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LA CORRUPTION
ET LE TRAFIC D’INFLUENCE

Extrait du « Traité de droit pénal spécial »
de André VITU
( Éditions Cujas, Paris 1981 - T.I p. 284 )

Comme l’observe justement le professeur Vitu,
en matière de corruption d’agent public
le corrupteur et le corrompu sont à placer
sur le même plan pour cette simple raison
qu’un particulier ne cherche ordinairement à corrompre
qu’un agent public susceptible de se laisser corrompre.
Quand ce n’est pas celui-ci qui a fait
plus ou moins ostensiblement le premier pas.

C’est pourquoi le Code pénal de 1993, en incriminant à part
la corruption dite passive à l’art. 432-11
et la corruption dite active à l’art. 433-1
nous paraît fort critiquable en ce qu’il semble
considérer que le vrai coupable est l’administré
(que l’on pourrait qualifier d’auteur principal),
et semble ne voir dans le fonctionnaire corrompu
que la victime d’une pression psychologique à laquelle
il a eu la faiblesse de n’avoir pas su résister.

Dans l’illicite « contrat » de corruption
les deux parties sont également coupables.
Encore l’agent public commet-il, outre un délit pénal,
une infraction disciplinaire pour violation
d’une règle déontologique de premier rang :
l’interdiction de faire acception de personne...

§ 1 : GÉNÉRALITÉS

359 - Définitions de la corruption et du trafic d’influence. — La corruption et le trafic d’influence sont deux infractions voisines qui, toutes deux, peuvent se présenter sous un aspect actif et sous un aspect passif.

La corruption passive est l’acte par lequel un fonctionnaire accepte ou sollicite, pour lui-même ou pour autrui, d’une façon directe ou non, un don ou une promesse pour accomplir ou retarder, ou omettre d’accomplir ou de retarder, un acte de sa fonction ou un acte facilité par elle (art. 177 du Code pénal de 1810). La corruption active est celle par laquelle un tiers obtient ou tente d’obtenir d’un fonctionnaire qu’il accomplisse ou retarde, ou s’abstienne d’accomplir ou de retarder un acte de sa fonction ou d’un acte facilité par elle (art. 179 C.pén.). Le tiers auteur de la corruption active est dit le corrupteur, le fonctionnaire auteur de la corruption passive s’appelle le corrompu.

Les deux termes de corruption active et corruption passive sont consacrés par l’usage et on les conservera ici ; ils ont cependant le défaut de laisser croire que l’initiative revient toujours au corrupteur, alors que celui-ci a souvent cédé aux sollicitations ou même aux exigences du corrompu. En réalité corrupteur et corrompu sont actifs tous deux, sauf dans le cas exceptionnel où l’un des prévenus a subi une pression impossible à éviter et où l’on pourrait invoquer la contrainte morale.

On peut définir le trafic d’influence, dans sa forme passive , comme le fait de celui qui, se prévalant d’une influence vraie ou supposée dont il prétend disposer auprès des pouvoirs publics, sollicite ou accepte des dons, offres ou promesses, en vue d’obtenir pour le remettant des avantages de toute sorte, dont les pouvoirs publics sont prétendument les dispensateurs (art. 178 C.pén.). L’aspect actif du trafic est le fait du tiers qui offre rémunération à quelqu’un qu’il croit possesseur d’une influence sur les pouvoirs publics, en vue d’obtenir de ces derniers des avantages ou des faveurs (art. 179 C.pén.).

360 - Les conceptions théoriques relatives à la répression de la corruption et du trafic d’influence. — Divers systèmes peuvent être suivis pour réprimer l’infraction de corruption (et aussi celle de trafic d’influence, car la question se pose identiquement).

On peut d’abord insister sur l’aspect bilatéral de la corruption, en remarquant qu’il faut l’accord du corrupteur et du corrompu pour mener à la corruption à bonne fin : l’essentiel de l’infraction serait le « contrat » illicite, par lequel se vend l’acte de la fonction. Partant de ce point de vue, on peut alors diverger quant aux conséquences pratiques à en tirer.

