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DÉLITS DE RÉSULTAT
ET DÉLITS FORMELS

Extrait du manuel de « DROIT PÉNAL GÉNÉRAL »
de W. JEANDIDIER ( 2e éd.)
Éd. PARIS 1991 (Montchrestien), p. 265 et s.

En principe, le droit criminel ne sanctionne que
les atteintes à un intérêt juridique protégé par la loi ;
c’est pourquoi nombre d’incriminations comportent
dans leurs éléments constitutifs l’existence d’un dommage :
on parle alors de délit de résultat (cas du vol).

Mais il est des agissements qui troublent si gravement
l’ordre public que le législateur les réprime en eux-mêmes,
sans tenir compte du fait qu’ils ont ou non causé un dommage :
on parle alors de délit formel (cas de l’incendie).

Par la force des choses, on rencontre encore des délits formels
dans les domaines où il est impossible pour le ministère public
d’apporter la preuve de l’existence d’un dommage réel :
il en est ainsi en cas d’injure ou de violation de la vie privée.

Enfin, dans un but de prévention,
les pouvoirs publics incriminent certains actes qui se situent
sur le chemin conduisant tout droit à la commission
d’un délit ou d’un crime (cas du port d’arme prohibée).

Ajoutons que, dans un but de protection de l’ordre public,
le législateur incrimine également la simple tentative
des crimes et des délits les plus graves ; 
dans ce cas l’auteur des faits est punissable
quoiqu’il n’ait pas atteint le but visé,
quoiqu’il n’ait pas effectivement nuit à sa victime.

Section III :
LE RÉSULTAT DE L’INFRACTION

239 - DIVISION DES PROBLÈMES - L’infraction une fois consommée, plus rien n’est comme avant. L’observation, banale, doit être affinée. Dans un premier sens en effet, toute infraction, quelle que soit sa structure matérielle, est la violation d’un interdit social. Dans un second sens, l’infraction consommée est le plus souvent génératrice d’un dommage tangible ; mais il n’en va pas toujours ainsi, si bien que l’exigence d’un résultat n’est pas une règle absolue (§ 1). À la supposer remplie, se pose alors le délicat problème du lien entre l’infraction et son résultat, autrement dit le lien de causalité (§ 2).

§ 1 : L’EXIGENCE OU NON D’UN RÉSULTAT

A) Les infractions matérielles.

240 — NOTION DE RÉSULTAT PÉNAL - L’infraction matérielle est celle qui se consomme par la réalisation d’un résultat, et tel est le cas de la majeure partie des infractions : vol, viol, meurtre, coups et blessures, etc. Que faut-il entendre résultat ? Depuis longtemps, l’on s’accorde pour considérer que le résultat est le dommage incriminé par la loi : ainsi en matière de meurtre, le résultat est la mort de la victime de l’agression qui est éminemment dommageable. Le résultat n’est autre que l’atteinte tangible à la valeur protégée, qui est dans cet exemple la vie humaine. Au trouble public se superpose par la force des choses très souvent un trouble privé, les deux variant au gré des qualifications et souvent aussi au gré des circonstances pour chaque type de qualification.

Tout ceci, qui paraît simple a pourtant été compliqué, car il a été soutenu que le résultat — ou dommage légal — n’est pas en soi porteur de préjudice, les deux notions étant distinctes, du moins en certaines occurrences. Sans doute le problème ne se pose-t-il pas pour des situations du genre de l’homicide ou des blessures ou encore de l’abus de confiance, où la loi, implicitement ou explicitement, intègre le préjudice au résultat, mais hésitations se sont fait jour pour d’autres infractions comme l’escroquerie où le faux. Ainsi pour l’escroquerie, estime-t-on, la remise de valeurs par la victime ne lui est pas nécessairement préjudiciable, et le résultat pénal ne serait pas équipollent au préjudice. Quoique la lettre de l’article 405 C.pén. du Code pénal de 1810 paraisse impliquer que le préjudice est un élément constitutif de l’escroquerie, doctrine et jurisprudence ne l’ont généralement point pensé. Mais cela en définitive ne saurait porter à conséquence, car il est difficile de soutenir qu’une escroquerie ne cause aucun préjudice à la victime : si exceptionnellement le préjudice matériel peut être absent - la dupe ne subissant alors aucune perte pécuniaire : par exemple dans l’affaire de la Croix Rouge, un individu, se prétendant faussement le mandataire d’un comité d’entraide aux prisonniers de guerre, avait obtenu des services de la Croix Rouge des colis payés à leur juste prix (Cass.crim., 20 décembre 1949, J.C.P. 1949, II, 5582). Il n’en va pas de même pour le préjudice moral qui lui a été causé, sa bonne foi ayant été abusée.

