Page d'accueil>Table des rubriques>La science criminelle>Pénalistes>La loi pénale>La sanction>R. Saleilles, L'individualisation de la peine

L’INDIVIDUALISATION DE LA PEINE

par R. Saleilles
(3e édition, Paris 1927)

Chapitre VII - Individualisation légale et individualisation judiciaire

En prenant les choses un peu de surface, on pourrait à rigueur concevoir trois sortes d’individualisation : l’une qui serait légale, faite comme à forfait et par avance par loi ; l’autre, et c’est la bonne, qui serait judiciaire, et faite par le juge ; et enfin la troisième, faite en cours de peine par l’administration, ce serait l’individualisation administrative.

En réalité, il n’y a pas d’individualisation légale. La loi ne peut en effet prévoir que des espèces, elle ne connaît pas les individus. Tout ce que l’on a pu prendre pour des cas d’individualisation légale sont des causes d’atténuation ou d’aggravation de peine fondée sur le plus ou le moins de gravité du crime, donc sur le degré de responsabilité. Il s’agit d’individualisation fondée sur la responsabilité ; et cela rentre dans la thèse de l’école néo-classique. C’est une fausse individualisation. On peut très bien concevoir que la loi admette des causes d’atténuation de peine, c’est lorsque le délit par sa matérialité est moins grave : c’est un changement de tarif, et rien n’est plus légitime.

Il y a beaucoup de cas où cela pourrait se concevoir, par exemple dans l’espèce célèbre de ce que l’on appelle encore quelquefois le dol éventuel, le cas de transformation accidentelle du délit. On avait voulu porter ses coups et ne faire qu’une blessure; peut-être, il est vrai, avait-on prévu qu’au cours de l’agression un accident pourrait survenir; et en effet il survient. C’est un meurtre. Comme il a été éventuellement prévu, on peut soutenir que c’est encore un meurtre intentionnel. Seulement ce n’est plus le même délit que celui qui avait été directement voulu. Il devrait y avoir transformation objective du délit ; et cela se traduirait par une atténuation légale de la peine. De même pour un fait d’imprudence qui cependant a été accompagné de la prévision éventuelle du crime qui pût en résulter ; le fait du chasseur qui a pu se douter qu’un passant était à portée de son fusil et qu’en tirant il risquait de le tuer. Le gibier part, le chasseur tire, courant le risque d’un meurtre, et le meurtre se produit. On peut soutenir que ce n’est plus un homicide par imprudence, mais un meurtre intentionnel. Seulement ce devrait être un meurtre atténué.

De même pour le complice qui fait acte de son métier sachant fort bien à quel crime il prête son concours, le cas du pharmacien vendant sciemment la substance vénéneuse, celui du serrurier se prêtant à fabriquer de fausses clés. Même dans la théorie classique sur la complicité, on peut soutenir, et on a soutenu, qu’il n’y aurait plus identité de délit. Ce devrait être le délit qu’avait en vue l’auteur principal, mais atténué. Une atténuation de peine absolument forcée pour tous les cas de complicité repose sur une présomption qui n’est pas défendable, sur l’idée d’une moindre criminalité chez le complice. C’est souvent le contraire. Mais laisser au juge, comme dans l’avant-projet suisse, le soin d’atténuer la peine lorsqu’en fait il n’y a plus identité de délit, c’est parfait. Ce sont là quelques exemples d’atténuation tout à fait justifiée; il n’y a là qu’une atténuation de responsabilité. Cela n’a rien à voir avec l’individualisation proprement dite.

Cependant on pourrait comprendre une sorte d’intervention de la loi en vue d’organiser l’individualisation de la peine au vrai sens du mot. Il s’agirait de fournir les éléments d’une classification légale des criminels, en indiquant à quel critérium se reconnaîtrait chacun des types prévus ; et il y aurait lieu, par suite, d’organiser le régime de peine adapté à chacun d’eux. Assurément, tout cela rentre dans le rôle de la loi ; et c’est dans cette voie que devront s’orienter les législations pénales de l’avenir.

