Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Le procès pénal > Généralités > G. Levasseur, La qualification pénale

LA QUALIFICATION PÉNALE

Extrait du « Cours de droit pénal général complémentaire »
de Georges LEVASSEUR
( Paris 1960 )

Une règle technique indiscutée et indiscutable :
la première tâche que doit accomplir une personne appelée
à constater, instruire ou juger une affaire susceptible
de constituer un crime, un délit ou une contravention,
consiste à qualifier les faits de l’espèce afin de s’assurer
qu’ils entrent bien dans le domaine d’application
d’une incrimination assortie d’une sanction pénale.

L’étude rapportée ci-dessous fait le tour de la question
de manière si méticuleuse qu’elle n’appelle aucun commentaire.

LA TECHNIQUE DE LA QUALIFICATION PÉNALE

Le problème de la qualification pénale, dont le conflit de qualifications n’est qu’un des aspects, est un problème absolument fondamental pour l’exercice de la justice répressive.

C’est un problème qui est à la base de tout le droit pénal spécial (dans l’étude duquel on examine ce qu’est un vol, un abus de confiance, un meurtre, un attentat à la pudeur, etc.).

La qualification est, en, tout cas, le premier acte que doit faire n’importe quel rouage de la justice répressive à partir du moment où il semble qu’une infraction ait été commise. En effet, dans la pratique, on se trouve souvent en présence d’ensembles assez complexes de faits : par exemple Pierre est venu m’emprunter ma bicyclette ; il ne me l’a pas rendue parce qu’il l’a vendue à Paul, qui était parfaitement au courant de l’acte malhonnête que Pierre accomplissait. Mais Paul lui-même a échangé cette bicyclette contre une autre qui appartenait à Jacques qui, lui, ne savait pas que la bicyclette qu’on lui donnait en échange, en réalité, m’appartenait. De cet ensemble de faits qui, quoique simples, présentent déjà une certaine complexité, que faut-il déduire ? Quelqu’un a-t-il commis une infraction ? Parmi ces divers individus, lesquels ont commis une infraction et quelle est l’infraction qu’ils ont respectivement commise ? C’est le problème de la qualification qui se pose ici même de façon liminaire, avant qu’on puisse entreprendre quoi que ce soit contre qui que ce soit.

Nous allons voir à ce sujet, en donnant simplement quelques indications générales sur le problème de la qualification, pourquoi il faut qualifier, qui doit qualifier et comment on doit qualifier.

A - POURQUOI FAUT-IL QUALIFIER ?

On doit qualifier, parce qu’on ne peut rien faire tant qu’on n’a pas choisi une qualification, au moins provisoire, car tout le déroulement de la répression en dépend.

En effet, nous savons que les procédés de mise en mouvement de l’action publique, la durée de la prescription, la juridiction compétente, pour nous en tenir à ces trois points fondamentaux qui se présentent au seuil même de la poursuite pénale, sont réglés de façon différente selon que l’infraction est un crime, un délit ou une contravention. Ce n’est pas la même durée de prescription, ce ne sont pas les mêmes procédés de saisine de la juridiction compétente et cette juridiction n’est pas la même dans ces divers cas. Par conséquent, il faut savoir si l’infraction que l’on constate se range dans l’une ou dans l’autre catégorie et, pour cela, il faut savoir quel est exactement le texte qui réprime l’infraction que l’on vient de constater, d’autant plus que, si l’on n’arrive pas à trouver une qualification adéquate pour les faits que l’on a découverts, on devra, en vertu du principe de la légalité des incriminations et des peines, abandonner toute poursuite. Si l’on constate par exemple qu’il s’agit d’un individu qui a reçu de mauvaise foi l’indu, c’est un acte malhonnête qu’il a accompli, mais c’est un acte qui ne tombe sous aucune disposition de la loi pénale.

