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LE VIOL, AU SENS STRICT

Extrait du « TRAITÉ DE DROIT PÉNAL »
de René GARRAUD
( 3e éd. - T. V, p. 469 )

On sait que la définition du viol, figurant
à l’article 222-23 du Code pénal de 1993,
est particulièrement extensive puisqu’elle admet
comme victimes tant les hommes que les femmes.
Elle voit donc dans ce crime une infraction
essentiellement dirigée contre les personnes,
personnes prises strictement à titre individuel.

La définition retenue par la doctrine et la jurisprudence
sous le régime du Code de 1810, modifié en 1832,
faisait en revanche du viol une infraction formelle
qui se trouvait constituée du moment où était perpétré
à l’encontre d’une femme non consentante
un rapport sexuel de nature à la mettre enceinte.
Cette incrimination était de nature complexe,
car elle visait à protéger deux intérêts distincts :
l’intérêt de la femme atteinte dans sa pudeur,
et l’intérêt de la famille de cette femme qui risquait
de compter parmi ses membres un enfant illégitime.

C’est la seconde de ces conceptions que développe
le passage reproduit ci-dessous, écrit par
l’un des plus grands criminalistes français.
Il conserve son intérêt dans le cas, le plus fréquent,
du viol, au sens strict, d’une femme mariée ou non.

2080 -  Le Code pénal de 1810 confondait, dans la même disposition, et punissait de la même peine, le viol et l’attentat à la pudeur. Ces deux crimes ont certainement un caractère commun : l’emploi de la violence comme moyen de le commettre. Mais ils diffèrent essentiellement, soit par leur but, soit par leurs résultats, soit par leur immoralité. En effet, le viol a pour but le coït illicite avec une femme qu’on sait n’y point consentir. Si l’outrage, accompagné même de violence n’a pas ce but, s’il a été commis dans le dessein général et indéterminé d’offenser la pudeur d’une personne, ce n’est plus une tentative de viol, c’est un attentat d la pudeur. On doit donc approuver la loi du 28 avril 1832 d’avoir séparé ces deux incriminations. J’examinerai distinctement leurs éléments spécifiques.

2081 -  Le viol n’est pas défini par le Code pénal : l’article 322, § 1, se borne à établir la peine de ce crime : « Quiconque aura commis le crime de viol sera puni des travaux forcés à temps ». De là quelques difficultés sur ses caractères distinctifs. Pour les examiner et les résoudre, un retour sur les précédents historiques nous paraît nécessaire.

2082 -  En droit romain, le stuprum violentum d’une femme ou d’une fille rentrait dans les termes de la vis publica. Ce n’était pas le mobile sexuel qui qualifiait le crime mais l’emploi de la violence. Dans le droit germanique primitif, à la notion du stuprum fut substituée celle de la violence, et le viol d’une femme devint un crime spécial, sévèrement puni.

L’ancien droit français distinguait le rapt par violence et le viol. Le premier de ces crimes supposait l’enlèvement, par force et malgré elles, des filles, femmes et veuves, soit majeures, soit mineures, dans le dessein dans abuser Le second se commettait lorsqu’un homme attentait, par force et violence, à la pudicité d’une fille, d’une veuve ou d’une femme, pour la connaître charnellement. Le Code pénal de 1794 avait suivi ces précédents ; il punissait également le viol et le rapt de violence : le viol était frappé de six ans de fers, et cette peine était portée au double quand la victime avait moins de quatorze ans ; le rapt était le fait d’avoir, par violence et à l’effet d’en abuser ou de la prostituer, enlevé une petite fille au-dessous de quatorze ans accomplis. Le Code pénal de 1810 a séparé ces deux crimes : le rapt n’est que l’enlèvement d’un mineur, abstraction faite de toute violence ultérieure ; le fait est puni en lui-même, et, s’il est suivi de viol, ce viol est un crime distinct qui" ne se confond pas avec le rapt.

2083 -  Ceci posé, et en l’absence de toute définition précise donnée par le Code pénal, il résulte de ces précédents qu’on a toujours entendu par viol le fait de connaître charnellement une femme sans la participation de sa volonté. Les éléments constitutifs de ce crime consistent donc dans la conjonction charnelle comme but et dans l’emploi de la violence comme moyen. Ce crime suppose essentiellement le rapt brutal de l’honneur d’une femme.

2084 -  Le coït illicite, comme but des violences coupables, tel est, en effet, l’élément qui distingue le viol de l’attentat à la pudeur. Sans doute, il n’est pas nécessaire, pour l’existence du crime, que le coït ait été consommé, il suffit qu’il ait voulu et tenté. Mais tant que les actes de violence n’ont pas eu pour objet la conjonction illicite des sexes, ils ne sauraient être poursuivis sous la qualification de viol tenté ou consommé.

