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LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS
DU DÉLIT D’ESCROQUERIE

Extrait du « Traité de droit pénal spécial  » T.II
de André VITU
( Éd. Cujas, Paris 1982 )

En droit romain, le délit de « furtum » recouvrait les actuels
délits de vol, de filouterie, d’escroquerie et d’abus de confiance.

L’Ancien droit n’étant pas parvenu à décider
si l’abus de confiance était un délit civil ou un délit pénal,
les tribunaux passaient de l’un à l’autre selon la gravité des faits ;
de même, comme ils n’avaient pas réussi à isoler l’escroquerie,
ils la rapprochaient de la filouterie et du vol de bourses.

Le législateur de 1791 eut le mérite d’incriminer spécialement
l’escroquerie en précisant qu’elle se caractérise par un dol,
et se réalise à l’aide de faux noms ou de fausses entreprises,
d’un crédit imaginaire, d’espérances ou de craintes chimériques
qui auront abusé de la crédulité de quelques personnes.

Dans son article 405 le Code pénal de 1810 reprit
cette distinction et fit passer l’escroquerie de la catégorie des délits
contre la possession à celle des délits contre la foi contractuelle.
Le Code pénal de 1993 a suivi cette voie dans son article 313-1,
mais il a conservé le lien traditionnel entre le vol, l’escroquerie
et l’abus de confiance, p.ex. en matière de récidive (art. 132-16).

2306. Énumération des éléments du délit. - Aux termes de l’article 405 [du Code pénal de 1810], est coupable d’escroquerie « quiconque, soit en faisant usage de faux noms ou de fausses qualités, soit en employant des manœuvres frauduleuses... se sera fait remettre ou délivrer des fonds, des meubles ou des obligations.., et aura, par un de ces moyens, escroqué ou tenté d’escroquer la totalité ou partie de la fortune d’autrui ». De la lecture de ce texte paraît résulter l’existence de quatre éléments constitutifs : les biens protégés, les moyens frauduleux utilisés pour en obtenir la remise, l’intention coupable, le préjudice causé. En fait, les trois premiers éléments suffisent à constituer l’infraction ; le quatrième est inutile bien que souvent exigé en doctrine. Aussi, avant d’examiner les trois éléments indispensables, convient-il de préciser pourquoi le préjudice ne doit pas être retenu dans la construction juridique du délit.

2307. L’inutilité théorique du préjudice. - De nombreuses législations étrangères exigent, parmi les éléments constitutifs de l’escroquerie, la présence d’un préjudice causé au patrimoine d’autrui et, corrélativement, celle d’un avantage pécuniaire illicite procuré à l’escroc ou à un tiers. Le Code français, lui, ne prononce pas le mot de préjudice à propos de l’escroquerie, alors qu’il l’emploie pour l’abus de confiance, et il ne mentionne pas plus l’avantage illicite que le coupable a tiré de son geste. Faut-il alors admettre que la formule « aura... escroqué ou tenté d’escroquer la fortune d’autrui » désigne, d’une façon détournée, le préjudice, ou n’est qu’une formule inutile et même dangereuse, explicable peut-être par l’histoire ? La doctrine est partagée sur ce point.

Certains auteurs insistent sur la nécessité d’un préjudice, parce que, pensent-ils, les mots employés par l’article 405 ne s’expliqueraient pas autrement. Sans doute ne faut-il pas aller, comme on l’a parfois soutenu, jusqu’à prétendre que l’escroquerie se consomme, non par la remise, mais par le détournement ou la dissipation des biens remis : ce serait créer une confusion entre l’escroquerie et l’abus de confiance et exiger, malgré le silence du texte, que le coupable se soit enrichi. Mais il faudrait du moins qu’un dommage soit causé à la victime. D’autres auteurs, tout en maintenant encore le préjudice parmi les éléments du délit, constatent qu’en fait cette exigence est sans grand intérêt et que la jurisprudence l’a pratiquement éliminée de ses décisions.

Il faut aller plus loin et, avec une partie de la doctrine, affirmer l’inutilité absolue, en droit français, de ce prétendu élément de l’escroquerie. L’expression légale, source des difficultés, s’expliquait en 1810 parce qu’elle avait pour seul but d’incriminer la tentative. Mais depuis qu’en 1863, pour briser une jurisprudence contraire, le législateur a dû réaffirmer la répression de la tentative par les mots « aura tenté de se faire remettre », l’expression litigieuse s’est vidée de tout sens. En tout cas, il serait vain d’y attacher un sens nouveau, non prévu par les rédacteurs du Code et d’y voir l’origine d’un quatrième élément de l’infraction. En Belgique, dans l’article 496 construit sur le modèle français, le législateur, plus logique, a supprimé les mots « et aura, par ces moyens, escroqué ou tenté d’escroquer la fortune d’autrui ».

Une différence fondamentale sépare donc, sur ce point comme sur d’autres le droit français des législations étrangères et certains auteurs ont pu affirmer que l’escroquerie constitue en France un délit formel, c’est-à-dire constitué sans référence à un préjudice causé.

2308. La position jurisprudentielle. - Parmi les décisions jurisprudentielles, il faut rejeter celles qui écartent le délit quand l’auteur des manœuvres frauduleuses est propriétaire de l’objet qu’il s’est fait remettre. Les auteurs qui comptent le préjudice au nombre des éléments de l’escroquerie voient parfois dans ces décisions une confirmation de leur thèse, puisqu’ici le préjudice ne peut pas exister; mais il faut les exclure du débat, car elles s’expliquent par une raison différente : délit contre le patrimoine, comme le vol, l’escroquerie n’existe que si elle porte sur une chose appartenant à autrui ; il est donc inutile de faire appel à la notion de préjudice pour justifier la solution.

Ceci précisé, l’examen de la jurisprudence révèle que la Chambre criminelle ne regarde pas le dommage comme nécessaire à la constitution de l’infraction. Elle affirme couramment que le délit existe, indépendamment de tout préjudice éprouvé par les victimes, dès lors que la remise a été extorquée par des moyens frauduleux. Pour justifier une condamnation du chef d’escroquerie, il suffit donc de constater que la remise n’a pas été librement consentie, mais qu’elle a été déterminée par la fraude commise par l’escroc.

La Cour de cassation complète sa position en affirmant qu’il n’est pas nécessaire que le coupable ait cherché à réaliser un bénéfice, ni que les biens obtenus aient tourné à son profit : l’escroquerie existe par exemple quand un individu a réussi, par ses manœuvres, à se faire consentir une vente dont, pourtant, il a acquitté le prix, ou un contrat de prêt, alors même qu’il a l’intention de rendre l’argent reçu, ou encore si les choses escroquées ont été remises directement par la victime à un tiers de bonne foi, tout autant qu’à un complice de l’escroc.

Les explications qui précèdent achèvent de montrer l’inutilité de la notion de préjudice en cette matière. On doit donc rejeter les expressions de « préjudice moral » pour expliquer que, même sans perte pour elle, la victime a remis la chose à la suite de l’emploi de moyens frauduleux, et de « préjudice éventuel » pour le cas où cette victime, n’ayant pas encore remis la chose, s’est contentée d’un engagement envers le coupable.

§ 1 - LES CHOSES PROTÉGÉES

2309. Les points de vue théoriques. - Dans les systèmes législatifs qui font de l’escroquerie un délit contre le patrimoine d’autrui, d’interminables discussions se produisent pour préciser ce qu’est le patrimoine au sens de la loi pénale ; en droit allemand, par exemple, on voit s’affronter une théorie juridique à une théorie économique du patrimoine. Le droit français ignore ces problèmes. L’article 405 du Code pénal a donné une énumération des biens protégés (« fonds, meubles, obligations, dispositions, billets, promesses, quittances ou décharges ») ; s’il ajoute que le coupable a dû, par l’un des moyens frauduleux visés au texte, « escroquer la totalité ou partie de la fortune d’autrui », l’expression « fortune » qu’il emploie n’a jamais été regardée comme l’équivalent du mot patrimoine : les criminalistes français n’ont jamais pensé nécessaire de tirer de ce mot matière à discussion. On verra cependant que l’appel fait à la notion de patrimoine permet d’éviter, dans la répression, des lacunes qu’on découvre en droit français.

La liste des choses protégées par l’article 405 est regardée comme limitative, mais elle est assez compréhensive et souple pour satisfaire aux besoins ordinaires de la pratique. On pourrait la synthétiser en disant que la loi garantit toute chose mobilière, corporelle ou non, appartenant à autrui, et susceptible d’une remise.

A - La notion de chose au sens de l’article 405 du Code pénal

2310. Les objets corporels. - L’escroquerie étant un délit contre la propriété, on ne saurait escroquer une personne, une idée, un acte physique déterminé (par ex. un rapport sexuel), l’énergie intellectuelle, un témoignage. Mais tout objet corporel peut donner lieu à escroquerie. La loi cite les fonds et les meubles. Les fonds sont toutes sommes d’argent ; les meubles, tous objets mobiliers figurant dans le patrimoine indépendamment de leur valeur vénale : comme en matière de vol, il a été admis en jurisprudence que l’escroquerie existe même si l’objet convoité n’a pour la victime qu’une valeur extrêmement faible et même purement morale. La jurisprudence avait également appliqué l’article 405 à des escroqueries portant sur des repas mais actuellement le fait constitue ordinairement une filouterie d’aliments, réprimée par l’article 401, alinéa 4, du Code pénal.

Bien que le contraire ait été soutenu, l’infraction ne peut pas porter directement sur un immeuble : la commune origine historique du vol et de l’escroquerie impose la solution. Dans la pratique, cependant, les immeubles sont indirectement protégés contre les manœuvres des escrocs, puisque la remise porte, ou sur le prix de l’immeuble, ou sur l’acte translatif de propriété ou constitutif d’un droit réel sur l’immeuble, c’est-à-dire sur des choses mobilières protégées par la loi.