Par conséquent, dès les premières constatations auxquelles on va procéder, il faut qualifier provisoirement l’infraction ; provisoirement du moins, car on ne connaît pas toute la vérité au premier instant des constatations ; on sera amené, en recherchant comment les choses se sont déroulées, à trouver des éléments nouveaux et cela amènera peut-être, à ce moment-là, à rectifier la qualification, parce que certains éléments que l’on croyait exister ne seront pas établis, parce que, au contraire, on viendra à découvrir d’autres éléments. À mesure que la vérité sera mieux connue, que les faits s’avéreront établis ou, au contraire, non établis, il sera nécessaire de modifier la qualification qui avait été utilisée jusque-là.

Voilà donc la nécessité qu’il y a d’assurer la qualification immédiate, et provisoire au moins, de l’infraction.

B - QUI DOIT PROCÉDER À CETTE QUALIFICATION ?

Si nous prenons un ordre chronologique - car à plusieurs reprises au cours de la poursuite pénale il sera nécessaire de qualifier ou, au besoin, de disqualifier et de modifier la qualification prise - nous trouvons au premier abord la partie poursuivante, c’est-à-dire normalement le ministère public, éventuellement la partie civile si c’est elle qui prend l’initiative des poursuites. C’est, au seuil même de l’instance pénale, la partie poursuivante qui va faire la qualification.

 Mais, avant même que le Ministère public n’ait décidé d’engager des poursuites, et choisi sous quel chef elles seront engagées, dès le moment de la constatation des faits par les officiers de police judiciaire, il a été nécessaire qu’une qualification officieuse soit déjà opérée. C’est en fonction de cette qualification provisoire que les services de police ont conduit leurs recherches, de façon à caractériser les éléments constitutifs de l’infraction qu’ils soupçonnent, et ce pendant qu’on peut encore les constater.

Si le Ministère public, renseigné comme il l’est par les constatations et les rapports faits par la police judiciaire, décide de poursuivre, c’est qu’il a pensé qu’une qualification était possible (s’il n’en avait pas trouvé, il aurait classé la plainte ou le procès-verbal). Quand le Ministère public déclenche ces poursuites, quel que soit le procédé qu’il emploie, il devra décrire des faits (ce qui a une importance capitale car la juridiction sera saisie "in rem") mais il devra aussi indiquer la qualification juridique qu’il faut donner à ces faits. Qu’il s’agisse d’un réquisitoire introductif ou d’une citation directe, après avoir énuméré les faits, le Ministère public fera connaître quelle infraction ces faits lui paraissent constituer, et il précisera : faits prévus et punis par tel et tel article, de telle loi pénale. Il précise donc la qualification, au moins provisoire, qu’il a adoptée.

Par la suite, il sera peut-être amené, dans des réquisitoires supplétifs successifs, et à la veille de la clôture de l’instruction dans son réquisitoire définitif, ensuite à l’audience par les conclusions qu’il prendra, à modifier sa qualification en fonction des éléments nouveaux qui ont été apportés au cours de la marche du procès pénal.

Ainsi, c’est le Ministère public, quand il déclenche les poursuites qui, le premier, va donner la qualification officielle de l’infraction au sujet de laquelle les poursuites sont engagées. Mais il en serait de même, éventuellement, de la partie civile lorsque c’est elle qui prend l’initiative des poursuites ; d’autant plus que le droit de la partie civile d’obtenir une indemnité peut dépendre de la qualification des faits, étant donné qu’elle ne pourra réclamer d’indemnité que pour le dommage qui sera la conséquence immédiate et directe de l’infraction qui a été commise. Il faut que ce dommage soit la suite directe de l’infraction, telle qu’elle est définie par la loi. Le dommage qui est dû à ceux des agissements de l’individu qui ne rentrent pas dans la définition légale de l’infraction, ne peut être réparé par la voie d’action civile portée devant la juridiction répressive.

 Après la partie poursuivante, ministère public ou partie civile, le juge d’instruction est amené, lui aussi, à qualifier : d’abord, lorsqu’il inculpe [met en examen] l’individu poursuivi, il est amené à lui préciser quels faits on lui reproche et que ces faits constituent telle ou telle infraction prévue et punie par la loi dans tel et tel article. Là encore, la qualification pourra varier par la suite jusqu’au moment de l’ordonnance de clôture de l’information. Si le juge d’instruction estime qu’il y a des charges suffisantes, il va préciser dans son ordonnance de renvoi devant la juridiction de jugement, de quelle infraction il s’agit, et quels sont les textes qui répriment cette infraction.