On peut en premier lieu considérer que, dans ce concours délictueux, le coupable principal est le corrompu qui viole des devoirs de probité, de fidélité et d’impartialité que sa charge lui impose : le corrompu est alors l’auteur principal de l’infraction, le corrupteur, étranger à la fonction, un simple complice. En droit français, cette conception présenterait un défaut grave né du principe de la complicité-criminalité d’emprunt qu’a consacré le Code pénal (art. 59) : le corrupteur qui tenterait sans succès d’acheter un fonctionnaire échapperait à la répression, puisque la tentative de complicité est, en droit commun, impunissable ; de plus, on pourrait hésiter à frapper le complice du corrupteur puisque le problème reste controversé, en France, de la répression de la complicité de complicité.

Pour éviter ces difficultés, on pourrait alors dire du corrupteur et du corrompu qu’ils sont coauteurs de l’infraction : l’infraction serait pleinement consommée dès l’accord formé entre les délinquants, et il y aurait seulement tentative quand l’offre, faite par l’un des personnages à l’autre, n’aurait pas abouti. Supérieur au précédent, ce système a cependant le tort d’assimiler le corrupteur au corrompu, alors que le second est certainement plus coupable que le premier puisqu’il trafique de sa fonction et viole des devoirs qui s’imposaient à lui seul.

Il paraît préférable de dire qu’il y a, non pas une, mais deux infractions distinctes, celles du corrupteur (corruption active) et celle du corrompu (corruption passive) ; on évite l’écueil de la conception fondée sur la complicité et l’on peut mieux tenir compte de la différence de situation entre les deux délinquants. Le Code pénal avait hésité entre les divers points de vue mais la réforme des articles 177 et suivants par la loi du 16 mars 1943 et l’ordonnance du 8 février 1945 a consacré le dernier système : la corruption est l’objet de deux incriminations distinctes (corruption passive, art. 177 C.pén. ; corruption active, art. 179 C.pén.).

361 - L’évolution historique des incriminations de corruption et de trafic d’influence.

Confondue avec la concussion en droit romain et dans l’ancien droit français (supra, n° 349), la corruption a conquis son autonomie dans le Code pénal de 1791 et dans le Code napoléonien (art. 177 et s.). Depuis 1810, une double évolution s’est produite, jalonnée par les lois des 13 mai 1963, 16 février 1919, 9 mars 1928 et 16 mai 1943, et par l’ordonnance du 8 février 1945.

On remarque d’abord une sensible extension des conditions d’incrimination, due à un accroissement considérable des modes d’intervention de la puissance publique dans la vie moderne et à la multiplication des services administratifs et para-administratifs.

L’élargissement de la répression s’est manifesté en ce qui concerne les personnes visées : aux fonctionnaires et aux magistrats seuls mentionnés à l’origine, se sont ajoutés les experts et arbitres (Loi 1863), les salariés des entreprises privées (Loi 1919), les médecins (Loi 1928), les agents et préposés des administrations placées sous le contrôle de la puissance publique et les citoyens chargés d’un ministère de service public (Loi 1943), enfin les personnes investies d’un mandat électif, les dentistes, chirurgiens et sages- femmes (Ordonnance 1945).

Élargissement encore pour les actes dont on peut trafiquer : à l’acte de la fonction se sont ajoutés l’abstention d’un acte de la fonction (Loi 1963), puis facilité par la fonction (Loi 1943 et Ordonnance 1945).

Il faut noter en outre la correctionnalisation législative qu’a réalisée la loi de 1943. On a malheureusement oublié, à cet égard, que le caractère criminel des faits assurait mieux l’intimidation collective et individuelle I.

L’incrimination de trafic d’influence a son origine dans un scandale de la fin du XIXe siècle : des parlementaires, parmi lesquels Wilson, gendre du président de la République Grévy, et d’autres très hauts personnages, trafiquaient ouvertement de leur influence pour faire accorder des décorations. Certaines décisions retinrent le délit d’escroquerie, mais Wilson fut acquitté de ce chef. Cette affaire célèbre révéla les imperfections de la législation française en matière de corruption : on ne pouvait pas parler de corruption, car l’article 177 ne punissait à cette époque que le trafic des actes de la fonction, et le trafic qu’un fonctionnaire ou un homme politique fait de son influence personnelle ne porte pas sur les actes de la fonction.