Pareillement, et ce peut être le cas en matière de faux, la simple éventualité du préjudice suffit à réaliser celui-ci. Si l’on sait que dommage et préjudice sont synonymes dans la langue courante et en droit civil, on ne saurait être surpris qu’en droit pénal il existe à ce sujet une corrélation certaine.

Dernière observation : si l’infraction matérielle ne se conçoit pas sans un résultat dommageable, il serait erroné de croire que la responsabilité pénale varie en fonction de l’intensité de ce dommage pour chaque infraction considérée. Tel est du moins le principe, car il est évident que l’importance du préjudice pèse lourd dans la pratique pour la fixation de la peine, le juge disposant à cet égard de pouvoirs d’individualisation très poussés. Et il arrive même que pour certaines infractions, le législateur proportionne la peine au résultat de l’infraction, pris dans son sens passif — ou dommageable, par exemple en matière de coups et blessures volontaires ou involontaires — ou actif — ou profitable, ainsi pour le recel —.

Pour résumer, l’infraction matérielle implique un résultat porteur d’un préjudice, variable selon les hypothèses. Et si, contrairement à ce que l’on pourrait être porté à penser, le résultat ne se conçoit pas sans un préjudice (le premier n’allant pas au-delà des limites du second), le préjudice, lui, peut très bien, dans une certaine mesure, être indépendant de tout résultat pénal, comme le démontre la catégorie spécifique des infractions formelles.

B) Les infractions formelles.

241 — NOTION — L’infraction formelle est l’antithèse de l’infraction matérielle puisqu’elle est définie comme celle qui se consomme indépendamment d’un résultat, la loi se contentant de sanctionner un comportement (v. Freij, L’infraction formelle, Th. dact., Paris II, 1975 ; Spitéri, L’infraction formelle, Rev.sc.crim. 1966, 497). L’exemple classique est celui de l’empoisonnement (art. 301 C.pén. du Code de 1810) qui consiste en un attentat à la vie par l’administration de substances toxiques, quelles qu’en aient été les suites.

Sont également des infractions formelles : la corruption de fonctionnaire (art. 179 C.pén. ; adde : Cass.crim. 10 juin 1948, S. 1948, 1, 117, note Rousselet et Patin ; D. 1949, 15, note Carteret), la subornation de témoin (art. 365 C.pén.), le refus de porter secours à une personne en péril (art. 63, al. 2 C.pén.), l’outrage public à la pudeur (art. 330 C.pén.), l’usurpation d’état civil (art. 780 C.pr.pén. ; v. Cass.crim., 13 janv. 1987, Bull.crim. n° 19, Rev.sc.crim. 1987, 419, obs. Delmas-Saint- Hilaire). Tous ces exemples d’infractions formelles révèlent que le législateur a voulu frapper tôt l’agent dans son parcours de l’« iter criminis », érigeant ainsi des tentatives en délits achevés.