Remarquons que le juge d’instruction peut toujours modifier, en cours d’instruction, la qualification des faits, sans avoir besoin d’en référer au procureur de la République, car le juge d’instruction, est saisi "in rem") Du moment que c’est toujours des mêmes faits qu’il s’agit, il peut modifier la qualification parce que 1’instruction de l’affaire à laquelle il a procédé lui a montré que les faits s’étaient passés d’une façon un peu différente de ce que 1’on pensait au début. Si, au contraire, il entendait reprocher à l’individu d’autres faits que ceux desquels il a été saisi ; à ce moment là il faudrait qu’il ait préalablement communiqué le dossier au Parquet.

 Mais c’est surtout la juridiction de jugement qui sera amenée à faire cette qualification et c’est la qualification faite à ce moment qui est la plus importante, car la juridiction de jugement, elle aussi, est saisie "in rem", elle aussi est saisie des faits.

Certes, dans l’acte de saisine de la juridiction, on a précisé quelle était la qualification proposée, mais la juridiction n’est pas tenue de se limiter à cette qualification, d’autant plus qu’il est possible qu’au cours des débats des éléments nouveaux aient apporté des changements qui nécessitent une modification de la qualification. La juridiction répressive ne doit acquitter l’individu qu’après avoir examiné les faits dont elle a été saisie sous toutes les qualifications possibles, et elle ne doit acquitter que si elle a constaté qu’aucune des qualifications de notre Droit pénal ne pouvait s’appliquer aux faits dont elle est saisie.

Il est possible que la qualification donnée par 1’ordonnance du juge d’instruction, ou par la citation directe, soit modifiée par la juridiction à la lumière de faits nouveaux que le Ministère public ou le juge d’instruction avait ignorés et qui apparaissent au cours des débats. Mais, même si aucun élément nouveau n’est apparu, la juridiction de jugement n’est pas liée par la qualification donnée par le juge d’instruction ; elle peut estimer que, les faits étant les mêmes, le juge d’instruction ou le partie poursuivante s’est trompé et que la qualification exacte n’est pas celle qui avait été donnée.

Sauf dans des matières très spéciales, notamment en matière de délit de presse … où la juridiction de jugement est liée par l’acte de saisine, dans tous les autres cas la juridiction de jugement doit elle-même vérifier la qualification et il en est désormais ainsi non seulement du tribunal de simple police et du tribunal correctionnel, mais de la Cour d’assises, ce qui n’était pas le cas autrefois.

La Cour d’assises est désormais tenue de vérifier la qualification de l’acte et elle doit poser les questions qui résultent des débats et qui sont susceptibles de modifier la qualification, par exemple s’il apparaît que les faits qui lui étaient déférés comme constitutifs d’un homicide volontaire pourraient réaliser un simple homicide par imprudence. Seulement, il faut que la juridiction, dans la nouvelle qualification qu’elle substitue ainsi à la première, se limite aux faits dont elle a été saisie, aux faits objets de la poursuite [et le fasse savoir aux parties].

Si le tribunal correctionnel découvre qu’il a été saisi à tort parce que le fait constitue un crime, à ce moment-là il déclare, en conséquence, son incompétence pour en connaître. Il fait ainsi échec, soit à la demande de l’une des parties, soit même spontanément, à la correctionnalisation qui avait été effectuée.

Il y a un lien très étroit entre ce devoir de la juridiction de jugement de vérifier la qualification, de substituer au besoin une qualification à une autre, de n’acquitter que si aucune qualification n’est possible et, d’autre part, l’autorité de la chose jugée. C’est parce que la juridiction de jugement a le devoir de n’acquitter qu’après avoir vérifié qu’aucune qualification ne pouvait s’appliquer, que la décision d’acquittement a l’autorité de la chose jugée. Il n’est pas possible de reprendre les mêmes faits sous une autre qualification. C’est ce que la Cour de cassation a décidé à l’occasion d’une décision d’acquittement de la Cour d’assises (Cass.crim. 20 mars 1956, D. 1957, p. 33, note Hugueney) dans un arrêt qui a marqué un revirement de la jurisprudence.