La loi du 4 juillet 1889 créa alors l’incrimination de trafic d’influence, élargie par la loi du 16 mars 1943 et qui possède, comme la corruption, un aspect passif et un aspect actif dont les définitions ont été données précédemment.

362 - La corruption et les infractions voisines. — Il est parfois difficile de distinguer la corruption de l’escroquerie, du chantage et de la concussion; car il arrive que la corruption, sous sa forme passive du moins, s’accompagne de manœuvres ou de pressions qui contribuent à estomper les différences qui la séparent de ces diverses infractions.

L’escroquerie sera seule retenue si le coupable se prévaut faussement de la qualité de fonctionnaire ou d’une qualité assimilée, alors qu’il ne la possède pas, et reçoit de l’argent pour accomplir ou s’abstenir d’un acte qu’il prétend être un acte de la fonction, - ou si, effectivement investi de la fonction dont il se prévaut, il se fait payer pour un acte qui n’entre pas dans ses fonctions. À l’inverse, la corruption existe seule, quand le fonctionnaire a trafiqué de sa fonction sans faire miroiter aux yeux de sa victime un pouvoir imaginaire : il importe peu que le coupable n’accomplisse pas l’acte pour lequel il s’est fait payer, car le délit de corruption est indépendant de l’exécution du marché illicite.

Il est des hypothèses délicates : la sollicitation du fonctionnaire s’accompagne parfois d’une mise en scène destinée à rendre plus pressante la demande de rémunération et, en plus de pouvoirs réels dont il offre de trafiquer, le fonctionnaire allègue de prétendus pouvoirs qu’il accepte de ne pas mettre en œuvre. Il y a, en ce cas, cumul d’infractions et la qualification la plus élevée, celle de corruption, doit l’emporter.

Quand la corruption s’accompagne de contrainte morale, elle se rapproche du chantage. Le cas se produit quand l’acte que le fonctionnaire offre de ne pas accomplir est, par sa nature, révélateur de faits qui peuvent ruiner la considération dont jouit la personne qu’il vise : ainsi pour le procès-verbal constatant une infraction. Quelle incrimination retenir lorsqu’un fonctionnaire se fait payer pour ne pas rédiger un tel document ? La corruption, si l’acte rentrait dans les pouvoirs du fonctionnaire ; le chantage, dans le cas contraire, ou encore lorsque le coupable prétendait constater une infraction imaginaire.

La corruption et la concussion se distinguent l’une de l’autre par le titre de la perception irrégulière : si les fonds ont été reçus comme une chose due, il y a concussion : offerts à titre de présents, ils appellent l’incrimination de corruption. En cas de concussion, il n’y a qu’un coupable, le fonctionnaire ; en cas de corruption, corrupteur et corrompu sont tous deux coupables.

363 - Le trafic d’influence et les infractions voisines. S’il est aisé de bien séparer le trafic d’influence de la corruption — les définitions précédemment données y peuvent suffire — il est plus difficile de le distinguer de l’escroquerie avec lequel il se confond souvent dans la pratique.

Jusqu’à la création, en 1889, de l’incrimination de trafic d’influence, le seul recours, dans les poursuites dirigées contre des individus qui se faisaient payer pour user de l’influence qu’ils disaient avoir sur les autorités publiques, était l’application de la qualification d’escroquerie (art. 405 C.pén.). Mais les poursuites échouaient si le coupable n’avait pas usé d’un faux nom, d’une fausse qualité ou de manœuvres frauduleuses pour duper sa victime, ou encore si l’influence dont il trafiquait était non pas chimérique, mais réelle.

Depuis que la loi de 1889 a comblé la lacune, l’article 178 C.pén. devrait pouvoir être utilisé en toute hypothèse puisqu’il ne distingue pas selon que l’influence alléguée est réelle ou supposée, ni selon l’existence ou l’absence de moyens particuliers de tromperie. Dans la pratique, pourtant, l’habitude est de retenir toujours la prévention d’escroquerie lorsque les éléments exigés par l’article 405 C.pén.se trouvent réunis, et de n’user de la qualification de trafic d’influence que dans les seuls cas où il est impossible de faire appel à ce dernier texte ; ces errements expliquent le faible nombre des décisions qui font application de l’article 178.