Mais reste une distinction possible. Ou bien la loi ne fournit que des bases très larges et des éléments d’appréciation très élastiques, s’en remettant au juge du soin de faire un classement strictement individuel d’après une étude spéciale de chaque individu; et alors ce n’est que l’organisation par la loi de l’individualisation judiciaire. Il n’y a rien de mieux. Ou bien c’est la loi qui prétend fournir elle-même le critérium forcé du classement, comme notre loi de 1885 sur la relégation pour les incorrigibles, et c’est, le plus mauvais de tous les systèmes. Il repose sur -une présomption toujours douteuse et souvent trompée, car on ne peut trouver que dans le caractère du délit commis l’indication que l’on cherche :sur la nature du criminel, et c’est tout à fait insuffisant.

C’est ainsi que l’on dit très souvent que l’infanticide implique une perversion du sentiment de la maternité et qu’il faut être une femme perdue pour en arriver là. Et cependant nous avons vu déjà, par l’exemple même du droit canonique, que c’est souvent le fait de pauvres malheureuses qui perdent la tête. Aussi aurait-on grand tort de les juger au fond par le crime odieux qu’elles ont commis. Ce ne sont jamais là que des présomptions des plus contestables. Faire de la classification individuelle par voie automatique d’application légale serait, en effet, une façon d’individualisation légale, et notre loi du 27 mai 1885 nous en fournit un très fâcheux exemple. C’est de l’individualisation de hasard, faite avec l’espoir que sur le nombre on tombera juste ; et en effet c’est ce qui arrive pour la loi de 1885. La relégation s’impose dès que l’individu se trouve dans l’une des catégories de la loi. Il y a, en effet, beaucoup de chances pour que son casier judiciaire garantisse son incorrigibilité. Mais pourquoi ne pas en laisser au juge l’appréciation définitive ? Lui seul devrait avoir le dernier mot en pareille matière : car la loi n’opère que sur des entités abstraites, seul le juge opère sur des réalités. Donc, la loi ne peut que fournir au juge des bases d’individualisation, elle ne doit pas avoir la prétention de faire elle-même l’individualisation.

II pourrait en être ainsi par exemple en ce qui touche l’influence du motif sur le dosage de la peine. On a souvent proposé de faire dans la loi une classification des motifs qui peuvent avoir déterminé le crime ; de telle sorte que la loi d’après le motif présumât la nature de l’agent et fît varier la peine en conséquence. C’est ainsi qu’un meurtre peut avoir été inspiré par des motifs très lâches et très pervers, le vol, ou peut-être une impulsion passionnelle. Mais il pourrait été inspiré par des motifs susceptibles d’être éprouvés même par de très honnêtes gens, un mouvement d’indignation, un accès de colère légitime. La loi devrait donc prévoir ces motifs divers, elle les classerait avec soin, et, suivant leur caractère et leur nature, elle atténuerait ou aggraverait la peine. C’est ce qu’avait fait le premier avant-projet suisse, celui de Stooss. Il y aurait là une sorte d’individualisation légale reposant sur une présomption tirée du motif. Mais la question est précisément de savoir si le motif doit vraiment servir de base à l’individualisation même de la peine, ou si plutôt ce ne serait pas le vrai critérium à admettre désormais pour la mesure de la responsabilité. Mais c’est une question à examiner à propos des pouvoirs du juge ; car c’est le juge qui serait appelé à apprécier cette mesure de la peine. Toutes ces questions seront plus à leur place à propos de l’individualisation judiciaire. Nous en revenons ainsi à cette formule déjà énoncée que toute individualisation légale n’est qu’une fausse individualisation fondée sur le fait de la responsabilité, et qui n’est pas prise de la nature réelle de l’agent.

Voyons en quelques exemples empruntés au Code pénal italien.

C’est ainsi qu’il atténue la peine au cas de tentative, au cas complicité, au cas de délit commis à l’étranger. Il va de soi que toutes ces causes d’atténuation ont en vue uniquement une modification dans la matérialité objective du fait et que cela ne vise en rien le plus ou moins de criminalité psychologique de l’individu.