Cette précision appelle deux remarques. La première a trait à un exemple traditionnellement cité d’infraction formelle, à savoir la fabrication de fausse monnaie sans émission ni mise en circulation (art. 132 C.pén.). Or la fabrication de fausse monnaie « n’est autre que l’obtention d’un résultat déterminé » (Prothais, « Tentative et attentat », n° 448), un acte préparatoire érigé en infraction consommée. La seconde remarque portera sur un ensemble d’infractions appelées attentats. Difficile à cerner, le concept d’attentat doit être entendu strictement. Pour reprendre l’excellente définition de M. Prothais (op. cit., n° 365), l’attentat est un crime particulier incriminé à titre préventif en raison de sa gravité et consommé dans un certain but indépendamment du résultat. Ainsi compris, tous les attentats sont des infractions formelles : outre l’empoisonnement, peuvent être mentionnés l’attentat à la bombe par le simple dépôt d’explosif (ancien art. 435, al. 2 C.pén., abrogé par la loi du 2 février 1981), les attentats à la sûreté de l’État des articles 86 et 93 C.pén., l’attentat à la pudeur (ancien art. 331 C.pén., abrogé par la loi du 23 décembre 1980 ; nouveaux art. 331, 331-1, 333, 333-1, C.pén.), l’attentat par incendie (ancien art. 434 C.pén., abrogé par la loi du 2 février 1981), l’attentat à la circulation ferroviaire (loi du 2 février 1981 modifiant l’article 16 de la loi du 15 juillet 1845).

Les autres infractions qualifiées d’attentats par le Code ou le langage courant n’ont pas le même sens, impliquant l’obtention d’un résultat et ne pouvant qu’être dès lors matérielles (ainsi le viol, le complot, l’assassinat). Ce bloc des attentats stricto sensu au sein des infractions formelles semble d’autant plus homogène que leur tentative est toujours punissable, étant donné leur particulière gravité, le législateur appréhendant alors des tentatives de tentatives (en ce sens, Prothais, op. cit., n° 472). Séduisante sur le plan théorique cette analyse paraît en outre conforme à la réalité et il a été notamment jugé que le fait de jeter du poison dans un puits réalise une tentative d’empoisonnement (Cass.crim. 5 févr. 1958, Bull.crim. n° 126 p.215).

Pour revenir à la définition de base de l’infraction formelle, axée sur le critère du résultat, il est intéressant de signaler la théorie de Donnedieu de Vabres, qui a dénoncé la référence à ce concept. Pour cet auteur, l’infraction formelle est celle indépendante de la production d’un préjudice. En effet, le résultat existerait dans toutes les infractions, étant conçu comme la modification du monde extérieur provoquée par l’action délictueuse (« Essai sur la notion de préjudice dans la théorie générale du faux documentaire », éd. 1943, p. 28, 133 et 144). Cette doctrine conduit alors à considérer que la plupart des infractions sont formelles, puisque le préjudice est rarement un élément constitutif de l’infraction. Il est cependant loisible d’objecter que le préjudice est toujours une suite obligée de l’infraction, ne se concevant point sans elle. Cela a déjà été constaté au sujet des infractions matérielles, et cela est encore vrai pour les infractions formelles dont la commission porte atteinte à l’ordre public. Le préjudice social est patent, quoique symbolique par rapport aux infractions matérielles, puisque par hypothèse aucun résultat pénal n’est encore obtenu. Ce préjudice social au demeurant est commun à toutes les infractions, universel, et il se confond avec la ratio legis qui est la raison de l’intervention du législateur, amené à incriminer les comportements nuisibles à l’ordre social (v. Mayaud, Ratio legis et incrimination, Rev.sc.crim. 1983, 597). En outre, « c’est au prix d’un abus de langage » (Merle et Vitu, « Traité de droit criminel », T. 1, n°487) que Donnedieu de Vabres estimait que les infractions formelles comportent nécessairement un résultat incriminé par la loi : ainsi en matière d’empoisonnement, ce prétendu résultat, qui est l’absorption de substances toxiques par la victime, n’est autre que l’administration de ces mêmes substances, c’est-à-dire le moyen utilisé par le délinquant.

242 — RÉGIME - Le régime de l’infraction formelle présente quelques particularités notables. Le premier point à envisager est relatif au désistement volontaire de l’agent. Par définition, ce désistement est inopérant : il suffit que le délinquant ait mis en œuvre les moyens incriminés par la loi pour qu’il soit punissable, le résultat étant indifférent. Et, logiquement, la survenance du résultat ne change pas la qualification : si la victime à qui un poison a été administré décède, la qualification reste celle de l’empoisonnement.