364 - Plan. — La corruption des employés des entreprises privées, incrimination créée en 1919 et aux contours d’ailleurs différents de ceux de la corruption de fonctionnaires, sera examinée ultérieurement, dans le cadre de la législation du travail (n° 1150 et s.). Une logique rigoureuse voudrait qu’on étudie à part les aspects actifs de la corruption et du trafic d’influence, dans le titre consacré aux infractions contre l’ordre administratif dont se rendent coupables les simples particuliers, et que l’on s’en tienne, ici, à l’examen des aspects passifs de ces deux infractions. Mais l’imbrication de ces deux aspects est tellement étroite que leur séparation, pour rationnelle qu’elle soit, ruinerait la clarté de l’exposé ; c’est pourquoi les paragraphes suivants seront consacrés à l’étude globale de la corruption (§ 2) et du trafic d’influence (§ 3).

§ 2 — LA CORRUPTION

A — Les éléments constitutifs de l’infraction

365 - L’énumération des éléments constitutifs. — La corruption suppose réunis quatre éléments : la qualité de la personne corrompue, les moyens générateurs de la corruption (élément qui varie selon que l’on envisage la forme passive ou la forme active de la corruption), le but des manœuvres corruptrices et l’intention frauduleuse.

Du dernier de ces divers éléments, il n’est pas nécessaire de faire une étude spéciale : l’intention n’a pas d’existence vraiment autonome, car elle est implicitement contenue dans la combinaison des deuxième et troisième composantes.

a) La qualité de la personne corrompue

366 - Les fonctionnaires et agents des services publics. — Le premier groupe de personnes auxquelles s’applique l’article 177 C.pén. englobe diverses catégories, expressément visées par l’alinéa 1er-1°

Les fonctionnaires de l’ordre administratif et judiciaire, agents et préposés d’une administration publique comprennent tous les membres de l’administration, quelles que soient leurs places dans les hiérarchies et leurs attributions ; car tous, dans le cadre de leurs fonctions, ont un rôle à jouer qui peut être « monnayé » et utilisé à des fins contraires au devoir d’objectivité et de probité qui pèse sur chacun d’eux. On fera donc entrer dans cette catégorie les ministres et secrétaires d’État, les fonctionnaires des administrations fiscales, les services de police ou des diverses administrations de l’État, des départements ou des communes, les magistrats, et les officiers ministériels, du moins quand ils concourent à l’œuvre de la justice.

Parmi les agents des administrations placées sous le contrôle de la puissance publique figurent ceux qui dépendent des établissements publics (hôpitaux et hospices, universités, chambres de commerce, etc.), des services publics concédés, des entreprises nationalisées, de la sécurité sociale, et même des entreprises privées placées sous le contrôle de la puissance publique par voie de réquisition (Loi du 11 juillet 1939, art. 22 et 23).

L’article 177, al. 1er-1°, ajoute à la liste des militaires et assimilés, formule ajoutée en 1943 pour entériner une jurisprudence antérieure. Bien que commise par des militaires, la corruption demeure alors une infraction de droit commun, justiciable des juridictions ordinaires en temps de paix.

Malgré des hésitations dans la doctrine, la jurisprudence avait étendu l’article 177 aux personnes investies d’un mandat électif. L’ordonnance du 8 février 1945 a levé la difficulté, car elle vise expressément cette sorte de personnes.

367 - Les autres catégories comprises dans l’article 177. — Par une remarquable extension, l’article 177 C.pén. a vu son domaine s’étendre à des personnes dont certaines n’ont cependant plus rien à voir avec la fonction publique.