S’agissant d’une affaire dans laquelle l’individu était poursuivi, pour meurtre devant la Cour d’assises, on avait posé la question subsidiaire de coups ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Sur cette question également une réponse négative a été donnée par la Cour d’assises. Après cet acquittement, le Ministère public poursuivit l’individu devant le tribunal correctionnel pour homicide par imprudence. La Cour d’Amiens a estimé que cette poursuite était contraire à l’autorité de la chose jugée, ce que la Cour de cassation a confirmé dans l’arrêt du 20 mars 1956 ; du moment que la question n’avait pas été posée, et qu’il n’était pas apparu au cours des débats que les faits puissent recevoir cette qualification, toutes les qualifications étaient épuisées et 1’acquittement bénéficiait de l’autorité de la chose jugée.

 Enfin, la Cour de cassation va avoir à intervenir dans le domaine de la qualification ; c’est elle qui, en dernière analyse, aura à donner une qualification définitive. Le pourvoi en cassation peut porter sur l’erreur de qualification que l’on reproche à la juridiction de jugement d’avoir commise. La qualification est en effet une question de droit : si donc les faits souverainement constatés par les juges du fond ont reçu de ceux-ci une qualification qui ne correspond pas aux exigences de la loi, celle-ci constitue une fausse interprétation des textes d’incrimination utilisés, ou qui auraient dû être utilisés, et il y a là un moyen de cassation.

La Cour de cassation va donc être amenée à rectifier au besoin la qualification que les juges du fait ont donnée. Il est nécessaire, en effet, que soit bien précisé le domaine d’application de chacun des textes répressifs et, pour parvenir à ce résultat, la Cour de cassation doit veiller à ce que chaque texte soit doté de son domaine d’application intégral et que celui-ci ne soit, au contraire, jamais excédé.

Mais la qualification est une tâche fort difficile ; en la matière, les erreurs sont fréquentes et, parfois excusables. Pour éviter d’avoir trop souvent à casser les décisions contenant des qualifications erronées ce qui provoquerait l’annulation d’un très grand nombre de poursuites, la Cour de cassation a recours à la théorie dite de la peine justifiée, basée sur l’interprétation de l’ancien article 411 du Code d’instruction criminelle qui était ainsi conçu : "Lorsque la peine prononcée sera la même que celle portée par la loi qui s’applique au crime, nul ne pourra demander l’annulation de l’arrêt sous le prétexte qu’il y aurait eu erreur dans la citation du texte de la loi". Cette disposition figure maintenant, sans modification notable, dans l’article 598 du Code de procédure pénale.

Cet article vise l’hypothèse où il y a eu erreur dans la citation du texte de la loi, - on s’est référé à un texte qui n’était pas celui qui devait s’appliquer - mais où il se trouve que la peine prononcée est la même que celle qui était prévue par le texte de loi qui était applicable : la Cour de cassation estime alors que l’erreur.de qualification qui a été commise n’a pas porté préjudice à l’individu ; et, tout en rectifiant l’erreur de qualification de façon à contribuer au redressement de la jurisprudence, elle ne cassera pas pour autant la décision ; elle fait valoir que, en vertu de l’article 598 du Code de procédure pénale, il y a lieu de maintenir cette décision.

Il faut donc, devant la Cour de cassation, comparer le texte qui, en principe, aurait dû être appliqué (celui qui contient la qualification exacte) et; d’autre part, le texte qui a été appliqué par les juges du fond et qui contient une qualification inexacte. Si le texte véritablement applicable prévoyait une peine supérieure, ou tout au moins égale, à celle du texte qui a été utilisé, le pourvoi sera rejeté.

Au besoin, si le juge a appliqué certaines peines complémentaires qui étaient possibles d’après le texte qu’il a utilisé, mais qui ne le sont pas d’après le texte qui, était véritablement applicable, la Cour de cassation se bornera à "casser par retranchement", c’est-à-dire à faire disparaitre ces peines complémentaires, mais elle ne touchera pas à la peine principale si celle-ci rentre dans les conditions que nous venons de voir.