2311. Les droits incorporels. - Par les expressions « obligations, dispositions, promesses, quittances ou décharges », l’article 405 désigne, selon l’interprétation jurisprudentielle, « tous les actes d’où peut résulter un lien de droit, à l’aide duquel il peut être porté préjudice à la fortune d’autrui », c’est-à-dire, en un mot, toutes sortes de « titres ». On ne peut citer ici que quelques exemples. Ainsi en va-t-il d’un contrat de prêt, d’une police d’assurance, d’un blanc-seing, d’une promesse d’achat ou de vente, d’un titre permettant de toucher une allocation vieillesse ou des allocations familiales, une quittance, un quitus donné à un loueur de films par la fédération des distributeurs de films après réception du bordereau indiquant le montant des recettes, ou un arrêté de compte. En revanche un simple accusé de réception ne constitue pas une quittance ou une décharge.

On notera qu’en visant des meubles, ou des obligations et dispositions, l’article 405 n’a entendu protéger que des choses ou des actes. Dès lors de simples paroles, contiendraient-elles des promesses, n’entrent pas dans les prévisions de la loi ; il faudrait que la promesse s’incorpore dans un acte écrit, comme une promesse de vente ou d’achat.

2312. Les biens immatériels et les services. - Si l’on admet, comme on l’a vu dans l’étude du vol (supra, n° 2215), que l’énergie, bien immatériel, est une chose au même titre que les objets corporels, elle peut donner matière à escroquerie. En particulier, quand des manœuvres frauduleuses sont employées pour s’approprier du gaz, de l’électricité, de la chaleur ou du froid industriel, par exemple en truquant l’appareil de distribution ou le compteur, l’article 405 trouve à s’appliquer. On a remarqué cependant, à propos du vol, que la jurisprudence n’a esquissé que quelques pas timides dans cette voie.

En revanche, on refuse généralement d’admettre qu’il y ait escroquerie lorsque le délinquant a obtenu, non la remise matérielle d’une chose, au sens qui vient d’être précisé, mais la prestation d’un service ou un avantage. C’est la solution qui a prévalu en doctrine et en jurisprudence pour le fait de voyager en chemin de fer sans billet (par exemple en utilisant la carte de transport d’un tiers), d’user d’une fausse qualité pour se faire transporter en automobile, de s’introduire sans billet à bord d’un navire, ou de pénétrer gratuitement dans un théâtre sous une qualité prétendue. De tels agissements constituent des escroqueries dans les législations étrangères qui conçoivent cette infraction plus largement qu’en droit français ; parce que, d’autre part, des manœuvres frauduleuses au sens de l’article 405 font défaut, le législateur a dû créer des délits de filouterie en matière de transport (infra n° 2361 et s.), qui viennent compléter le droit positif sur ce point. On constate ici, sur le vif, certains des inconvénients d’une formule trop étroite pour définir le délit d’escroquerie ; la commission de révision du Code pénal a élargi la portée de l’incrimination en intégrant les services aux côtés des choses, objets du délit.

Cette nouvelle ampleur que prendrait l’infraction permettrait de résoudre le problème qui a embarrassé la doctrine et la pratique, lors des poursuites intentées contre les individus qui abusent d’appareils automatiques destinés à mesurer les services qui leur sont procurés (ex. fraude au parcmètre, en utilisant des rondelles métalliques en guise de monnaie, ou fraude au taxiphone, en manipulant d’une certaine façon le cadran pour obtenir, sans payer, de nouvelles communications). La jurisprudence a adopté une attitude répressive, critiquée par certains auteurs, mais qui mérite approbation. Ce qui est obtenu frauduleusement, ce n’est pas seulement un service, c’est aussi la quittance du prix de ce service ; ordinairement une telle quittance consiste en un objet matériel (p.ex. le billet de chemin de fer), mais elle peut aussi résulter, on le verra ultérieurement, de procédés équivalents tels que l’inscription à un compte ou une compensation : ici le procédé équivalent résulte du déplacement d’une aiguille (parcmètre), ou de l’obtention de la communication demandée (taxiphone), c’est-à-dire de moyens techniques nouveaux auxquels il faut savoir adapter les textes existants.

On objecte, sur un plan différent, que tromper suppose une victime humaine, ayant intelligence et liberté d’appréciation : « on peut abuser d’un appareil, non l’abuser », a-t-on dit ; l’argument n’est pas sans réponse : on trompe le surveillant des parcmètres en faussant la lecture qu’il fait de l’appareil enregistreur, on trompe la compagnie des téléphones qui croit en la fidélité de ses appareils, de même que, dans un autre domaine, on punit le chauffeur de taxi qui truque son taximètre et trompe son client, ou l’utilisateur de poids faux ou d’une balance déréglée...

2313. Les jugements. - Il est hors de doute qu’un procès né ou à naître peut être l’occasion d’une escroquerie : par exemple, par des manœuvres frauduleuses, le coupable se fait remettre une pièce importante pour la solution du litige ; il amène sa victime à consentir devant le juge une transaction, une reconnaissance de dette ou l’abandon de ses droits, ou bien encore, sous la menace d’une action en justice, il lui impose un compromis. Dans tous ces cas, la victime directe des agissements illicites est l’adversaire ; la chose escroquée est la pièce, le titre ou la décharge obtenus de celui-ci, mais pas le jugement ; il arrive même qu’aucun jugement ne soit prononcé. Le litige et l’instance en justice constituent seulement le cadre, plus ou moins immédiat, de l’escroquerie.

Mais le problème délicat est de savoir si, par des manœuvres dolosives ayant agi sur les juges eux-mêmes, on peut « escroquer » un jugement, dont on se servira ensuite pour contraindre l’adversaire à remettre des fonds ou des valeurs (truffa processuale du droit italien). Autrement dit, un jugement peut-il être regardé comme une chose entrant dans les prévisions de l’article 405 ? La doctrine classique est demeurée très réticente, mais les auteurs contemporains sont beaucoup plus favorables à des poursuites contre les coupables d’escroqueries au jugement, et les arguments qu’ils invoquent emportent l’adhésion.

Objectera-t-on, d’abord, que l’article 405 ne mentionne pas les décisions judiciaires parmi les choses qu’il protège ? Il est aisé de répondre qu’on ne saurait refuser à un jugement la qualité de titre emportant obligation (jugement de condamnation) ou décharge (jugement de débouté). Que la victime principale de l’escroc ne soit pas, en définitive, le juge, mais l’adversaire qui perd son procès, la chose est évidente : or la pratique connaît de nombreuses autres hypothèses où un tiers de bonne foi est utilisé par l’escroc comme un moyen pour triompher des résistances de sa victime ; le juge est ici ce tiers et sa qualité ne change rien à l’affaire. On allègue parfois, sur un plan procédural, que des poursuites pour escroquerie méconnaîtraient l’autorité de la chose jugée attachée au jugement civil obtenu à la suite des manœuvres : c’est oublier que les conditions postulées par la notion de chose jugée sont absentes en ce cas (il n’y a pas d’identité d’objet entre les deux instances, les parties ne s’y trouvent pas en la même qualité). Il n’est pas à craindre, enfin, que soit méconnue la nature profonde du délit d’escroquerie, infraction contre la propriété, dont certains ont craint qu’il ne devienne une infraction contre l’administration de la justice : encore une fois, l’instance judiciaire n’est qu’un moyen, pour l’escroc, de parvenir à ses fins, et c’est bien toujours l’adversaire qui est la victime principale, non le juge. Mais il va de soi que si, pour parvenir à ses fins, l’escroc a produit des documents falsifiés, ou suborné de faux témoins, on devra le poursuivre pour ces infractions autant que pour l’escroquerie commise.

La Cour de cassation avait d’abord refusé d’admettre la possibilité de poursuites pour escroquerie. Elle a reconnu, dans un second temps, que de telles poursuites étaient recevables, mais sous le bénéfice d’une distinction de bon sens et juridiquement satisfaisante. Si le demandeur a usé dans le procès de documents faux ou devenus sans valeur au soutien de sa prétention, ou usé de témoignages mensongers, les manœuvres constitutives de l’escroquerie sont constituées et punissables. Au contraire ne saurait être puni pour escroquerie le demandeur qui, sur la base de documents vrais ou à l’aide de témoignages sincères, s’efforce d’obtenir condamnation par une interprétation tendancieuse des preuves produites : car il appartient au juge d’apprécier les éléments probatoires qu’on lui soumet et de déjouer l’erreur ou le mensonge.

Pour les auteurs qui demeurent réservés sur le problème et qui refusent d’entrer dans les vues qui précèdent, le refus de retenir l’incrimination d’escroquerie ne laisserait pas la répression désarmée, car on retrouve souvent matière à poursuite pour faux en écriture, faux témoignage, subornation de témoins. Et, pour éviter des lacunes, dans la lutte contre les manœuvres des escrocs, il appartiendrait au législateur de créer un délit spécial analogue à celui que réprime l’article 374 du Code pénal italien et qui prendrait place parmi les infractions contre l’administration de la justice.

B - L’appartenance de la chose à autrui

2314. L’exigence d’une propriété tierce. - Comme en matière de vol, il est indispensable que la chose escroquée soit la propriété d’autrui. Il est possible, sans doute, que la victime des moyens frauduleux ne soit pas propriétaire du bien qu’on réussit à lui enlever (ainsi un individu escroque le bien mobilier qui se trouve entre les mains d’un emprunteur ou d’un locataire). Mais cette dualité de victimes, la dupe et le propriétaire dépouillé, ne modifie en rien les éléments constitutifs de l’escroquerie ; elle permet seulement deux constitutions de partie civile, si chacune des victimes peut établir le préjudice subi.

De ce que la chose escroquée doit appartenir à autrui, on déduit qu’il n’est pas possible de retenir la qualification d’escroquerie contre le propriétaire qui rentre en possession de son bien par des manœuvres frauduleuses ; la solution est la même qu’en matière de vol : le propriétaire invoque un jus in re qui le met à l’abri de toute poursuite pour escroquerie ; il ne devrait être éventuellement condamner que pour détournement de gage ou d’objets saisis (art. 400, al. 3 à 6, C.pén.), s’il essayait, par son dol, de reprendre la possession d’un bien qu’il aurait donné en gage ou sur lequel un tiers aurait pratiqué une saisie.