L’attentat à la pudeur, au contraire, n’a pas de but déterminé autre que celui d’offenser la pudeur de la personne sur laquelle il est exercé. Le Code pénal ne fait aucune distinction entre les attentats inspirés par le désir de jouissance sexuelle et ceux commis par tout autre motif, tels que les sentiments de haine, de vengeance, de curiosité. L’attentat résulte du fait même, quel que soit le mobile qui l’inspire. Sans doute, le viol peut être également commis par haine ou vengeance, et l’intention indirecte et dernière du délinquant importe peu pour la constitution du crime ; mais il faut, au moins, que l’acte attentatoire à la pudeur ait pour objet direct et immédiat la copulation, la conjonction charnelle de deux personnes de sexe différent. Par conséquent, le fait, de la part d’un homme, d’employer la violence pour avoir, avec un autre homme, ou même avec une femme, des rapports contre nature, ne constituerait pas un viol, mais un attentat à la pudeur.

Il faut, bien entendu, que le commerce avec une femme, recherché par la violence, soit illicite ; ainsi, un mari, qui prendrait sa femme de force, ne commettrait pas un viol, même après la séparation de corps, sauf la répression des blessures qu’il pourrait lui avoir faites. Mais le mari qui, employant la violence, contraint sa femme à subir des rapports contraires à la fin du mariage, commet le crime d’attentat à la pudeur. Dans ce cas, en effet, le commerce qu’il recherche est illicite, et la protection générale de la loi défend la femme contre de tels actes.

Mais un viol ne peut être commis que sur la personne d’une femme vivante. L’acte abominable de souiller un cadavre ne saurait, en l’état de notre législation, être poursuivi que sous la qualification de violation de sépulture, délit qui entraîne des peines insuffisantes.

Des difficultés juridiques se présentent lorsque l’auteur du viol aura donné la mort à sa victime. Il est bien évident que si le viol a précédé l’homicide, les deux crimes sont constitués et entraînent, par leur concomitance, la peine de mort (Code pénal de 1810, art. 204). Mais il ne saurait en être ainsi dans le cas contraire, lorsque le viol a été commis après le meurtre…

2085 -  La violence, comme procédé pour arriver au but tout spécial que se propose l’accusé, tel est le second élément, l’élément caractéristique du crime de viol. Mais le Code pénal n’a pas jugé nécessaire d’indiquer les moyens par l’emploi desquels l’auteur de l’attentat, qui a pour but la copulation illicite, se rend coupable de viol ou de tentative de viol. La jurisprudence française, profitant du silence de la loi sur ce point, paraît arrêtée aujourd’hui à cette interprétation que tout commerce illicite avec une femme, obtenu contre la volonté ou même sans le consentement de celle-ci, constitue un viol.

a) Si le crime est commis à l’aide d’une contrainte physique, matérielle, il ne saurait y avoir de difficulté. À la double condition que la contrainte soit exercée sur la personne même de la victime, et qu’elle soit suffisante pour paralyser sa résistance, elle a le caractère constitutif que comporte le sens originaire et primitif du mot viol ou violement. Mais alors même qu’il s’agit de violences physiques, c’est moins la violence elle-même que le défaut de consentement de la victime qui constitue le crime.

b) Si l’auteur de l’attentat a obtenu les faveurs de sa victime à l’aide de menaces, peut-on dire, dans le sens du Code pénal français, qu’il a commis un viol ? Que cette forme de contrainte, qui résulte de menaces de nature à inspirer à la victime de l’attentat la crainte sérieuse et immédiate d’exposer sa personne ou celle de ses proches à un mal considérable et présent, puisse et doive être assimile, en législation, à la contrainte physique elle-même, c’est ce que nous admettrions volontiers ; mais, en l’absence de toute disposition spéciale du Code pénal français, on éprouve quelque scrupule à placer sur la même ligne la violence morale et la violence matérielle, et à admettre que la femme consentant, sous la pression même des menaces les plus graves, à se livrer à un homme, puisse prétendre avoir été violée par celui-ci.

Cependant, la loi n’ayant pas défini le viol, il est difficile de croire qu’elle a entendu laisser sans répression la copulation charnelle obtenue au moyen de menaces graves, mais sans l’emploi d’aucune violence physique. La résistance de la femme a pu être rendue aussi difficile dans le premier cas que dans le second, et, sauf l’appréciation rigoureuse, par le juge du fait, de toutes les circonstances qui ont paralysé la volonté de la victime, il semble juste d’admettre que l’emploi de la violence morale, comme l’emploi de la violence physique, est prévu et puni par la loi française. Telle paraît être également l’opinion de la doctrine et de la jurisprudence.

c) La violence peut être présumée ou inductive quand le sujet passif de l’attentat est, par lui même, incapable de consentir, soit à raison de son âge, soit à raison de son état physique, permanent ou momentané.

En ce qui concerne l’âge de la victime, la législation française contient un système complet sur ce point, dont nous avons déjà dit quelques mots et sur lequel nous revenons plus loin.