La seconde question qui mérite quelques développements a trait au point de départ du délai de prescription de l’action publique. Normalement ce délai commence à courir du jour même où le délinquant a eu recours aux moyens décrits par la loi comme actes de consommation. Cette solution a été critiquée par une partie de la doctrine qui estime par exemple choquant que l’auteur d’un empoisonnement puisse échapper au châtiment si, la mort de la victime datant de moins de dix ans, ses agissements en revanche excèdent de quelques jours le délai fatidique (Merle et Vitu, « Traité de droit criminel », T. 1, n° 486). Aussi, pour les infractions formelles continues — ce qui n’est pas le cas de l’empoisonnement —, cette même doctrine propose de faire courir un nouveau délai à partir de chaque acte matériel manifestant un renouvellement de la volonté délictueuse de l’agent, par exemple à propos de l’usure, chaque perception des intérêts. Mais cet exemple peut prêter à discussion, l’usure étant plutôt une infraction instantanée (Cass.crim. 24 mars 1965, D. 1965, 434). Il est vrai toutefois que la loi du 28 décembre 1966 fait partir la prescription du jour de la dernière perception d’un intérêt usuraire (art. 6).

243 — INFRACTION OBSTACLE — L’infraction formelle est traditionnellement distinguée de l’infraction obstacle, qui est l’incrimination d’un comportement dangereux sans suite dommageable directe (v. Philippot, « L’infraction de prévention », Th. dact., Nancy, 1977). Pour cette raison l’on a pu parler d’« ouvrage avancé de la répression » (Stéfani, Levasseur et Bouloc, « Droit pénal général », n° 25). Par le délit obstacle est sanctionné un comportement afin d’éviter la commission d’une infraction éventuelle. La différence apparaît nettement, du moins en principe : l’infraction formelle est en relation directe de causalité avec le résultat que la loi veut éviter, ce qui n’est pas le cas pour l’infraction obstacle. Sont généralement considérés comme infractions obstacle : le vagabondage et la mendicité (art. 269 s. C.pén.), le port d’arme prohibé (art. 32 D.L. 18 avr. 1939), le complot contre l’autorité de l’État (art. 87 C.pén.), les menaces (art. 305 et 306 C.pén.), la conduite sous l’empire de l’ivresse ou d’un état alcoolique (art. L. 1 C. route), l’accès frauduleux dans un système de traitement automatisé de données (art. 462-2, al. 1 C.pén.), la divagation de chiens ou animaux féroces (art. R. 30-7° C.pén.).

Le régime de l’infraction obstacle n’est pas identique à celui de l’infraction formelle : ainsi la survenance du résultat va changer la situation de l’agent. Par exemple si un ivrogne au volant renverse et tue un piéton, il y aura concours d’infractions : conduite en état d’ivresse et homicide par imprudence. Mais il peut encore arriver que la situation de l’agent change non pas par addition, mais par substitution, la production du dommage entraînant alors disparition de l’infraction obstacle au profit d’une autre infraction plus grave, le complot étant ainsi absorbé par l’attentat. Ce dernier exemple fait d’ailleurs apparaître que l’infraction obstacle n’a pas toujours le même sens chez les auteurs. Cette géométrie variable affecte également l’infraction formelle puisqu’un avatar moderne de celle-ci engloberait aux dires de certains (v. Keyman, Le résultat pénal, Rev.sc.crim. 1968, 781) les incriminations spéciales exceptionnelles de stades antérieurs à la tentative, les délits d’omission et les délits obstacle. Ce caractère protéiforme de l’infraction formelle en tout cas peut être mis en parallèle avec celui de l’infraction matérielle, puisque le résultat pénal est susceptible de bien des acceptions. Aucune de ces deux grandes catégories n’est donc en reste de complications et déformations qui les transforment en deux vastes nébuleuses.