À l’inverse, l’infraction est constituée lorsque les manœuvres frauduleuses émanent d’un créancier qui essaie, par ce biais, de se faire payer ce qu’on lui doit ; il n’a pas, sur les biens de son débiteur, de droit réel, mais seulement un droit personnel, un jus ad rem qui n’autorise qu’un recours aux voies de droit pour se faire payer.

On retrouve enfin, ici comme en matière de vol, la possibilité de poursuivre le délinquant qui se ferait remettre à titre privatif des choses indivises entre lui et d’autres personnes : son droit d’indivisaire ne l’autorise pas à méconnaître le droit des copropriétaires.

2315. Propriété tierce et « res illicita ». - L’escroquerie demeure pénalement punissable, même si elle porte sur des choses dont la possession par la victime est elle-même délictueuse, - ou sur des objets qui doivent représenter, dans l’esprit de la victime, le résultat d’une opération elle-même illicite ou immorale : on dit parfois, en termes différents, que l’escroquerie in re illicitareste un délit, parce que la faute ou la fraude commise par la victime ne justifie pas les manœuvres accomplies par l’escroc. Les tribunaux ont, par exemple, condamné l’individu qui, accompagné d’un pseudo-agent du contrôle économique, se fait restituer par un cultivateur le montant des majorations illicites perçues sur les denrées qu’il venait de lui acheter, - ou celui qui vend, à la suite de manœuvres frauduleuses, de fausses pièces d’or à une époque où la loi interdisait toutes opérations sur l’or, - ou encore la personne qui obtient de sa victime, par des manœuvres, la remise de fonds en vue d’un contrat de marché noir.

C - La remise de la chose escroquée

2316. La nature de la remise. - L’escroquerie n’est consommée que par la remise de la chose à l’escroc qui la convoite ; tant que cette remise n’a pas eu lieu, il n’y a qu’acte préparatoire ou tentative, selon l’état d’avancement de l’entreprise coupable. L’objet protégé par la loi étant une chose au sens qui vient d’être déterminé, c’est-à-dire un objet corporel, un titre ou un objet immatériel, la remise prendra, selon les cas, la forme d’une tradition matérielle, celle d’une transmission de valeur par l’un des procédés juridique propre au droit des titres (par exemple par la signature d’une quittance ou d’une décharge, l’inscription ou le virement à un compte, etc.), soit enfin la mise à la disposition du coupable d’un avantage ou d’un bien par un procédé physique quelconque (exemple le passage du courant électrique par l’intermédiaire d’un compteur truqué).

La remise peut être faite entre les mains de l’escroc ou entre celles d’un tiers, complice ou non ; même si le coupable ne retire aucun bénéfice de ses agissements, l’incrimination d’escroquerie peut être retenue contre lui (cf. supra, n° 2308). La remise consomme l’infraction, indépendamment de l’usage ultérieur qui sera fait de la chose transmise.

Une exigence logique s’impose enfin : la remise doit être postérieure aux moyens frauduleux employés par le coupable, puisque c’est à l’erreur créée dans son esprit par ces moyens que la victime a cédé et qu’elle doit d’avoir été dépouillée. Ce lien de cause à effet entre les moyens et la remise va être examiné dans le paragraphe suivant.

§ 2 - LES MOYENS FRAUDULEUX EMPLOYÉS

2317. La liste des moyens incriminés par la loi. - La définition restrictive de l’escroquerie admise par le droit français a conduit les rédacteurs du Code pénal à fixer d’une façon limitative les moyens frauduleux par lesquels prend corps l’élément matériel du délit. Ce sont : l’usage d’un faux nom, l’usage d’une fausse qualité et l’emploi de manœuvres frauduleuses tendant à l’un des buts décrits par l’article 405.

Un seul de ces moyens suffit à constituer l’infraction et il n’est donc pas nécessaire qu’ils soient cumulativement employés.

A - Les caractères communs aux divers moyens frauduleux

L’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité et les manœuvres frauduleuses présentent deux caractéristiques communes qu’il importe de souligner en débutant : l’escroquerie suppose toujours chez le délinquant l’accomplissement d’actes positifs, et cet acte doit être déterminant de la remise effectuée par la victime.

2318. La nécessité d’actes positifs. - Il n’y a d’attitude répréhensible chez le délinquant que celle qui se traduit à l’extérieur par des actes positifs : en droit français, l’escroquerie est un délit de commission, et non d’omission. Cette affirmation est imposée par les termes mêmes de l’article 405 : « usage » d’un faux nom, d’une fausse qualité, « manœuvres » (c’est-à-dire « œuvre des mains »). La passivité du délinquant qui se borne à dissimuler un fait ou une particularité, ou qui profite d’une erreur qu’il n’a pas lui-même créée dans l’esprit de la victime, ne suffit pas à faire naître l’infraction.

La jurisprudence a fait une application fréquente de cette règle. Elle a par exemple refusé d’admettre qu’il y eût délit par usage de la fausse qualité de mandataire quand le coupable a gardé le silence sur la cessation de son emploi et a reçu de sa victime le montant d’une commande faite à la maison qu’il avait cessé de représenter ; même solution dans le cas de l’individu qui, en contractant un prêt important, a omis de révéler qu’il est en état de liquidation judiciaire, cette réticence ne pouvant être tenue pour une manœuvre frauduleuse.

Le droit français se sépare, sur ce point, de nombreuses législations étrangères qui retiennent, comme constitutifs de l’escroquerie, le simple silence ou la réticence : ainsi les droits allemand (§ 263-1° C.pén. allemand : provoquer ou entretenir une erreur « soit en alléguant des faits reconnus faux, soit en déformant ou dissimulant des faits véridiques »), suisse (art. 148 C.pén. suisse : est escroc « quiconque aura astucieusement induit en erreur une personne par des affirmations fallacieuses ou par la dissimulation de faits vrais, ou aura astucieusement exploité l’erreur où se trouvait une personne »), italien ou espagnol. Toutefois, ces dispositions pénales étrangères ne retiennent la dissimulation de faits vrais que si le coupable était tenu, par la loi ou les usages, d’une obligation de parler ou d’exposer à son co-contractant telle circonstance que ce dernier ne pouvait connaître que par lui. La Commission de révision du Code pénal a pensé que le droit français de l’avenir devrait s’orienter dans cette direction, qui depuis longtemps déjà est souhaitée par la doctrine.

2319. Le caractère déterminant des moyens employés. - Une exigence fréquemment soulignée par la doctrine, et consacrée par la jurisprudence, tient à ce que les moyens frauduleux utilisés doivent avoir déterminé la remise de la chose escroquée : il doit exister une relation de cause à effet entre les moyens et la remise. Si la fraude n’a pas exercé d’influence sur l’esprit de la victime et s’il est prouvé qu’elle eût livré la chose, même en l’absence de manœuvres, le délit disparaît. Il suit de là qu’on ne peut retenir pour la qualification du délit que les moyens frauduleux utilisés avant ou au moment de la remise ; postérieurs à celle-ci, ils ne peuvent l’avoir déterminée. Par exemple le caissier malhonnête qui, pour masquer ses détournements, établirait de fausses factures ou de pseudo-comptes de frais ou simulerait un vol commis par un tiers, ne se transformerait pas pour autant en escroc, et seul l’abus de confiance devrait être retenu contre lui.

Le caractère déterminant des manœuvres ou des faux noms ou qualités employés peut donner lieu à difficulté, lorsque ces moyens se sont conjugués avec d’autres facteurs, extérieurs au coupable, pour provoquer une erreur chez la victime. C’est tout le problème de la causalité qu’on retrouve ici, à propos du concours de causes ; en général, les tribunaux français résolvent la difficulté en fait, sans s’embarrasser des distinctions théoriques tirées des systèmes de la causalité adéquate ou de l’équivalence des conditions : si l’escroc est un récidiviste, ils auront volontiers tendance à estimer déterminants ses agissements, pour pouvoir plus sûrement le frapper.

B - L’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité

2320. Le caractère propre à l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité. - Alors que les caractères précédemment indiqués étaient communs aux trois moyens frauduleux mentionnés par l’article 405, voici maintenant un trait propre à l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité. À eux seuls, ces moyens suffisent à constituer l’élément matériel de l’escroquerie ; on verra qu’il en va différemment des manœuvres frauduleuses, qui ne sont punissables que si elles tendent à l’un des buts spécifiés par la loi (cf. infra, n° 2335 et s.).

Cette différence résulte du texte même de l’article 405 et elle s’explique par une sorte de présomption légale qu’à eux seuls, l’usage d’un faux nom ou l’emploi d’une fausse qualité ont effectivement provoqué une erreur chez la victime : la présomption n’existe plus pour les manœuvres frauduleuses, qu’on ne peut frapper correctionnellement que si l’on établit en même temps, d’une façon expresse, qu’elles visaient à créer, dans l’esprit de la dupe, l’une des erreurs décrites par le texte. Depuis le célèbre arrêt Poirier (Cass.crim. 5 mai 1820, Bull.crim. n°72), la jurisprudence a toujours affirmé avec force cette différence qui oppose les divers types de moyens frauduleux.

a) Le faux nom

2321. La notion de nom faux. - On décide qu’il y a usage d’un faux nom lorsque le délinquant a changé, altéré ou modifié le nom qu’il possède en réalité, ou même le prénom qu’il possède à l’état civil. Par exemple le coupable a usurpé le nom d’une tierce personne, parfois même avec son consentement (ce qui fait de cette dernière un complice), ou use d’un nom imaginaire ; ou encore il adjoint à son nom une particule ou il en modifie l’orthographe. En revanche, l’usage du nom véritable, alors qu’on est connu sous un pseudonyme, n’est pas une escroquerie à moins que des manœuvres frauduleuses ne se greffent sur cet emploi du vrai patronyme. À signaler le problème de l’homonymie l’usage du nom véritable ne peut constituer à lui seul un délit et, pour retenir l’escroquerie, il faut relever des manœuvres frauduleuses qui donnent à l’homonymie toute sa puissance de confusion.