C’est donc seulement dans l’hypothèse où la rectification de la qualification aboutit à déplacer les limites de la peine principale au détriment du condamné que la Cour de cassation sera amenée à casser la décision qui a fait l’erreur de qualification. Si, en effet, le texte qui était véritablement applicable prévoyait une peine inférieure à celle contenue dans le texte que le tribunal a appliqué, il est nécessaire de casser la décision, parce que lorsque le juge a fixé la peine, il l’a fait en considération de certaines limites qui étaient entachées d’erreur et cela au détriment de l’individu condamné.

C.- COMMENT DOIT-ON QUALIFIER ?
QUELLE VA ÊTRE TECHNIQUE DE LA QUALIFICATION ?

Pour procéder à la qualification, il faut rechercher parmi tous les textes d’incrimination qui figurent dans l’arsenal législatif ou réglementaire français, un texte d’incrimination qui s’adapte parfaitement aux faits commis par l’individu. Ce travail est fort délicat, en particulier à cause de deux difficultés majeures :

- celle qui provient des qualifications voisine (1) ;
- celle qui provient des qualifications concurrentes (2).

1°) Le problème des qualifications voisines

Les qualifications concurrentes - nous le verrons - constituent précisément le problème du conflit de qualifications, le problème du cumul idéal d’infractions. Il ne faut pas confondre cette hypothèse avec celle qualifications voisines qui, elles aussi, posent un problème extrêmement délicat aux diverses autorités chargées de qualifier. En effet, parmi les textes d’incrimination, il y en a qui sont assez voisins, assez proches les uns des autres et pour savoir lequel de ces divers textes voisins il y a lieu d’appliquer dans un cas déterminé, il faut examiner les choses de très près :

- il faut examiner ces textes eux-mêmes d’abord, de façon-à voir quelle est la description qu’ils donnent de l’élément matériel de l’infraction qu’ils prévoient et quel est l’élément moral qu’ils supposent pour l’infraction en question ;

- il faut examiner également de très près, d’autre part, les faits qui ont été relevés à la charge de l’individu, ceux qui sont établis, ou qui paraissent établis, ou qui paraissent susceptibles d’être établis ; et c’est en fonction de cet examen minutieux et difficile que l’on sera amené à choisir, parmi les textes, celui qui s’adapte (et qui s’adapte seul à l’exclusion des autres), aux agissements que l’on reproche à l’individu poursuivi.

Il est parfois fort difficile de savoir si une qualification s’applique et laquelle. On peut en prendre un exemple dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Rouen le 16 juin 1952 (Gaz. Pal. 1952 II 284) : il s’agissait de personnes qui avaient fabriqué, non pas de la fausse monnaie, mais des pièces d’or, de véritables pièces fabriquées en partant de lingots d’or véritable. L’opération est avantageuse du fait que 1’or monnayé vaut sensiblement plus cher que l’or en lingots à raison des facilités de fractionnement et de transport qu’offre l’or monnayé. Ces pièces étaient fabriquées suivant les règles techniques, le poids d’or qu’elles représentaient était exact ; on ne pouvait donc pas considérer qu’il s’agissait là de fausse monnaie à proprement parler. Pour sanctionner ces agissements qui constituaient tout de même une fraude, on a envisagé d’utiliser certains textes sur le commerce des matières d’or et d’argent ; mais, dans les périodes où ce commerce est libre, les textes en question ne peuvent pas être appliqués. En l’occurrence afin de réprimer ces agissements qui apparaissaient scandaleux - ils portaient en effet sur des sommes fort importantes - on a eu recours à un texte qui punit le fait de détenir chez soi certains matériels pouvant être utilisés pour faire de la fausse monnaie. En effet, dans le souci de lutter contre le faux monnayage et devant certaines difficultés de preuve, le législateur a songé à incriminer comme délit distinct le fait d’avoir chez soi un tel matériel (étant donné que souvent on trouvait le matériel sans faire la preuve que de la fausse monnaie avait été fabriquée). C’est ce texte qui a pu être utilisé, car, pour faire de la monnaie qui n’était pas fausse, les individus en question étaient obligés d’avoir ce matériel technique indispensable dont la détention, à elle seules était punissable. C’est à l’aide de ce texte que l’on a pu engager des poursuites. La qualification était donc assez délicate à trouver.