§ 2 LE RATTACHEMENT AU RÉSULTAT

244 — COMMENT POSER LE PROBLÈME — Le rattachement de l’activité délictueuse au résultat dommageable pose la question épineuse de la relation de causalité. Deux remarques liminaires s’imposent. En premier lieu, le rapport de causalité ne se rencontre pas dans toutes les infractions. Il est en effet absent pour les infractions formelles dont la répression n’est pas subordonnée à l’obtention d’un résultat. Et même pour les infractions matérielles, le rapport de causalité est quantité négligeable lorsque leur tentative est punissable : l’infraction tentée étant assimilée à l’infraction consommée, il est assez secondaire, le résultat survenu, de savoir si l’activité de l’agent l’a causé, car la question essentielle est de savoir s’il faut condamner pour tentative ou pour infraction consommée.

Dans la pratique, c’est surtout pour les infractions d’imprudence ou de négligence que le problème se posera. En second lieu, il ne faut pas se méprendre sur le sens qu’il convient de donner au concept de causalité. En droit pénal, ce sont des comportements humains qui sont pris en considération, si bien que n’importe quel élément causal, au sens commun, n’aura pas du tout ici le même poids. Un exemple simple permettra de visualiser le problème. Supposons qu’un usager du métro, pressé, bouscule en bord de quai plusieurs personnes. Une rame arrive, une personne déséquilibrée tombe sur la voie et a les jambes sectionnées par la motrice. Pour l’observateur non juriste, une foule d’événements, pêle-mêle, auront joué un rôle causal dans ce drame : bien entendu il y a d’abord la violente précipitation de l’usager qui a peur de manquer le convoi, mais il y a encore l’imprudence victime qui était trop au bord du quai, un éventuel défaut de maîtrise du chauffeur de la rame qui aurait peut être pu freiner plus violemment, le bord gras et glissant du quai, la position respective d’autres personnes qui, si elles avaient été plus proches de la victime, lui auraient peut-être épargné le choc fatal... Pour le pénal, seuls les deux premiers événements, voire éventuellement le troisième, méritent examen. Quelles sont les lignes directrices du droit positif ? Pour apprécier à leur juste valeur les solutions jurisprudentielles (B), il convient d’abord de donner un aperçu des systèmes doctrinaux élaborés sur la question (A).

A) La doctrine

245 — RELATIVE DISCRÉTION — La doctrine pénaliste française brille par une certaine discrétion sur le rapport de causalité (font toutefois exception, pour ouvrages généraux, ceux de MM. Merle et Vitu, Decocq, Puech, Conte et M de Chambon ; pour une monographie complète mais déjà ancienne, v. Hosnie « Le lien de causalité en droit pénal », Th. Paris, 1952, éditée par l’imprimerie de l’Université du Caire, 1955), discrétion qui fait singulièrement contraste avec les querelles d’écoles en droit civil. Mais le retour aux sources ramène au droit pénal, si l’on sait que les civilistes français se sont beaucoup inspirés des travaux des criminalistes, principalement allemands, du siècle dernier ; ceux-ci, en effet, partisans de la conception objectiviste de l’infraction — selon laquelle un acte ne peut être réprimé que s’il est porteur d’un résultat —, devaient en conséquence attacher importance considérable au lien de causalité.

246 — SYSTÈME DE L’ÉQUIVALENCE DES CONDITIONS — La théorie de l’équivalence des conditions (un de ses principaux auteurs est l’Allemand Von Buri) analyse la cause comme l’ensemble des conditions positives et négatives humaines qui ont produit le résultat incriminé ; toutes ces conditions que l’événement a eu pour antécédents sont réputées être en relation causale équivalente avec le résultat dommageable. Aucune d’entre elles ne peut être négligée, sinon le résultat final deviendrait impossible. Si donc parmi ces antécédents figurent une ou plusieurs fautes, leurs auteurs seront tous tenus pour également responsables du point de vue pénal, puisque sans leur intervention le dommage n’aurait pas eu lieu. Toute faute antérieure est la condition sine qua non du dommage. Reprenons l’exemple du métro et supposons que la victime soit transportée à l’hôpital le plus proche. La nuit suivante une fuite de gaz produit une explosion qui souffle certaines parties du bâtiment et la malheureuse victime périt sous les décombres, le plafond de sa chambre s’étant effondré. Si elle n’avait pas été poussée par un voyageur pressé, cette victime ne serait jamais morte dans cet hôpital et en conséquence le voyageur pressé sera poursuivi pour homicide par imprudence, et non pas seulement pour blessures par imprudence. Néanmoins il peut arriver qu’une circonstance postérieure à la faute initiale interrompe la chaîne de causalité, déterminant à elle seule l’événement. Pour revenir à l’exemple précédent, on peut imaginer qu’au lieu d’être transportée à l’hôpital, la victime est ramenée chez elle, et que dans la nuit sa maison est détruite dans un incendie. En tout état de cause, qu’il y ait eu ou non accident, l’intéressé aurait passé la nuit chez lui et devait périr ; dès lors l’auteur de l’accident ne doit répondre que de coups et blessures involontaires.