Si le coupable prétend avoir droit au port du nom dont il s’est servi, le tribunal correctionnel a compétence pour trancher le débat, sans que d’ailleurs sa décision puisse avoir, au civil, autorité de la chose jugée ; il n’y a pas, en ce cas, d’exception préjudicielle au jugement.

b) La fausse qualité

2322. La notion de fausse qualité. - II est très délicat d’établir ce qu’est la fausse qualité au sens de l’article 405 du Code pénal. On peut hésiter entre divers points de vue qui ne conduisent pas du tout aux mêmes résultats.

La doctrine s’est partagée en trois courants. Une conception restrictive fortement représentée tend à n’englober dans la notion de qualité que les attributs juridiques de la personne autres que le nom, c’est-à-dire l’état, le titre, la profession, la nationalité ; c’est le sens qu’a le mot qualité dans la langue courante et dans le dictionnaire de l’Académie. En une acception extensive, certains auteurs ont voulu voir dans la qualité toute particularité personnelle, de nature à inspirer confiance à la victime et à donner crédit à celui qui s’en prévaut, ou propre à fonder la prétention à l’obtention d’un avantage ou d’une prestation. Entre ces extrêmes, une attitude moyenne comprend sous ce terme, non seulement les attributs résultant de l’état, du titre ou de la profession, mais aussi les prérogatives nées des rapports juridiques noués avec les tiers.

La position restrictive est seule satisfaisante. La juxtaposition, dans l’article 405, du nom et de la qualité indique que le législateur a entendu viser ce qui donne à la personne son rang ou sa condition dans la société, c’est-à-dire ne désigne que son état, ses titres, sa profession, sa nationalité. Les rapports juridiques avec les tiers sont essentiellement mouvants ; les invoquer faussement n’est qu’un mensonge qu’on ne devrait prendre en considération que s’il prend corps et forme en des manœuvres frauduleuses au sens qui sera défini plus loin. Et si la conception intermédiaire défendue par Garraud doit être rejetée, a fortiori doivent l’être les points de vue extrêmes qui voient un fait d’escroquerie dans tout mensonge portant sur les aspects de la personne de son auteur. Encore une fois, on méconnaît l’esprit de l’article 405 qui a, en principe, refusé de retenir le simple mensonge dans la structure juridique de l’escroquerie. Cette constatation doit donc aboutir à distinguer, de l’ensemble des cas où il y a véritablement usurpation d’une qualité au sens étroit qu’on vient d’admettre, les hypothèses où le coupable s’est borné à pratiquer ce que l’on pourrait appeler l’affirmation mensongère d’un droit.

La jurisprudence n’a consacré aucun de ces systèmes. Allant au-delà de la théorie restrictive, elle admet au rang de qualité certains rapports juridiques avec les tiers (spécialement ceux qui naissent du contrat de mandat) - mais pas tous, et elle y englobe même certaines particularités personnelles retenues par les tenants de la conception extensive. Son interprétation s’explique peut-être par un souci de réprimer sévèrement certaines attitudes immorales, mais elle jette le trouble dans la construction juridique de l’incrimination. Dans l’impossibilité de dégager, de l’ensemble des décisions rendues à ce sujet, un critère rationnel, on se bornera à décrire les positions jurisprudentielles actuellement arrêtées, en en soulignant l’illogisme chaque fois qu’il sera nécessaire de le faire.

2323. L’usurpation d’une qualité. - Avant d’énumérer les hypothèses dans lesquelles on découvre sans conteste l’usurpation d’une qualité, et donc une escroquerie, il convient de préciser que l’usage d’une qualité qu’on a perdue est assimilé à l’usage d’une fausse qualité et que, d’autre part, le coupable doit s’être attribué à lui-même la fausse qualité qu’il invoque : s’il l’attribue à un tiers, fût-ce par écrit, le délit d’escroquerie n’est pas consommé. Ceci précisé, l’emploi d’une fausse qualité peut résulter de l’usurpation d’un état, d’un titre ou d’une profession.

De nombreuses escroqueries se commettent en invoquant un faux état, c’est-à-dire en se prévalant d’un lien de parenté ou d’alliance, de la situation de personne mariée, célibataire ou veuve, ou d’une certaine nationalité. En revanche, la religion, ou le domicile ne sont pas des éléments de l’état, ni l’honorabilité se traduisant par l’absence de condamnations portées au casier judiciaire. La capacité civile qu’invoque le coupable (mineur, il se dit majeur pour pouvoir passer librement un contrat) ne peut être regardée comme la prise d’une fausse qualité, non pas parce que la victime aurait pu aisément déceler le mensonge, mais parce que le Code civil s’y oppose en décidant que « la simple déclaration de majorité faite par le mineur ne fait point obstacle à sa restitution » (art. 1307) ; cette disposition, qui interdit d’engager la responsabilité contractuelle du mineur, perdrait sa raison d’être si on le tenait ici pour pénalement responsable.

La fausse qualité par usurpation d’un titre se découvre par l’usage d’un faux titre de noblesse, - d’une décoration dont on se prétend titulaire (il peut y avoir cumul avec le délit de port illégal de décoration, quand les conditions d’application de l’article 259 C.pén. sont réunies), - d’un titre universitaire tel que docteur en médecine ou licencié en droit -, d’officier de police judiciaire (l’escroquerie est alors punie plus sévèrement par la loi du 8 décembre 1943 ; cf. infra n° 2349) -, de fonctionnaire public ou d’agent du gouvernement ou de l’administration, si modeste que soit le titre invoqué.

Enfin la jurisprudence a souvent l’occasion de retenir la fausse qualité contre ceux qui affirment mensongèrement exercer telle profession privée, commerciale ou non, réglementée ou non, ou même qui se disent simplement commerçants ou industriels. L’usurpation de la qualité de commerçant sert souvent à la commission de cette variété d’escroquerie qu’est le « carambouillage », dans laquelle le pseudo-commerçant achète des marchandises à terme et les revend immédiatement au comptant, fût-ce à perte, puis disparaît sans payer ses fournisseurs ; le carambouillage se complique d’ailleurs le plus souvent de manœuvres frauduleuses, notamment de la création d’une fausse entreprise, et à ce titre on le retrouvera plus loin (n° 2337). Il faut du reste ne pas confondre la situation du carambouilleur, vulgaire escroc, avec celle du commerçant honnête mais malchanceux, qui ne peut payer ses fournisseurs parce qu’il a fait de mauvaises affaires ; la distinction se fait d’après les éléments de chaque affaire.

2324. L’affirmation mensongère d’un droit : la situation de propriétaire. - En dehors des hypothèses précédemment citées, il ne peut plus y avoir place pour la prise d’une qualité, mais seulement pour l’affirmation mensongère d’une prérogative ou d’un droit, qui ne saurait à elle seule constituer l’escroquerie punissable.

Le cas typique est celui où l’agent se prévaut faussement de ce que l’on pourrait appeler une situation « réelle », celle de propriétaire : sauf s’il a essayé d’étayer son mensonge par une mise en scène ou par l’intervention d’un tiers, ce qui constituerait une manœuvre frauduleuse, cet individu ne peut être réputé s’être servi d’une fausse qualité. La solution a toujours été affirmée par la Cour de cassation, par exemple lorsque le prévenu réclame des objets mobiliers en s’en disant inexactement propriétaire, ou lorsqu’il se prétend propriétaire de valeurs importantes pour inspirer confiance et obtenir un prêt, ou s’il se dit propriétaire d’un immeuble et le donne en location.

2325. L’affirmation mensongère d’un droit : la situation personnelle particulière. - Voici une autre hypothèse où, cette fois, le prévenu invoque une situation personnelle l’autorisant à demander et percevoir des fonds, des prestations ou des allocations : il en va ainsi dans le fait de se dire faussement chômeur pour bénéficier d’une allocation de chômage, ouvrier pour percevoir des allocations familiales, femme d’un militaire soutien de famille, mère d’un soldat disparu à la guerre. Une abondante jurisprudence a retenu ici l’usage d’une fausse qualité, mais cette solution, approuvée par certains auteurs, est très critiquée par d’autres membres de la doctrine. Ainsi qu’on l’a indiqué précédemment, cette jurisprudence confond qualité et droit, et elle doit être catégoriquement rejetée.

Qu’on n’objecte pas qu’il est contradictoire de reconnaître une qualité dans la parenté ou l’alliance, ou dans la situation de personne mariée, veuve ou célibataire, - et de la dénier dans le fait de se dire femme d’un militaire mobilisé ou mère d’un soldat disparu ; se dire marié, c’est invoquer une qualité considérée objectivement, mais se dire marié à telle personne est se prévaloir d’une particularité personnelle qui ne modifie pas la qualité résultat des liens du mariage et n’y ajoute rien, du point de vue de l’état de la personne. Qu’on ne craigne pas, d’autre part, de voir la répression compromise : les organismes ou les administrations avec lesquels le prévenu est en contact exigent d’ordinaire la preuve de la situation qu’il invoque et il ne peut réussir dans son entreprise qu’en produisant des pièces fausses ou des attestations mensongères, ou en provoquant l’intervention de tiers ; il y a alors emploi de manœuvres frauduleuses suffisantes pour constituer l’escroquerie (on trouve d’ailleurs ces manœuvres mentionnées dans certaines décisions, accessoirement à l’affirmation d’une fausse qualité) et c’est sur elles seules qu’il faudrait s’appuyer pour condamner.

2326. L’affirmation mensongère d’un droit les rapports juridiques avec les tiers. - On retrouve une fois de plus la simple affirmation mensongère d’un droit quand le prévenu a tiré parti de rapports juridiques prétendus avec des tiers, par exemple lorsqu’il s’est dit préposé, associé ou mandataire d’autrui, ou a invoqué, sans l’avoir, le titre de créancier de celui à qui il s’adresse. En aucun de ces cas on ne devrait affirmer qu’il y a là une qualité au sens de l’article 45.

Sur ces points, la Cour de cassation a adopté des positions difficilement conciliables entre elles, mais qu’on doit regarder comme définitivement arrêtées, tant la suite des décisions qui les consacre est longue.