Il est fréquent que l’on soit amené à hésiter entre plusieurs textes. C’est le cas, par exemple, lorsque se produisent de graves conflits sociaux, avec grèves et occupations d’usines, manifestations, heurts entre les grévistes et la police, etc. Des actes violents et dommageables sont commis et on est parfois embarrassé sur l’incrimination à utiliser, sur la qualification à donner aux faits établis.

La première qualification qui vient à l’esprit est celle d’entrave à la liberté du travail prévue par l’article 414 et les articles suivants du Code pénal [de 1810]. Mais les éléments du délit d’entrave à la liberté du travail sont assez complexes, assez délicats à mettre en œuvre. Dans certains cas, si le dommage a porté sur certains locaux ou sur certaines parties de l’aménagement de la voie publique, par exemple, on relèvera le délit de détérioration d’objet d’utilité publique (art. 257 du C. pén. de 1810). La Cour de cassation, le 12 décembre 1952 (Gaz. Pal. 1952 II 46) s’est arrêtée à la qualification de détérioration d’instruments de production du fait que les incidents qui avaient eu lieu pendant la grève avaient amené la perte de certaines matières premières ou de certains produits fabriqués. (Voir des exemples plus détaillés de ces difficultés de qualification dans l’article de M. Larguier : « L’atteinte à la liberté du travail », publié dans la Revue de science criminelle de 1953, p. 191).

Lorsqu’on se trouve ainsi en présence de textes voisins auxquels, à raison de la connaissance suffisante qu’on a du droit pénal spécial, on puisse songer à faire appel, il faut en quelque sorte, les rassembler, les rapprocher les uns des autres, examiner de très près les éléments matériels, parfois les éléments psychologiques, prévus dans ces diverses incriminations, pour bien voir si les faits de la cause dont on est saisi réalisent exactement ces éléments matériels et psychologiques. En effet, le juge, lorsqu’il prononce une condamnation, doit souligner que tous les éléments prévus par le texte d’incrimination visé sont bien remplis. Il est possible que cet examen conduise à la conclusion que, parmi les divers textes auxquels on a songé, il y en a un, et un seul, qui s’applique exactement aux faits de la cause. On a alors résolu le problème que posaient ces qualifications voisines.

2°) le problème des qualifications concurrentes

L’embarras est parfois assez grand parce que le rédacteur du texte d’incrimination a utilisé des termes assez larges, assez souples, dans lesquels on peut faire entrer beaucoup de choses, au lieu de procéder à une description minutieuse des agissements qu’il incriminait. Si bien que, dans un certain nombre de cas, on est amené à constater, à l’issue de l’examen des faits et des textes, que ce n’est pas un texte mais plusieurs qui peuvent s’appliquer aussi bien les uns que les autres aux agissements en question. Lorsque, à la suite de cet examen délicat, on constate donc que plusieurs textes sont, les uns et les autres, susceptibles de s’appliquer aux faits de la cause, qu’il y a par conséquent plusieurs qualifications légales des agissements en question, alors se pose le problème des qualifications concurrentes, du conflit de qualifications.

C’est ce que certains auteurs appellent un concours idéal d’infractions ou, parfois, un cumul idéal d’infractions, mais il est préférable, à notre sens, de dire - comme certains autres auteurs le proposent - un conflit de qualifications : c’est 1’hypothèse où un seul acte matériel, accompagné d’ailleurs d’un élément moral, contrevient à plusieurs textes d’incrimination.

L’exemple classique qui, effectivement, fait bien comprendre le problème, est celui de l’attentat à la pudeur, ou du viol, qui est commis sur la voie publique. Cet agissement unique tombe en effet à la fois sous le coup de la loi pénale qui réprime l’attentat à la pudeur ou le viol, et également sous celui de l’article 330 [du Code pénal de 1810] sur l’outrage public à la pudeur. Le même fait peut être poursuivi sous les deux qualifications puisqu’il réalise à la fois l’élément matériel et l’élément moral de ces infractions.