On constate qu’avec cette première théorie, la responsabilité pénale s’hypertrophie, chaque individu devant répondre des conséquences les plus éloignées de son comportement. L’avantage de l’équivalence des conditions est certainement d’inciter chaque citoyen à une vigilance maximale. Malheureusement cette thèse présente la faiblesse majeure de placer toutes les causes sur le même plan, démarche des plus artificielles. Ne procédant à aucune sélection, elle en -arrive, comme l’ont fait justement remarquer certains de ses détracteurs, à confondre les véritables causes et les simples occasions du résultat dommageable. Il est vrai que la délimitation du domaine respectif de ces deux notions est une entreprise ardue.

247 — SYSTÈME DE LA CAUSALITÉ ADÉQUATE — Plusieurs systèmes doctrinaux pourtant s’y sont employés et, pour simplifier, seront seuls exposés les deux plus importants. Le premier, soutenu en Allemagne (Ortmann), a le mérite de la simplicité, puisqu’il propose de ne retenir que la cause la plus proche de l’événement (causa proxima), c’est-à-dire la dernière en date avant sa survenance. Ce critère temporel se retrouve dans la doctrine anglo-saxonne (Bacon) qui l’utilise d’une façon moins simpliste, ne voulant retenir que les causes les plus proches en relation directe et immédiate avec le dommage.

La seconde théorie, et de loin la plus élaborée, est celle de la causalité adéquate qui a eu pour principaux représentants les Allemands Von Bar et Von Kries et Italien Grispigni. Dans ce système, parmi les différents antécédents du résultat dommageable, il faut uniquement prendre en considération celui ou ceux devant inéluctablement le produire. Un antécédent n’est causal que s’il entraîne toujours un résultat donné ; il est alors une cause adéquate de ce résultat. Si le lien entre le résultat et une faute antérieure est trop lâche, étant ainsi dû au hasard, il ne faut pas en tenir compte ; loin d’être une cause adéquate, il n’est qu’une simple occasion. Or tout le problème consiste justement à découvrir un critère satisfaisant de la distinction entre la cause et l’occasion, et deux attitudes peuvent être envisagées. L’appréciation peut d’abord être objective, statistique, s’abritant derrière la loi des probabilités ; le juge doit alors faire un « pronostic objectif rétrospectif » formule d’un auteur allemand (Rumelin) passée à la postérité. L’appréciation peut ensuite être subjective, le rapport adéquat de causalité se trouvant réalisé si l’individu pouvait, et donc devait prévoir les conséquences engendrées par son acte. Dans la pratique, il semble logique d’utiliser cumulativement ces deux critères. Ainsi, pour reprendre l’exemple cité plus haut, on considèrera que de l’accident ne peut être tenu pour responsable du décès de la victime dans l’effondrement de l’hôpital, à la fois parce que l’explosion d’un hôpital due à une fuite de gaz est un fait statistiquement exceptionnel et que le responsable de la bousculade pouvait difficilement prévoir une telle catastrophe.