Ainsi, a-t-elle toujours admis, ce qui est indiscutable, qu’on ne pouvait pas reconnaître une fausse qualité dans le fait de se dire mensongèrement créancier, soit de la personne qu’on veut duper, soit d’un tiers ; la solution reste la même quand cette affirmation est donnée par écrit (cf. des applications de cette règle à propos des effets de commerce fictifs ou de complaisance, n° 2342, et de la jurisprudence relative aux factures mensongèrement majorées par les entrepreneurs et fournisseurs, n° 2329). Les tribunaux ont cependant admis parfois qu’il pouvait y avoir fausse qualité lorsqu’on se prétend faussement créancier de l’État ou d’une collectivité publique.

La Chambre criminelle reconnaît, en revanche, que la prise d’une fausse qualité résulte du fait de se dire inexactement mandataire d’autrui ou d’abuser frauduleusement d’un mandat réel. La solution est très contestable. Le mandat, simple lien de droit entre deux personnes, n’est pas plus générateur d’une qualité que le fait d’être locataire, emprunteur ou dépositaire ; pourquoi privilégier arbitrairement cette variété de rapport personnel ? D’autre part, il n’y a pas de fausse qualité à se dire propriétaire d’un bien (supra, n° 2324), mais c’en est une que de se prétendre mandaté par le propriétaire de ce même bien ; n’est-ce pas illogique ? La solution admise par la jurisprudence est d’ailleurs inutile, puisque l’on a toujours admis, en doctrine comme devant la Cour de cassation, que l’appel fait à un tiers, même supposé, constitue une manœuvre frauduleuse (infra, n° 2333) : pourquoi ne pas s’en tenir à ce motif plus juridique ?

La jurisprudence relative aux mandataires a trouvé application dans l’hypothèse de la contrepartie occulte. Un banquier, un agent de change, un courtier ou un commissionnaire, au lieu de jouer le rôle d’intermédiaire entre vendeurs et acheteurs de valeurs mobilières ou de marchandises comme c’est son rôle normal, se porte lui-même acquéreur des biens qu’on lui donne à vendre (contrat direct), mais il réclame la commission résultant de sa prétendue qualité d’intermédiaire. La Chambre criminelle a estimé que cette attitude constituait la prise de la fausse qualité de mandataire (d’un client imaginaire) et a retenu le délit d’escroquerie. Le contrat direct n’est valable que si le client en a connu et accepté l’existence, mais il est alors évident qu’aucune commission ne peut être exigée pour une contrepartie qui n’a pas eu lieu.

2327. L’abus d’une qualité vraie. - Avec l’usage d’une fausse qualité, il ne faut pas confondre l’abus d’une qualité réellement possédée. Ainsi un notaire use de sa qualité pour tromper sciemment ses clients et obtenir d’eux des fonds ; un médecin mêle, dans une note d’honoraires adressée à une compagnie d’assurances, des visites réelles à des malades et des soins prétendus ; un dentiste se fait remettre de l’or en vue d’un traitement imaginaire. Dira-t-on que ces tromperies, facilitées par la confiance que suscite la profession du coupable, constituent des escroqueries ?

La réponse est indubitablement affirmative si, au mensonge formulé, se sont adjoints des actes extérieurs destinés à en renforcer la crédibilité : il y a, en ce cas, escroquerie par emploi de manœuvres frauduleuses Dans beaucoup d’autres cas, l’abus de qualité se présente seul : en un tel cas, la jurisprudence considère que, si l’on ne peut pas strictement parler de l’usage d’une fausse qualité, l’abus de la qualité vraie constitue cependant à lui seul une manœuvre frauduleuse au sens de l’article 405, si elle émane d’une personne dont la profession est de nature à inspirer confiance, à donner une apparence de sincérité aux affirmations mensongères et à faire naître l’espérance d’un crédit ou d’un succès imaginaire.

C - L’emploi de manœuvres frauduleuses

2328. Les caractères généraux des manœuvres. - À côté de l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité, les manœuvres frauduleuses constituent le troisième aspect que peut revêtir l’élément matériel de l’escroquerie. Le qualificatif « frauduleux » se réfère plus spécialement à l’élément moral de l’infraction, qui sera étudié plus loin ; il importe seulement de préciser ici ce que sont les manœuvres au sens de l’article 405 du Code pénal.

Selon une doctrine et une jurisprudence unanimes, les manœuvres se caractérisent à la fois par leur nature, qui les distingue du simple mensonge, et par le but auquel elles tendent et qui est, selon l’article 405, de persuader l’existence de fausses entreprises, d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaire, de faire naître l’espérance ou la crainte d’un succès, d’un accident ou de tout autre événement chimérique, c’est-à-dire de créer une certaine erreur chez la victime.

a) La nature des manœuvres

2329. Manœuvre et mensonge. - Une fois de plus, le droit français se sépare ici des législations allemande, italienne ou suisse, pour lesquelles l’escroquerie peut suffisamment résulter d’artifices, de l’allégation de faits faux, de simples mensonges : le Code pénal écarte de la qualification d’escroquerie, non seulement la simple réticence, ainsi qu’on l’a dit précédemment (supra, n° 2318), mais aussi le mensonge, en exigeant de la part de l’escroc l’emploi de manœuvres.

Certains juristes français ont parfois regretté cette exigence, mais elle s’impose en l’état des textes et la jurisprudence l’a rappelée dans une impressionnante suite d’arrêts. La forme du mensonge importe peu : il peut s’agir de mensonges verbaux, - de mensonges écrits, résultant notamment de l’établissement de faux bilans, de fausses commandes, de notes exagérées d’honoraires ou de factures fortement majorées, - de mensonges réitérés ou simples, - de mensonges diffusés par un procédé quelconque ou adressés à une seule victime.

2330. Définition de la manœuvre frauduleuse. - Si telle est l’affirmation de principe, on est alors conduit à rechercher ce qu’est la manœuvre frauduleuse et en quoi elle se sépare du mensonge. Les hésitations sont nombreuses quand il s’agit de dégager un critère.

Selon des formules que l’on retrouve chez la plupart des auteurs, et dans de nombreux arrêts, le mensonge ne devient une manœuvre que s’il s’y ajoute un fait extérieur, un acte matériel, une mise en scène ou l’intervention d’un tiers, destinés à lui donner force et crédit. L’escroc a donc « habillé » son mensonge, il a mis sur pied des « machinations » qui doivent désarmer la méfiance de la victime. Conformément à l’étymologie, la manœuvre est une « œuvre des mains », un stratagème, un véritable truquage. Ces formules font image, mais elles ne donnent pas de définition véritable et il faut pousser plus loin l’analyse. Historiquement, deux critères paraissent s’être successivement manifestés, le critère objectif et le critère subjectif.

2331. Le critère objectif. - Selon un premier point de vue, la manœuvre suppose l’adjonction, au mensonge, d’un élément extérieur qui vient en augmenter la puissance de persuasion. Pour qu’il y ait manœuvre, cet élément doit être indépendant du mensonge, et, du moins aux yeux de la victime, paraître avoir sa propre force probante, distincte de celle de l’affirmation inexacte qu’il corrobore ; si au contraire l’acte externe n’est que la reproduction du mensonge, il n’apporte rien de nouveau et ne peut constituer une manœuvre.

Ce critère, de nature objective, a été longtemps celui de la jurisprudence et on le trouve, directement ou non, reproduit jusque dans la doctrine du début du XXe siècle. Il explique en particulier la distinction classique faite par les tribunaux à propos de l’intervention d’un tiers dans l’escroquerie : si ce tiers, par son autorité propre, confirme les dires du délinquant, il y a manœuvre frauduleuse ; lorsqu’en revanche le tiers se borne à représenter l’escroc et à répéter son mensonge, l’élément extérieur n’apparaît pas et il n’y a que mensonge. C’est encore ce critère que la jurisprudence retient lorsqu’elle décide qu’un simple geste de l’escroc, accompli à l’appui de ses dires (affirmer : « j’ai l’argent sur moi » et frapper sur sa poche) ne saurait être tenu pour une manœuvre frauduleuse, et qu’il faut en outre l’intervention d’éléments matériels du monde extérieur (par exemple exhiber des billets de banque sans les remettre à la victime, ou bien substituer une pierre fausse au diamant qu’on vient de faire expertiser devant la victime).

2332. Le critère subjectif. - Depuis le début du XXe siècle, la jurisprudence s’est orientée vers une conception plus souple des manœuvres frauduleuses. Sans répudier le premier point de vue dont elle réaffirme encore, à l’occasion, les conséquences en ce qui concerne l’intervention d’un tiers, la Cour de cassation et les juridictions inférieures s’attachent actuellement, moins à rechercher si l’élément extérieur possède une valeur probante autonome, qu’à examiner si l’escroc a, ou non, cherché intentionnellement à éliminer chez sa victime le sentiment de défiance naturel à l’esprit humain. L’important n’est donc pas tant la force persuasive propre de l’élément extérieur, que la présence même de cet élément, frauduleusement ajouté pour les besoins de la cause.

En adoptant cette seconde conception qu’on peut qualifier de subjective, car elle se réfère indissolublement à l’intention qui animait le coupable dans l’attitude qu’il a prise, la jurisprudence fait plus aisément le partage entre l’affirmation exagérée (le dolus bonus des civilistes), émise par un individu outrancier dont on vérifiera aisément les dires, - et la machination construite tout exprès, avec une audace proportionnée à la vigilance présumée de la victime et à sa psychologie, et destinée à dissimuler le mensonge lui-même.

C’est en application de cette distinction, aux contours moins juridiques que psychologiques, que la Cour de cassation a pu retenir la manœuvre frauduleuse dans la production d’une comptabilité truquée, de factures ou de notes d’honoraires contenant des mentions artificieusement combinées, de papiers à en-tête imprimés, - dans l’apposition des mains par un guérisseur affirmant être en mesure de guérir toutes les maladies. Poursuivant dans cette voie, la Chambre criminelle a décidé que l’emploi d’une publicité tapageuse sous forme d’affiches, de placards, de prospectus ou d’annonces dans la presse, n’est plus seulement un mensonge écrit, réitéré ou non, mais véritablement l’organisation d’une véritable mise en scène destinée à donner force et crédit au mensonge, en raison de la puissance de persuasion grandissante que les techniques publicitaires possèdent actuellement.