Un cas assez pratique également est celui de l’usage de faux réalisé pour commettre une escroquerie : un individu utilise (il ne l’a pas fabriquée lui-même) une fausse procuration pour toucher indûment une certaine somme, qu’il va ainsi escroquer en faisant croire à l’existence d’un crédit imaginaire. Le seul fait de présenter cette fausse procuration afin d’obtenir la remise de cette somme va réaliser, à la fois, le crime d’usage de faux et le délit d’escroquerie (ou tout au moins de tentative d’escroquerie, car il y a au moins à ce moment là un commencement d’exécution) de sorte que cet agissement unique et simple va réaliser à la fois deux infractions, puisque les éléments matériel et psychologique des deux textes d’incrimination seront réunis.

De même le fait, pendant la dernière guerre, de vendre certaines denrées à un prix illicite, dans des conditions qui contrevenaient aux règles du ravitaillement (sans titres de rationnement) et à des Allemands, réalisait plusieurs infractions que l’on pouvait qualifier hausse illicite du prix, d’infraction au rationnement, ou encore de commerce avec l’ennemi.

Il ne faut pas confondre le conflit de qualifications avec le concours réel d’infractions. Dans ce dernier cas les infractions se sont succédé : par exemple, un individu, pris de boisson, fait du scandale dans l’établissement de sorte qu’on est obligé d’aller chercher les agents ; il les reçoit fort mal, les insulte grossièrement et quand ils veulent l’emmener de force, il résiste et va même peut-être jusqu’à porter des coups aux agents de l’autorité, commettant ainsi les délits de rébellion, d’outrage et de violences à agents de la force publique. Il s’agit là d’un concours réel d’infractions : toutes ces infractions se sont succédé dans un temps peut-être très voisin, mais chacune avait son élément matériel et son élément moral propres.

La distinction du concours de qualification et du concours réel d’infractions demande généralement un examen attentif, non seulement des textes eux-mêmes, mais également des agissements que 1’on reproche de façon très précise à l’individu d’avoir commis. La question est d’autant plus délicate que la Cour de cassation a souligné qu’il ne fallait pas confondre le cas du concours de qualifications (ou cumul idéal), avec l’hypothèse où plusieurs textes de loi ont été enfreints par un acte, qui, à première vue, paraît unique mais qui, en réalité, est un acte complexe et qui peut très bien, matériellement comme rationnellement, se diviser en plusieurs.

Ainsi en a jugé la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 avril l956 (Bull.crim. n° 323) : un individu avait été condamné pour un homicide par imprudence, réalisé par inobservation des règlements, ce pourquoi on lui avait infligé une peine correctionnelle ; mais, d’autre part, on l’avait également poursuivi pour cette inobservation des règlements, ce qui avait donné lieu à une contravention pour laquelle le tribunal avait prononcé une autre condamnation qui s’ajoutait à la condamnation correctionnelle. L’individu prétendait qu’il n’avait commis qu’un seul acte susceptible d’une seule sanction, d’une seule poursuite, puisque 1’inobservation des règlements qu’on lui reprochait était précisément la faute qui avait causé l’homicide par imprudence. La Cour de cassation n’a pas partagé ce point de vue : elle a estimé qu’il n’y avait pas là de concours idéal d’infractions, mais qu’il y avait eu deux infractions successives : la contravention d’abord, et l’homicide par imprudence qui, en réalité, pouvait se distinguer, estimait la Cour de cassation, de la première faute ; il aurait pu se faire, en effet, que la chaîne de causalité fût rompue par un événement quelconque qui ne s’était pas présenté en la circonstance. La contravention n’était donc pas liée de façon indissoluble à l’homicide par imprudence.

On voit, par conséquent, qu’il n’est pas très commode, dans une hypothèse concrète, de savoir si l’on se trouve vraiment dans une hypothèse de conflit de qualifications… Reste à savoir comment ce conflit doit être résolu.

Signe de fin