La loi de 1943 a ajouté à la liste les citoyens chargés d’un ministère de service public (art. 177, al. ler-1°), ce qui s’entend de toute personne qui collabore à un service public, à titre temporaire ou permanent, gratuitement ou non, bénévolement ou sur la réquisition des autorités ; ainsi en va-t-il des syndics et liquidateurs judiciaires, des séquestres judiciaires et des officiers ministériels (au moins quand ils sont requis par des particuliers). Les témoins n’entrent pas dans cette catégorie, puisque pour eux le Code pénal a prévu des dispositions spéciales au titre de la subornation et du faux témoignage (art. 361 à 365).

Depuis 1863, les arbitres et les experts nommés soit par le tribunal, soit par les parties, peuvent se voir appliquer l’article 177 (al. 1er-2°). On notera que, depuis une loi du 15 juillet 1944, l’expert dans les procès civils est toujours nommé par le tribunal et non plus par les parties (art. 264 et s., du nouveau. Code de procédure civile) la formule de l’article 177 est donc maintenant dépassée.

Enfin, depuis 1928 et 1945, l’article 177 (al. ler-3°) vise les médecins, chirurgiens, dentistes et sages-femmes, en raison de leur rôle croissant en matière sociale pour l’obtention de prestations et rentes de toutes sortes ; les pharmaciens et les étudiants en médecine, dentisterie ou pharmacie ne sont pas mentionnés ici. Avant 1928, les médecins se voyaient déjà appliquer l’article 177 lorsque, remplissant une mission publique, ils pouvaient être regardés comme des préposés de l’administration.

368 - L’irrégularité de la situation de la personne corrompue. — L’article 177 C.pén. continue-t-il à recevoir application, quand une irrégularité a entaché la nomination du fonctionnaire coupable ? La doctrine a toujours admis l’affirmative, en faisant appel à la notion d’apparence, et l’on retrouve la même position en jurisprudence. Cette solution se justifie parce que, le droit pénal s’inquiétant plus des intentions profondes que de la régularité objective des situations, il suffit que l’on ait légitimement ignoré l’irrégularité entachant la situation de la personne corrompue et que l’on « ait cru à l’influence de sa position apparente », pour que la corruption réalisée soit dangereuse pour l’ordre public et entraîne répression.

L’appel à la notion d’apparence permet d’autre part de limiter l’application de l’article 177 : si l’irrégularité était telle que le coupable ne pouvait être regardé, par personne, comme titulaire de la fonction dont il trafiquait, on ne pourrait plus parler de corruption, mais au plus d’escroquerie.

b) Les moyens générateurs de la corruption

369 - Les moyens communs aux deux formes de corruption. — Le législateur ne punit pas n’importe quelle corruption : il faut qu’il y ait sollicitation ou agrément d’offres ou de promesses, sollicitation ou réception de dons ou de présents, ce qui laisse à l’écart le cas de l’acte de fonction non monnayé, mais accompli sur des prières ou des recommandations. Mais, ceci précisé, les termes légaux ont une large portée : remise de choses matérielles (argent liquide, objets précieux, versements bancaires), paiement des dettes du corrompu, ouverture d’un crédit en banque, et aussi semble-t-il, tout avantage matériel, social ou intellectuel. Le droit allemand a même admis, dans la catégorie des choses offertes, la promesse ou l’accomplissement de relations sexuelles ; mais la Cour de cassation a refusé de voir une sollicitation punissable dans la recherche d’un avantage subjectif, en l’espèce « l’assouvissement d’une haine » (Cass.crim. 14 octobre 1975, Bull.crim. n° 214 p.572, Rev.sc.crim. 1976 415 observations Vitu).

Peu importe que la chose promise soit remise sur-le-champ, ou seulement plus tard, après l’accomplissement de l’acte de la fonction : ce qui est seul exigé, c’est l’antériorité de l’offre par rapport à l’acte ou à l’abstention sollicitée ; la rémunération a posteriori n’est pas punissable. Mais l’antériorité est certaine, quand il s’agit de rémunérations régulières s’insérant dans un ensemble de relations permanentes entre corrupteur et corrompu, chaque don remis ayant pour but, non seulement de payer une complaisance passée, mais d’appeler une complaisance future. Peu importe également le caractère direct ou indirect des moyens par lesquels l’offre corruptrice est faite.

