut, « volition », dans un but déterminé, après y avoir réfléchi, après délibération et en ayant conscience des diverses influences contradictoires qui agissent sur son esprit, mais en obéissant forcément à la plus puissante de ces influences.

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Dès 1913, dans son Cours de philosophie logique et morale, P-F. Thomas mettait en garde contre cette doctrine : « Cette morale est dangereuse, comme le prouvent les systèmes qu’elle a inspirés, par l’autorité excessive qu’elle fait accorder à la société au détriment de l’individu ». Les événements du XXe siècle ne l’ont que trop montré, puisqu’elle a inspiré les législations communistes et fascistes. Sous ce rapport, la référence aux notions de libre arbitre et de faute apparaît comme garante de la dignité de la personne humaine.

Signe de fin