L’attentat peut également se commettre en abusant d’une personne qui aurait perdu l’usage de sa volonté, soit par l’effet d’une maladie physique ou mentale, soit par l’altération de ses facultés, telle qu’une personne tombée en défaillance, soit par toute autre cause accidentelle, c’est-à-dire par une cause indépendante de la volonté de celui qui a commis l’attentat, telle que le sommeil profond, l’ivresse complète, etc. Y aurait-il viol dans tous les cas ? Nous n’hésitons pas à l’admettre. Sans doute la possession de la femme dans l’hypothèse n’aura pas été obtenue par la violence physique, pas même par la violence morale ; mais la femme n’aura pas consenti à se livrer. Or l’article 331 ne définit pas le viol ; il ne restreint pas expressément ses dispositions au cas où le coupable a usé de violences, et il semble, par suite, qu’on puisse décider, sans se mettre en désaccord avec la loi, qu’il y aura bien viol toutes les fois que la femme n’aura pas consenti à l’acte dont elle a été la victime. Ce que la loi réprime, en effet, c’est non seulement le fait d’avoir abusé d’une femme contre sa volonté, mais encore le fait d’en avoir abusé sans sa volonté, en un mot, c’est le fait d’avoir violé la liberté de la personne et de l’avoir ainsi exposée, soit malgré elle, soit sans sa participation, au déshonneur, qui est la conséquence d’une conjonction illicite des sexes, et peut-être même à une maternité imposée.

d) Il en est, à plus forte raison, de même, en cas de violence compulsive, c’est-à-dire dans l’hypothèse où l’on abuse d’une personne privée de l’usage de ses sens par quelque artifice : par exemple si, pour atteindre son but, le coupable avait enivré sa victime, ou l’avait plongée dans un sommeil léthargique en lui administrant un breuvage narcotique, ou l’avait hypnotisée par les procédés en usage.

Mais si l’absence de toute résistance de la part de la victime de l’attentat provenait d’une fraude ou d’une machination coupable, cette fraude ou cette machination pourrait-elle entrer dans les prévisions de la loi ? Cette question a été soulevée à l’occasion du fait suivant : Un individu s’était introduit dans la chambre et dans le lit d’une femme endormie dont le mari venait de sortir. Il profita de cette surprise pour consommer son attentat. Poursuivi pour viol, la chambre d’accusation de la cour de Besançon déclara n’y avoir lieu à suivre. Mais cette solution nous paraît critiquable, et elle n’a pas fait fortune en jurisprudence. Si l’on admet, en effet, que la loi incrimine, sous la qualification de viol, toute conjonction illicite sans le consentement de la femme, il est difficile de croire que celui qui profite d’une surprise, d’une erreur matérielle de la victime pour satisfaire sa lubricité, ne commette pas un viol. En pareil cas, il faut choisir entre deux interprétations : celle qui ne punit le violateur que s’il a usé de la contrainte physique, et celle qui le punit chaque fois qu’il a obtenu la jouissance sexuelle qu’il recherche sans le consentement libre et éclairé de la femme. Or, en l’absence de toute définition du viol, la jurisprudence a pu se croire autorisée à adopter cette dernière interprétation.

Quelles que soient les opinions scientifiques sur l’hypnotisme, ses caractères et ses effets, il est bien certain que le viol est possible sur une femme en état d’hypnose, car la victime se trouve dans l’impossibilité physique de repousser l’agression dont elle est l’objet, et que sa volonté et sa conscience sont, au moins en partie, abolies.

2086 -  Le crime de viol ayant un but déterminé, le coït admet la forme de la tentative, qui doit réunir, pour être punissable, tous les caractères exigés par la loi. Si donc l’agent, avant d’atteindre son but, s’est volontairement désisté de son entreprise, le fait ne peut être considéré comme une tentative de viol punissable ; mais, dans ce cas même, le fait constitue un attentat à la pudeur avec violence, car le dessein, auquel l’auteur a renoncé, comprenait sans aucun doute, celui d’attenter à la pudeur, et ce dernier a été consommé. Nous savons, en effet, qu’un acte d’exécution, suspendu volontairement, qui, dans l’intention de l’agent, était une tentative pour accomplir tel crime, peut constituer la consommation d’un autre crime. Il en est de l’auteur d’une tentative de viol dans ce cas, comme de l’individu qui, voulant tuer, s’est volontairement arrêté après avoir porté un premier coup. Cet individu ne peut certainement pas être puni pour tentative de meurtre, mais il doit l’être pour coups et blessures volontaires, car il a eu également l’intention de blesser sa victime. Il suit de là, au point de vue de la procédure que, dans une accusation de viol, l’attentat à la pudeur peut faire l’objet d’une question subsidiaire posée comme résultant des débats, et si le fait incriminé a eu une publicité suffisante, d’une question subsidiaire d’outrage public à la pudeur.

Signe de fin