Le délit est consommé, soit lors de la sollicitation d’une rémunération par le fonctionnaire corrompu, soit au moment de l’acceptation d’offres ou de promesses, soit enfin à la réception des dons ou présents : tous ces moments qui peuvent être séparés dans le temps, caractérisent équivalemment l’accomplissement de la corruption et forment autant de délits successifs qui se renouvellent aussi longtemps qu’existe le concert frauduleux.

370 - Les moyens propres à la corruption active. — À côté des offres, promesses, dons et présents, le corrupteur peut être amené à user de menaces ou de voies de fait pour obtenir du fonctionnaire qu’il accomplisse un acte de sa fonction ou s’en abstienne : l’article 179 C.pén. place expressément ces attitudes au rang des moyens générateurs de corruption, mais cette solution est législativement mauvaise : comment, en effet, peut-on parler chez le fonctionnaire de violation des devoirs de sa charge, de trafic de sa fonction, alors qu’il a dû céder sous la pression d’un mal physique ou par la crainte de violences sur lui-même ou sur autrui ? Il serait suffisant de faire appel aux articles 228 et suivants (violences sur des fonctionnaires) ou aux articles 305 et suivants (menaces) pour assurer la répression. Les termes de violences et de menaces ne revêtent d’ailleurs pas, en matière de corruption, d’autre sens que ceux qu’ils ont dans ces divers textes.

La pratique révèle que cette forme de corruption est rare, au moins à l’état pur ; les menaces, quand il y en a, se mêlent toujours plus ou moins à des offres ou à des promesses.

c) Le but des manœuvres corruptrices

371 - L’accomplissement ou l’abstention d’actes de la fonction. — On ne peut parler de corruption que si les manœuvres corruptrices ont pour but l’accomplissement ou l’abstention d’un acte de la fonction ou facilité par la fonction (art. 177, al. ler, et art. 179 C.pén.). Le Code pénal n’avait pas prévu, initialement, le cas des actes facilités par la fonction, mais cette lacune a été comblée par la loi du 16 mars 1943.

Pour désigner les actes de la fonction, l’article 177 C.pén. se sert de formules différentes selon les catégories de personnes corrompues. Pour les arbitres et experts, il parle de « rendre une décision ou donner une opinion favorable ou défavorable à une partie ». Pour les médecins et assimilés, il vise le fait de « certifier faussement ou dissimuler l’existence de maladies ou d’infirmités ou un état de grossesse, ou fournir des indications mensongères sur l’origine d’une maladie ou infirmité ou la cause d’un décès ». Ces formules ne soulèvent guère de difficultés. Pour les autres personnes mentionnées par l’article 177 (fonctionnaires, personnages électifs...), la formule est « acte des fonctions ou de l’emploi, juste ou non, mais non sujet à salaire » ; elle appelle des précisions.

On appelle acte de la fonction l’acte non sujet à salaire, dont l’accomplissement ou l’abstention est imposée, expressément ou implicitement, par les attributions légales ou réglementaires du titulaire de cette fonction.

Ainsi il y a acte de la fonction, ou abstention d’un tel acte, dans le cas d’un fonctionnaire de police qui accepte de ne pas dresser procès-verbal d’une infraction qu’il a compétence pour constater, d’un agent du ravitaillement payé pour accorder une transaction, d’un facteur des P.T.T. sollicité de remettre au corrupteur le courrier adressé à une autre personne, d’un député qui accepte une rémunération en vue de faire convertir en loi un projet déposé à la Chambre, du directeur de la police judiciaire qui avise un banquier véreux qu’une plainte a été portée contre lui et qu’une enquête est ouverte.

En revanche, il n’y a plus de corruption punissable si le fonctionnaire s’est fait payer pour accomplir un acte ou s’abstenir d’un acte qui, par sa nature échappait totalement à ses attributions, ou concernait un fait imaginaire. D’abord douteuse, la solution a été affirmée par les Chambres réunies de la Cour de cassation et ne se discute pas. Mais on pourra retenir, selon les cas, les qualifications d’escroquerie ou de chantage.