Par son interprétation assouplie de la notion des manœuvres frauduleuses, la jurisprudence frappe la plupart des machinations coupables ourdies par les véritables escrocs. Elle réduit ainsi, d’une façon sensible, la distance qui sépare le droit français des législations étrangères et elle atténue les critiques qu’on dirige contre le système adopté par l’article 405.

Dans les numéros qui suivent, on distinguera les manœuvres se réalisant par l’intervention de personnes tierces (mises en scène « personnelles ») et celles qui résultent de l’intervention de choses (mises en scène « matérielles ») ; utile sur un plan pédagogique, la distinction n’a pas de valeur juridique et d’ailleurs, dans un grand nombre d’hypothèses, se trouvent cumulées l’intervention de tiers et les machinations matérielles.

2333. Les manœuvres par intervention de tiers. - Selon l’excellente formule de Garraud, « l’intervention d’une personne autre que l’auteur même des mensonges, venant par ses actes, ses paroles, ses écrits, parfois par sa seule présence, ou par les actes, les paroles, les écrits que lui prête l’agent, rendre vraisemblables ces mensonges, suffit à les transformer en manœuvres frauduleuses».

Il suit de là que le tiers peut être, non seulement un être réel, intervenant effectivement aux côtés du coupable, par exemple un comparse dans le jeu du bonneteau, ou un huissier qui affirme faussement avoir reçu avant les courses les bordereaux mentionnant les paris remis à un employé infidèle du P.M.U., ou l’employé d’un garagiste présenté comme le propriétaire d’une voiture à vendre, - mais aussi une personne fictive créée par l’imagination de l’escroc, par exemple les prétendus clients d’un guérisseur, fournissant des attestations de guérison, ou une société de façades, ou encore un pseudo-candidat au mariage, ou aussi des adversaires inventés de toutes pièces dans un procès relatif à une succession. Encore faut-il que ce tiers fictif ait une suffisante apparence de réalité pour qu’il ait pu exercer une influence sur l’esprit de la victime : l’allusion à « un certain individu », trop imprécise, demeure un mensonge non punissable.

Le tiers peut être de connivence avec l’auteur principal et l’on doit alors le regarder comme son complice, ou parfois même comme un co-auteur ; dans d’autres cas, il ne joue que le rôle d’un instrument passif qui ignore le but réel de l’intervention qu’on sollicite de lui. En d’autres termes, ce tiers peut être, indifféremment, de bonne ou de mauvaise foi. Il est toutefois indispensable que l’intervention du tiers ait été provoquée par l’escroc ; si cette intervention est spontanée, elle ne peut être imputée au coupable, eût-elle été pourtant déterminante dans la remise des objets convoités.

Le problème délicat est de savoir s’il est nécessaire que le tiers ait, par rapport à l’escroc, une autorité propre pour que son intervention transforme en manœuvres frauduleuses les affirmations mensongères de l’agent. La Cour de cassation exige que ce tiers possède une indépendance suffisante et n’apparaisse pas seulement comme l’écho de l’escroc, dont il se borne à répéter les paroles : en pratique, seuls des éléments de fait, variables selon les espèces, permettront aux juges correctionnels de décider, par exemple, si un employé ou un mandataire de l’escroc possède suffisamment d’autorité extérieure pour être regardé comme un tiers.

2334. Les manœuvres par intervention de choses. - Les mises en scène matérielles sont innombrables et varient avec l’imagination fertile des escrocs ; la situation économique et sociale, les découvertes géographiques ou scientifiques, la curiosité des victimes ou leurs superstitions, leurs sentiments charitables ou leur douleur, tout donne matière à de nouvelles machinations. Garraud a pu parler à ce sujet de « délit-protée », en souvenir de ce dieu de l’antiquité qui pouvait se présenter sous des formes indéfiniment renouvelées. On peut présenter les principales mises en scène en les classant autour des schémas généraux suivants.

1° Production d’écrits, de pièces ou de documents

À l’appui de ses allégations mensongères, le coupable utilise des lettres émanant prétendument de tiers ou adressées à des tiers et spécialement des lettres à en-tête imprimé, des certificats fournis par des tiers, des factures fictives à l’appui d’une demande de règlement d’indemnité présentée à une compagnie d’assurance, de factures « pro forma » inexactes en vue d’obtenir des prêts majorés de la part de sociétés de crédit, de faux états d’avancement des travaux par un entrepreneur voulant percevoir des paiements ou des subventions, des feuilles de salaires fictifs, afin de recevoir des allocations familiales, des traites mises en circulation revêtues de l’acceptation d’un tiers imaginaire (sur ce problème, cf. infra, n° 2342), des documents ou des bilans établissant des bénéfices exagérés en vue de céder un fonds de commerce au-delà de sa valeur.

2° Organisation d’un cadre simulé d’activité

On peut ranger ici les multiples hypothèses dans lesquelles l’escroc aménage à dessein le milieu dans lequel se déroulera son activité. Citons l’organisation, vraie ou totalement fictive, d’une société en vue de provoquer des versements de fonds ou d’intervenir dans un circuit commercial de fantaisie permettant des remboursements indus de taxes à la valeur ajoutée, la simulation d’établissement commercial ou l’établissement d’un bureau en vue d’obtenir aisément la livraison de marchandises (« carambouillage »), l’utilisation d’un luxueux train de vie pour se faire livrer des bijoux de grande valeur par des joailliers, la mise en scène destinée à faciliter l’exploitation de la superstition, ou faisant croire à l’existence d’un trésor. On pourra ajouter aussi de nombreuses escroqueries dans lesquelles on simule des démarches, des voyages, des procédures.

3° Usage d’objets ou d’éléments truqués

Dans ce dernier groupe d’hypothèses, le coupable se borne à maquiller ou à truquer certains objets ou éléments qui concourent à son action : truquage d’un compteur électrique ou d’un taximètre, exhibition d’un portefeuille gonflé de papier sans valeur pour faire croire à un paiement immédiat, ou à une solvabilité prétendue (escroquerie très courante, ordinairement appelée «vol l’américaine ») tricheries au jeu, exhibition de fausses pièces d’or, simulation d’un sinistre en matière d’assurance (infra, n° 2339), remise en gage d’un, objet sans valeur, présentation d’un billet de 500 F dont on demande 1a monnaie et auquel on substitue ensuite un billet de moindre valeur (escroquerie dénommée « vol au rendez-moi »).

b) Le but des manœuvres

2335. La création d’une erreur chez la victime. - Les manœuvres frauduleuses ne peuvent être retenues que si elles ont été employées « pour persuader l’existence de fausses entreprises, d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaire, ou pour faire naître l’espérance ou la crainte d’un succès, d’un accident ou de tout autre événement chimérique ». Elles doivent donc avoir créé, dans l’esprit de la victime, une erreur qui l’a conduite à la remise de la chose convoitée.

Les types d’erreur indiqués par l’article 405 sont limitatifs, puisque la rédaction du texte, en 1810, était guidée per le souci de bien séparer le dol civil du dol criminel : la jurisprudence a toujours reconnu ce principe. Mais les termes employés par la loi sont très larges et de nature à englober la très grande majorité des hypothèses pratiques d’escroquerie (cf. l’ampleur de l’expression « tout autre événement chimérique ») ; de son côté, sans forcer les termes de l’énumération, malgré ce qu’on a parfois soutenu, la jurisprudence a su donner, des termes « fausses entreprises », « pouvoir ou crédit imaginaire », « succès, accident ou événement chimérique » une interprétation compréhensive, conforme à leur sens général et à l’intention du législateur. Par là encore s’atténue la différence qui oppose le système français aux droits allemand, italien ou suisse.

2336. L’appréciation de l’erreur. - Puisque les manœuvres de l’escroc doivent avoir pour effet de créer une erreur dans l’esprit de la victime, la question se pose de savoir comment il convient d’apprécier cette erreur. Faut-il, ainsi que l’ont fait certains arrêts du début du XIXe siècle, la définir comme celle qu’aurait commise tout homme ordinaire dont la prévoyance est normale (appréciation in abstracto) ? Alors on ne retiendrait pas les erreurs grossières, que seules commettent des personnes particulièrement naïves, âgées ou faibles ; n’est-ce pas pourtant ces personnes, proies désignées pour les escrocs, qu’il faut spécialement protéger ?

La doctrine et la jurisprudence modernes préfèrent une appréciation in concreto°, consistant à examiner si les machinations étaient de nature à surprendre la victime à qui l’escroc s’adressait. L’escroc proportionne en effet ses efforts à ce qu’il suppose d’intelligence et de méfiance chez celui qu’il a choisi de duper ; c’est donc par rapport à la psychologie de la victime qu’il faut soupeser l’erreur. Mais on peut objecter qu’il est des victimes intelligentes qui se laissent prendre à des machinations très grossières que sauraient déjouer des personnes moins douées.

II semble préférable de n’adopter aucun de ces points de vue. L’important n’est pas de savoir si la manœuvre pouvait ou non tromper la victime choisie, mais si le délinquant l’a employée dans l’espoir qu’elle provoquerait chez sa dupe une erreur déterminante. Ce n’est pas la personnalité de la victime qu’il faut scruter, mais celle de l’escroc et se demander ce qu’il a lui-même pensé de la valeur persuasive de ses fraudes. La justesse de ce point de vue est confirmée par le cas où la victime, méfiante, a décelé le piège ; la preuve est alors faite de l’inefficacité du moyen employé, comparée à la perspicacité de la victime ; pourtant la tentative d’escroquerie est certainement constituée et punissable.

2337. I. L’existence de fausses entreprises. - L’entreprise dont il est question au début de l’énumération donnée par l’article 405 n’est pas seulement l’affaire commerciale, industrielle ou financière, ou la société ; plus généralement et conformément au sens habituel du terme, c’est tout dessein formé, tout projet qu’on a mis ou qu’on prétend mettre à exécution. L’emploi du pluriel par l’article 405 confirme cette interprétation, alors qu’un singulier eût suffi, à côté du pouvoir, du crédit, ou de l’événement chimérique, si l’on avait voulu ne désigner que l’entreprise au sens commercial moderne.