Ainsi l’atténuation au cas de tentative provient de ce que l’agent a été arrêté à temps et qu’il n’a pas été jusqu’au bout, bien malgré lui du reste ; c’est un fait de hasard. En quoi cela atténue-t-il sa culpabilité ? Le dommage n’a pas été réalisé ; mais la peine n’a pas en vue l’expiation du mal matériel, sinon il faudrait la supprimer complètement au cas de simple tentative. Elle a en vue de châtier la faute, et ici la faute est la même ; quant à ce que vaut l’individu, et, pour ce qui est de la peine qu’il mérite de ce chef, nul ne prétendra que le fait d’avoir été arrêté en cours d’exécution influe sur la question.

L’atténuation au cas de complicité provient de ce que le fait du complice n’est qu’accessoire et dépendant d’un fait principal auquel il se rattache. Mais n’arrive-t-il pas tous les jours que dans une bande d’associés on se partage les rôles ? Les uns vont frapper et porter le coup, les autres feront le guet ou rempliront tout autre rôle accessoire. En quoi est-on sûr que ces derniers, même en ne les considérant que par rapport au crime commis, soient moins coupables que les autres ? Il peut se faire que ce soient eux qui aient inspiré le crime. Celui qui a frappé, on peut l’avoir poussé, peut-être grisé, pour lui donner de l’assurance. Les autres-se contentent de garantir l’exécution. Leur rôle extérieur est purement accessoire, c’est possible. Mais c’est d’après leur rôle intérieur et psychologique qu’il faudrait les juger et les frapper. Le Code italien en atténuant forcément la peine décide par avance que leur criminalité n’est que secondaire ; c’est une prétention toute fictive et insoutenable.

De même pour un délit commis à l’étranger. On propose d’atténuer la peine sous prétexte que le fait n’a causé aucun trouble dans le pays, aucune émotion. Mais qui sait si le seul fait de la présence du criminel ne produit pas déjà une émotion suffisante ? Puis, on se fonde sur ce que le danger ou le dommage du crime n’est pas pour les nationaux, ou du moins pour le pays dont ressortit l’agent. Mais le danger n’est pas dans le crime et il n’est pas dans le passé ; il est dans l’avenir et dans la personne du criminel. C’est le criminel une fois rendu à la liberté qui deviendra un danger pour les autres. Qu’importe le lieu où il ait commis son crime ? Il faut le traiter d’après ce qu’il est, de façon à atténuer le danger que comporte sa personne elle-même. Même, en se plaçant au seul point de vue de la responsabilité, en quoi la séparation des frontières diminue-t-elle la culpabilité ?

Prenons un dernier exemple, celui de la prétendue responsabilité atténuée. C’est le cas de tous les névropathes. Ils sont d’autant plus dangereux que leur tendance au crime est purement pathologique. Ils ne sont pas pleinement irresponsables, donc on les laisse soumis à la peine. Mais, comme leur responsabilité est moindre, la peine sera très courte, et alors on les rendra d’autant plus vite à la liberté ; ce qui est un danger de plus, puisque ce sont des impulsifs. Comme ils sont plus dangereux que d’autres, on les remet plus vite en liberté ! La vraie question est de savoir si, au lieu de les punir, il ne vaut pas mieux les traiter dans un asile spécial. Que l’on fixe un minimum d’internement correspondant à l’idée de responsabilité, rien de mieux. Mais, avant tout, il faut permettre à la justice de prolonger l’internement, si la sécurité publique l’exige et si l’individu approche de la démence.

Comme on le voit, tous les prétendus cas d’individualisation légale ne sont que des cas de fausse individualisation. Abandonnons le domaine de la loi et abordons celui de l’individualisation judiciaire.

Que le juge soit seul capable de connaître l’agent et de se rendre compte de ce qu’il est, c’est un point qui est acquis et qui n’a plus besoin de démonstration. Mais cette idée de l’arbitraire du juge, car, même en le prenant en bonne part, il n’y a pas d’autre nom à lui donner, ne va pas sans soulever de très graves difficultés…

Signe de fin