372 - L’accomplissement ou l’abstention d’actes facilités par la fonction.— L’acte facilité par la fonction ne figure pas dans les attributions du fonctionnaire, mais il est rendu possible par elles, en raison du lien étroit unissant les attributions et l’acte. Des exemples typiques illustrent cette formule : c’est le cas du planton d’une administration qui, sur un document, appose un cachet officiel dont il s’est emparé, ou du fonctionnaire subalterne qui trafique des renseignements obtenus fortuitement, grâce aux facilités que lui donne son emploi, ou de l’administrateur civil à l’Agence judiciaire du Trésor qui communique les noms des fonctionnaires victimes d’accidents au directeur d’un « bureau de défense », qui prend alors contact avec les intéressés pour leur proposer de les représenter en justice.

Au titre des abstentions rendues possibles par l’emploi, on citera le cas du fonctionnaire de police qui se fait payer pour s’abstenir d’aviser ceux de ses collègues compétents de l’existence d’une infraction qu’il est lui-même incompétent à constater.

B. — La répression de l’infraction

373 - Les pénalités de la corruption simple (Code de 1810 modifié) — Dépouillée des circonstances aggravantes qu’on examinera ci-dessous, la corruption (active ou passive, car la loi ne distingue pas) portant sur un acte de la fonction entraîne un emprisonnement de deux à dix ans et une amende du double de la valeur des promesses agréées ou des choses reçues ou demandées, sans qu’elle puisse être inférieure à 1 500 F (art. 177, al. ler, et art. 179). Portant sur un acte facilité par la fonction, la corruption passive est punie d’un à trois ans d’emprisonnement et/ou de 600 à 20 000 F d’amende (art. 177 al. 3, et art. 179).

Aux peines principales s’ajoutent deux peines complémentaires : l’interdiction facultative des droits de l’article 42 du Code pénal, pour une durée de cinq à dix ans (art. 180, al. 3), et la confiscation obligatoire, au profit du Trésor, des choses livrées par le corrupteur ou leur valeur (art. 180, al. 4), mesure qui s’explique par la volonté d’enlever au corrompu le bénéfice de son marché immoral (mais le corrupteur ne peut en demander restitution, puisque les sommes versées en exécution d’une convention contraire à l’ordre public ne sont pas sujettes à répétition) ; la confiscation ne porte que sur les choses livrées ou leur valeur, et ne peut donc être ordonnée si les choses ont été seulement offertes ou promises.

374 - La corruption aggravée. (Code de 1810 modifié) — La correctionnalisation de la corruption, en 1943, a laissé subsister deux circonstances aggravantes, qui ne sont en pratique jamais appliquées

Si l’objet de la corruption est un fait criminel, par exemple un faux en écriture publique, on applique au coupable les peines criminelles attachées à ce fait (art. 180, al. 1er ), sans qu’il soit nécessaire d’attendre que le pacte illicite ait été exécuté.

Si d’autre part c’est un juge prononçant en matière criminelle, ou un juré, qui s’est laissé corrompre en faveur ou au préjudice de l’accusé, il est frappé de la réclusion criminelle de cinq à dix ans et de l’amende prévue par l’article 177, alinéa 1er ; si, par l’effet de corruption, une peine plus grave que la réclusion de cinq à dix ans a été prononcée, cette peine est appliquée au juge ou au juré coupable (art. 181 et 182).

375 - La tentative de corruption. — L’article 177 du Code pénal ne frappe pas la tentative de corruption. La raison en est simple : en même temps qu’elle correctionnalisait la corruption, la loi de 1943 a décidé que le délit serait consommé, non seulement par l’acceptation des dons, présents ou promesses, c’est-à-dire par la conclusion du marché illicite, mais même par la simple sollicitation de ces dons ou présents. Il n’y a donc pas place pour une tentative et, en conséquence, un désistement du coupable serait sans effet, même s’il se produisait avant la conclusion du pacte interdit.

Certaines juridictions n’avaient pas compris le sens de la réforme opérée en 1943 pour la corruption passive et étendue, en 1945, à la corruption active ; mais c’est la solution indiquée à l’instant qui a triomphé devant la Cour de cassation et qu’a pleinement approuvée la doctrine.