L’escroc persuade donc sa victime de l’existence de fausses entreprises, non seulement quand il la convainc de la réalité d’une maison de commerce, d’une banque, ou d’une affaire industrielle fictive, mais encore lorsqu’il l’assure que l’argent demandé est collecté en vue de l’érection d’un monument ou au profit d’une œuvre charitable, ou pour soulager les victimes de la guerre ou d’une calamité. Même solution encore, lorsque l’escroc organise une loterie aux conditions trompeuses ou quand, aidé de compères, il dépasse au tiercé le montant des enjeux autorisés.

L’entreprise est fausse, non seulement lorsqu’elle est en tout point fictive, mais encore lorsqu’après avoir eu une existence normale, elle a cessé d’exister au moment où la manœuvre frauduleuse se développe devant la victime. Il faut même aller plus loin ; l’entreprise est fausse, dit très justement la jurisprudence, lorsque, ayant un fond certain, elle présente en quelques parties des circonstances entièrement fausses, ou encore lorsque, bien qu’ayant une existence réelle, elle ne poursuit ses opérations que par des moyens frauduleux. On en trouve des exemples typiques en matière de sociétés, en matière d’assurances, ainsi que dans le contrat dit « boule de neige ».

2338. Les fausses entreprises en matière de sociétés. - Les fraudes commises en matière de sociétés sont réprimées par des textes qui ne sont pas insérés dans le Code pénal, et spécialement dans la loi du 24 juillet 1966 (autrefois dans la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés par actions, et dans la loi du 7 mars 1925 sur les sociétés à responsabilité limitée). Un certain nombre des dispositions prévues par ces lois s’expliquent par l’impossibilité d’appliquer la qualification d’escroquerie à de simples mensonges. L’étude d’ensemble de ces textes a été faite précédemment.

L’existence de ces dispositions particulières n’interdit pas de retenir la qualification d’escroquerie, quand les faits poursuivis présentent les éléments de cette infraction, notamment lorsque les dirigeants sociaux ont obtenu la remise de fonds ou de marchandises par des manœuvres frauduleuses faisant croire à l’existence réelle d’une société fictive 1, ou donnant l’apparence de la prospérité à une société dont la gestion est déficitaire et qui ne peut subsister que par l’emploi d’expédients 2.

Ces hypothèses sont loin d’épuiser la variété des manœuvres frauduleuses par lesquelles les délinquants grugent les associés, les porteurs de valeurs sociales ou les tiers. On peut citer encore la simulation de souscriptions ou de toutes autres formalités pour la constitution de la société, la tenue fictive d’assemblées, l’augmentation irrégulière du capital, la publicité financière mensongère, l’utilisation de bilans inexacts afin de procurer à la société des fonds, des souscriptions, des prêts, la cotation fictive des titres sociaux, la distribution de dividendes fictifs. Mais la jurisprudence qui a fait appel, dans tous ces cas, à l’incrimination d’escroquerie est ancienne et l’on préfère actuellement appliquer à ces faits les dispositions spéciales de la loi de 1966, d’un maniement plus commode.

2339. Les fausses entreprises en matière d’assurance. - La notion d’entreprise fictive trouve particulièrement à s’appliquer à propos des fraudes auxquelles donnent lieu les assurances.

Les manœuvres frauduleuses peuvent émaner des compagnies elles-mêmes ou de leurs agents, qui trompent leurs clients soit sur la nature de l’organisme avec lequel ils contractent, soit sur les conditions des contrats, les primes à percevoir et les indemnités versées en cas de sinistre. Le législateur a d’ailleurs pratiquement supprimé ici tout champ d’activité pour les escrocs par une législation rigoureuse, qui exige des garanties relatives au fonctionnement des sociétés d’assurances et à la qualité de leurs dirigeants et qui, d’autre part, édicte des pénalités administratives et judiciaires en cas d’infraction à ses dispositions (cf. le D.L. 14 juin 1938).

Nombreuses sont en revanche les escroqueries tentées ou commises par les assurés contre les compagnies d’assurance et, en matière sociale, contre les caisses de sécurité sociale.

Les manœuvres frauduleuses peuvent se produire à la conclusion du contrat, ou au moment de l’immatriculation à la caisse, lorsque l’assuré trompe sur son état physique, généralement avec la complicité d’un médecin, ou sur sa véritable situation sociale, ou sur la nature du risque assuré ou, parfois même, sur l’existence de ce risque.

L’activité des escrocs s’exerce bien plutôt en cours de contrat. Ainsi, par une mise en scène, le coupable simule le sinistre qui doit entraîner le versement de l’indemnité. Ou bien, il majore considérablement l’importance du sinistre par la production de factures fausses ou exagérées ou d’attestations de complaisance.

2340. La fausse entreprise dans le contrat « boule de neige ». - Le contrat dit « boule de neige » est une opération de vente fondée sur une progression géométrique et qui utilise, pour pouvoir se développer, le concours actif des clients-victimes, chargés de recruter à leur tour de nouveaux clients. Des opérations de ce genre se sont développées dans le commerce des montres, des spiritueux, des bas, des stylos. En voici le schéma, d’après une espèce réelle.

Un commerçant met en circulation des « titres de vente », remis gratuitement aux premiers porteurs, pour faire démarrer l’opération. Chaque porteur doit trouver quatre participants nouveaux et vendre à chacun un des quatre coupons attachés à son titre, au prix de 22 F. Les nouveaux clients s’adressent alors au commerçant et reçoivent, moyennant le versement de 88 F, un titre dont ils placeront à leur tour les coupons. Quand les quatre participants ont ainsi acheté leur titre, le porteur initial reçoit gratuitement une montre (ou un autre objet) de 350 F. L’opération est alléchante puisque, une fois la chaîne mise en route, un client reçoit un objet de 350 F en versant au total 110 F (22 F pour le coupon de participation + 88 F pour le titre de vente).

Très vite, cependant, l’opération se révèle impraticable : les porteurs de titres trouvent de plus en plus difficilement de nouveaux participants et, soit qu’ils ne puissent placer tous leurs coupons, soit que les nouveaux participants, à leur tour, n’achètent pas de titres de vente, le commerçant ne leur envoie pas l’objet espéré ; les bénéfices réalisés viennent du grand nombre d’achats de titres non suivis de livraisons. Il y a alors fausse entreprise et la manœuvre frauduleuse résulte de l’intervention de ces tiers que sont les clients porteurs de titres de vente.

La Cour de cassation a vu dans ce procédé une escroquerie et sa position a été approuvée par la doctrine. Une loi du 5 novembre 1953 est, au surplus, venue interdire les ventes « boule de neige » et les frapper d’un emprisonnement de onze jours à un an et d’une amende de 3 000 à 40 000 F, sans préjudice de l’application de l’article 405 du Code pénal, si des manœuvres frauduleuses ont eu lieu au sens de ce texte.

2341. II Le pouvoir ou le crédit imaginaire. - Persuader la victime de l’existence d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaire, c’est lui faire croire en une autorité qu’on ne possède pas en réalité, ou en une situation, une fortune ou une position sociale supérieure à celle dont on dispose : bien que le pouvoir soit d’ordre plus humain ou plus moral, et le crédit d’allure pécuniaire, les deux termes sont fréquemment employés l’un pour l’autre. De nombreuses applications de ces notions peuvent être relevées dans la jurisprudence.

On en trouve un premier exemple dans l’escroquerie à la promesse de faveurs, qui consiste à se faire remettre des fonds par des victimes à qui l’escroc promet d’intervenir auprès d’autorités variées, en se prévalant d’un pouvoir qu’il n’a pas. Quand, au contraire, le coupable trafique d’un pouvoir qu’il possède vraiment, il y a corruption de fonctionnaire ou de salarié, ou trafic d’influence (art. 177 et s., C.pén.). Ainsi la jurisprudence a fait usage de l’article 405 à des promesses fallacieuses d’emplois publics ou privés, ou d’intervention pour obtenir la mise en liberté de détenus, la clôture d’instructions par des ordonnances de non-lieu, des mesures de grâces, ou des décisions de non-verbalisation.

Assez fréquente est l’escroquerie dans les paiements, les comptes ou les contrats de prêts. À côté du vol au « rendez-moi » déjà signalé (supra, n° 2233), ou de l’hypothèse du pseudo-créancier qui se fait payer ce qui lui est prétendument dû, ou celle du créancier qui, par ses manœuvres, obtient plus qu’on ne lui doit, il faut signaler la question délicate du prêt obtenu en remettant en gage au bailleur de fonds un objet sans valeur ou déjà grevé d’une sûreté. Si des manœuvres frauduleuses expresses accompagnent la remise du gage, le délit est certainement consommé. Mais peut-on affirmer que la remise du gage constitue à elle seule une manœuvre, indépendamment de tout autre élément ? La Cour de cassation a parfois refusé de l’admettre, approuvée par certains auteurs, mais elle a finalement adopté le point de vue contraire et considéré la remise du gage comme l’acte extérieur mensonger ayant pour but de persuader l’existence d’un crédit inexistant.

Le contrat de crédit différé (ou de prêt à terme différé) a également donné lieu à des abus graves, et la jurisprudence a eu l’occasion d’appliquer les peines de l’escroquerie à des dirigeants de sociétés de crédit différé qui, à l’aide d’instructions, lettres ou circulaires, avaient volontairement créé une équivoque dans l’esprit des contractants quant à la date de réalisation du prêt. Le législateur a dû intervenir pour réglementer la forme des entreprises spécialisées dans ce genre d’opérations...

Il convient enfin de mentionner l’escroquerie à la taxe sur la valeur ajoutée (T.V.A.), par laquelle des entreprises commerciales obtiennent de l’administration fiscale le remboursement d’un crédit d’impôt prétendument versé par des firmes de pure façade auxquelles elles sont soi-disant liées par des relations d’affaires, en réalité totalement fictives : les chefs d’entreprises coupables sont poursuivis pour avoir invoqué un crédit imaginaire.