§ 3 - LE TRAFIC D’INFLUENCE

376 - Les éléments constitutifs de l’infraction.— Le trafic d’influence suppose l’existence de trois composantes : les moyens qui ont déterminé le trafic, le but des offres ou promesses agréées, l’intention frauduleuse.

À la différence de la corruption, le trafic d’influence ne suppose pas, chez la personne qui monnaye son influence prétendue, une qualité spéciale (« toute personne », art. 178 C.pén.) ; cette qualité ne joue de rôle particulier que comme circonstance aggravante, lorsque le trafic est le fait d’une personne investie d’un mandat électif, ou d’un fonctionnaire ou d’une personne assimilée : on l’examinera à propos des pénalités.

L’intention ne doit pas être envisagée isolément puisque, comme en matière de corruption, elle n’a pas d’existence autonome et se trouve incluse dans la réunion des autres éléments. Pour les moyens qui ont entraîné le trafic d’influence, on peut intégralement transposer les explications données à propos de la corruption (supra, n° 369 et s.), en rappelant seulement que la sollicitation ou la réception des dons, offres ou promesses doit être antérieure aux interventions proposées.

Reste à indiquer ce qu’est le but des offres ou promesses incriminées par l’article 178. Est coupable de trafic d’influence, déclare le texte, celui qui accepte une rémunération pour faire obtenir ou tenter de faire obtenir, de l’autorité publique ou d’administrations par elle contrôlées, des distinctions, emplois, faveurs ou marchés de toute sorte. La formule « ... et aura ainsi abusé d’une influence réelle ou supposée », par laquelle se clôt l’énumération légale, n’apporte aucune précision particulière aux termes qui la précèdent ; elle traduit seulement l’influence directe exercée sur le texte de 1889 par certains procès antérieurs, où le crédit imaginaire ou réel des prévenus avait joué un grand rôle pour la condamnation ou la relaxe prononcée.

Quatre groupes de faveurs sont visés par l’article 178. D’abord les décorations, médailles, distinctions ou récompenses, françaises ou étrangères ; puis les places, fonctions ou emplois, ensuite les marchés, entreprises ou autres bénéfices résultant de marchés conclus avec l’autorité publique ou avec une administration contrôlée par elle, enfin les faveurs quelconques ou décisions favorables de l’autorité publique ou d’administrations que celle-ci contrôle. Seules les décisions prises par les autorités publiques françaises, et non par les autorités étrangères, peuvent servir d’aliment à un trafic d’influence incriminé par l’article 178 ; les rédacteurs de la loi de 1889 n’ont voulu protéger que l’administration française contre le discrédit qui peut l’atteindre.

377 - La répression du trafic d’influence (Code de 1810 modifié). Dans son aspect passif, comme aussi dans son aspect actif, le trafic d’influence est puni d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende égale au double de la valeur des choses reçues, avec un minimum de 1 500 F (art. 178, al. 1eret art. 179). Il s’y ajoute la confiscation obligatoire des choses livrées ou de leur valeur, et l’interdiction facultative des droits de l’article 42 du Code pénal (art. 180, al. 3 et 4).

Le trafic d’influence comporte deux circonstances aggravantes

Quand il a eu pour objet un fait criminel comportant une peine plus forte que l’emprisonnement, cette peine plus forte est appliquée aux coupables (art. 180, al. 1er) ; cette première cause d’aggravation existe également en matière de corruption (supra, n° 374).

Alors que la loi de 1889 n’aggravait les pénalités du trafic d’influence que si son auteur était investi d’un mandat électif, la loi du 16 mars 1943 a étendu le domaine de cette seconde circonstance aggravante à toutes les personnes désignées par l’article 177 (al. 1er -1°) : personnes investies d’un mandat électif, fonctionnaires, agents ou préposés d’une administration publique ou d’une administration placée sous le contrôle de la puissance publique, militaires et assimilées, citoyens chargés d’un ministère de service public. L’emprisonnement est alors de deux à dix ans, les autres peines demeurant expressément applicables.

Signe de fin