2342. Le crédit imaginaire dans les effets de commerce. -Les effets de commerce, et plus spécialement les lettres de change, provoquent souvent des poursuites pour escroquerie, le tireur étant prévenu d’avoir voulu persuader l’existence d’un crédit imaginaire en tirant un effet qui est demeuré impayé à l’échéance. La prévention d’escroquerie est pleinement fondée si le coupable a usé d’un faux nom ou d’une fausse qualité. Mais le problème délicat est celui des effets fictifs ou de complaisance, c’est-à-dire des traites tirées par des commerçants aux abois sur des personnages fictifs ou sur des individus de connivence, et qui causent les plus grands dommages aux organismes escompteurs. Doit-on, ici, retenir l’escroquerie ? Deux hypothèses doivent être, dans la pratique, soigneusement distinguées.

Ou bien le tireur, ayant tiré traite sur un insolvable, la fait accepter par le tiré, ou avaliser par un tiers avant de la présenter à l’escompte. Cet agissement constitue certainement une manœuvre frauduleuse par intervention d’un tiers ; le tireur accepteur doit être tenu pour complice, ainsi que l’argent d’affaires véreux qui a procuré cet accepteur complaisant, comme le fait se produit parfois.

Ou bien le tireur présente la traite à l’escompte sans l’avoir fait d’abord accepter. Il n’y a plus d’escroquerie, à la fois parce que l’article 116 du Code de commerce n’exige la provision qu’au jour de l’échéance, et que la simple présentation à l’escompte d’une traite ne correspondant à aucune opération réelle constitue seulement un mensonge. Mais, selon une jurisprudence qu’il faut approuver, l’escroquerie réapparaît quand le tireur a joint aux effets des factures ou des bordereaux détaillant les effets remis.

2343. Le pouvoir et le crédit imaginaire dans l’exploitation de la superstition. - La crédulité publique donne aux escrocs de fréquentes occasions d’exercer leurs talents : les sorciers, cartomanciennes, guérisseurs, radiesthésistes pullulent et tirent des sommes considérables de leurs activités douteuses. À quelle condition peut-on leur faire application des dispositions de l’article 405 ?

En ce qui concerne l’escroquerie à l’art de guérir, on laissera de côté le cas des médecins diplômés, dont les agissements peuvent parfois motiver l’appel à l’article 405 (affirmation de soins prétendument fournis, par exemple) ; seuls les non-diplômés doivent être retenus ici. À leur sujet, outre l’exercice illégal de la médecine (art. L. 372 et L. 376 C.S.F.), l’escroquerie doit être relevée lorsque, à la promesse mensongère de guérison par des thérapeutiques plus ou moins merveilleuses, les autorités de poursuite peuvent prouver que s’ajoutent des manœuvres frauduleuses tendant à persuader de l’existence d’un pouvoir imaginaire ou à faire luire l’espérance d’un succès chimérique : intervention de tiers parfois titulaires de diplômes, mise sur pied d’établissements de soins ou vente de remèdes, emploi de gestes ou de formules cabalistiques pour impressionner les clients

On objecte parfois que le procédé fantaisiste d’aujourd’hui sera peut-être le remède scientifique de demain et qu’on ne doit pas faire obstacle au développement de la science ; mais l’argument se retourne contre l’escroc, qui ne peut établir avoir fait des recherches scientifiques sérieuses et cherche seulement, par une grossière imposture, à extorquer de l’argent. Et si l’escroc affirme qu’il croit lui-même à l’efficacité de ses manœuvres et argue de sa bonne foi, un examen des faits permet souvent de détruire l’objection : un remède passe-partout, propre à tout guérir, des consultations par écrit et sur simple examen d’une photographie du client, établiront la duperie.

La divination et la magie n’ont jamais autant proliféré qu’à l’époque contemporaine, malgré les progrès de la science, tant l’être humain est avide de merveilleux. La divination constitue à elle seule une contravention de police quand elle est pratiquée comme un métier (art. R. 34-7° : amende de 80 à 160 F, à laquelle l’art. R. 35 ajoute un emprisonnement facultatif jusqu’à cinq jours ; les objets utilisés sont confisqués : art. R. 36). Accompagnée de manœuvres frauduleuses, la divination devient, comme la magie ou la sorcellerie, une escroquerie qui rapporte des sommes parfois énormes à ceux qui la pratiquent. Mais faute de manœuvres, le délit n’est pas constitué.

Les poursuites échouent parfois, faute d’élément intentionnel, quand l’agent est lui-même persuadé de posséder les pouvoirs qu’il invoque, mais l’argument ne doit pas être retenu sans examen critique.

2344. III. L’espérance ou la crainte d’un événement chimérique. - L’article 405 emploie une formule compréhensive pour désigner le troisième but auquel peuvent tendre les manœuvres frauduleuses : « faire naître l’espérance ou la crainte d’un succès, d’un accident ou de tout autre événement chimérique ». Pratiquement, l’événement chimérique se retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les hypothèses de manœuvres frauduleuses, puisqu’il est de la nature de l’escroquerie de créer une illusion dans l’esprit de la victime.

On s’explique donc que, fréquemment, les fausses entreprises, le pouvoir ou le crédit imaginaire s’associent à l’événement chimérique au sein d’une même affaire: la fausse entreprise dans la vente « boule de neige » est étroitement liée à l’espoir chimérique de la livraison de l’objet espéré : de son côté, le guérisseur persuade à la fois de son pouvoir et de la guérison certaine. Cependant, l’événement chimérique apparaît au premier plan dans le cas des escroqueries qui se manifestent dans les procès (supra n° 2313, à propos de l’escroquerie au jugement), ou qui consistent à exploiter la charité.

Il se retrouve également lorsque le prévenu utilise la tricherie dans les jeux d’argent : la tricherie au jeu constitue toujours une escroquerie, soit qu’il y ait intervention d’un tiers complice qui renseigne le joueur sur les cartes de son adversaire, soit que le délinquant ait truqué les cartes ou les ait préparées à l’avance, soit qu’il force le hasard par son habileté manuelle au cours du jeu. D’anciens arrêts ont parfois qualifié de filouterie la tricherie au jeu et l’ont assimilée au vol (art. 401 C.P.), mais cette qualification est inexacte : l’enjeu n’est pas soustrait, il est obtenu par fraude.

2345. L’événement chimérique dans le contrat de vente. - Il n’est pas interdit au vendeur d’un bien d’en souligner les qualités et même de les exagérer pour obtenir le consentement de l’acheteur à l’opération. Mais lorsque, par fraude, il trompe gravement son co-contractant, des sanctions pénales sont indispensables. La loi du 1er août 1905 (refondue par la Loi 10 janvier 1978) sur les fraudes et falsifications en matière de produits ou de service et diverses autres lois spéciales à des fraudes particulières sont venues assurer la loyauté dans les transactions, mais sans exclure la qualification d’escroquerie quand les conditions en sont réunies ; l’événement chimérique auquel croit la victime résulte de l’espoir d’acquérir un objet conforme aux stipulations du contrat, ou un paiement dans les conditions et délais prévus.

On a déjà signalé l’hypothèse du « carambouillage » dans la vente de marchandises (supra, n° 2337.) Mais l’escroquerie a souvent aussi pour but de tromper sur la nature ou la quantité exacte de l’objet vendu, par exemple par suite de la substitution d’échantillons, ou du « coup de pouce » qui fausse le mesurage des objets vendus, ou des truquages auxquels se livrent les antiquaires pour vendre comme anciens des meubles neufs ou des tableaux On doit également signaler les manœuvres frauduleuses permettant de vendre à des prix surfaits des fonds de commerce ou des immeubles.

Plus généralement, il y a manœuvres frauduleuses constitutives d’escroquerie, lorsqu’on réussit à obtenir d’une personne qu’elle signe un contrat différent de celui auquel elle a consenti, parce qu’on l’a trompée sur les clauses, sur l’objet ou sur la nature même du contrat. Cette fraude se retrouve d’ailleurs dans d’autres contrats que les ventes, mais le contrat de vente a donné lieu aux abus les plus fréquents.

§ 3 - L’INTENTION FRAUDULEUSE

2346. L’intention et les mobiles. - L’escroquerie est un délit intentionnel qui suppose donc, chez son auteur, la volonté d’obtenir la remise des objets convoités par des moyens qu’on sait frauduleux. Il n’est pas nécessaire d’exiger, chez le coupable, la volonté de s’assurer ou d’assurer à autrui un bénéfice illégitime : l’animus lucri ne s’intègre pas à la structure du délit. Inversement, la simple négligence, l’imprudence, les erreurs grossières d’appréciation chez le prévenu ne suffisent pas à établir son intention : ainsi, en matière commerciale, ne doit-on pas tenir pour escroc celui qui se fait remettre des capitaux pour financer une entreprise, mais qui échoue, fait faillite et entraîne dans sa ruine ses prêteurs.

Selon le droit commun, les mobiles sont indifférents. Escroquer pour aider une œuvre charitable, pour renflouer une société qui périclite, pour se faire rembourser de l’argent prétendument volé, ou pour récupérer une soulte indûment perçue dans un contrat de marché noir, demeure une escroquerie.

2347. La preuve de l’intention. - Si la bonne foi se présume, selon les principes généraux, on doit reconnaître que, dans de nombreuses hypothèses d’escroquerie, l’intention coupable n’a pas à être établie distinctement, mais ressort suffisamment des manœuvres utilisées par le prévenu. Si les machinations ont été combinées sciemment, si l’opération proposée à la dupe a été soigneusement choisie pour son caractère chimérique, aucune hésitation n’est possible : de même, on l’a vu précédemment, en matière de divination ou de sorcellerie, l’esprit de lucre écartera souvent toute idée d’une bonne foi. En revanche, la bonne foi sera plus facilement retenue chez un être primitif, ou pourra être aisément déduite des conditions particulières de la remise.

N.B. C’est pour des raisons purement techniques que nous n’avons pas reproduit les nombreuses notes qui étayent cet exposé magistral, et qui demeurent valables pour l’essentiel en dépit de la modification des termes de l’incrimination en 1993. Le lecteur intéressé aura intérêt à consulter l’ouvrage dont ce passage a été extrait.

Signe de fin