L’avantage de la causalité adéquate est double. D’une part cette théorie évite les excès de l’équivalence des conditions en limitant la chaîne de causalité. D’autre part, à une époque où prime la prise en considération de la psychologie du délinquant, la causalité adéquate, grâce au concept de prévisibilité, paraît tenir à chacun le compte le plus exact de ses agissements. Mais au passif de la théorie doit être inscrite son abstraction, car la distinction entre cause et occasion s’avère ardue à l’épreuve des faits. Il suffit, pour s’en convaincre, de revenir à notre exemple. En étant imprudent, le voyageur brutal devait prévoir qu’il pouvait renverser et tuer un autre voyageur. Sans doute n’a-t-il que blessé sa victime, mais celle-ci a finalement trouvé la mort dans la ruine de l’hôpital. Est-il moins 1ogique de refuser en l’occurrence de scinder la prévisibilité maximale, qui est celle du décès ? Ce n’est pas sûr. Quant au critère de la loi des probabilités, il ne résiste pas non plus, malgré les apparences, à la critique. II suffit en effet de relever qu’une probabilité n’est jamais une certitude. En transportant l’accidenté blessé à l’hôpital, on ne pouvait être absolument certain qu’il en sortirait vivant, pouvant être ainsi victime d’un accident d’anesthésie, de complications postopératoires, d’un suicide, voire d’un homicide volontaire, en n’oubliant pas l’incendie du bâtiment... L’ambiguïté de la partition entre cause et occasion explique le choix de la jurisprudence.

B) La jurisprudence

248 - CONSÉCRATION DE L’ÉQUIVALENCE DES CONDITIONS - Les textes incriminateurs visant la question de la causalité (art. 309 s. C.pén., 319 et 320 C.pén.), la Cour de cassation devait logiquement contrôler les appréciations des juges du fond en la matière. Le lien de causalité doit être certain et son existence constatée (v. par ex. Cass.crim., 7 janvier 1980, Bull.crim. n° 10 ; 30 mai 1980, Bull.crim.° 166 ; 27 novembre 1984, Bull.crim. n° 369).

Dans le même ordre d’idée, l’absence de précision dans les textes incriminateurs a ainsi conduit la Chambre criminelle à juger que les articles 319 et 320 C.pén. n’exigent pas pour recevoir application qu’un lien de causalité direct et immédiat existe entre le comportement de l’agent et le résultat dommageable (Cass.crim., 19 mai 1958, Bull.crim. n° 395 ; 21 mai 1974, Bull.crim. n° 187 ; 30 mai 1980, préc.). Le rejet de la théorie de la proximité de la cause est constant. Pour le reste, quoique la Cour de cassation ne se rallie jamais expressément sous la bannière de telle ou telle théorie, il n’est pas difficile de voir que ses préférences vont à l’équivalence des conditions, seul système apte à sanctionner un maximum de comportements fautifs.

À titre d’exemples significatifs peuvent être mentionnées les quelques décisions suivantes. Est ainsi coupable d’homicide par imprudence le conducteur d’une voiture à cheval qui abandonne son attelage sans y mettre le frein et dont le cheval emballé renverse et tue un piéton tentant de l’arrêter (Cass.crim., 6 août 1903, S. 1905, 1. 377, note Roux). Ou encore, un incendie, dont la cause exacte n’est pas établie, éclate dans un immeuble où est exercé un commerce de tricots ; le président directeur général de l’entreprise est condamné en raison de l’asphyxie d’un locataire au motif que l’accumulation des emballages et matières premières de l’entreprise de tricots a « favorisé l’incendie, causant indirectement le décès du locataire » (Cass.crim., 21 mai 1974, Bull.crim. n° 187). Pareillement, l’automobiliste qui renverse et blesse un motocycliste, lequel meurt d’un accident d’anesthésie au cours d’une opération chirurgicale nécessitée par les blessures initiales, a été poursuivi pour homicide involontaire (Cass.crim. 10 juillet 1952, J.C.P. 1952, II, 7272, note Cornu) ; tout comme le propriétaire d’une carabine chargée qui la pose sur l’appui extérieur de la fenêtre du rez-de-chaussée de sa maison et qu’un tiers dérobe pour commettre un meurtre (Cass.crim. 20 juin 1978, D. 1979 I.R. 11). Autre arrêt éloquent : sont coupables d’homicide involontaire deux automobilistes roulant à une allure excessive et se suivant à une courte distance, qui ont heurté le corps de la victime, alors même qu’il n’a pas été possible de déterminer l’incidence directe sur la victime des actes accomplis par chacun d’eux (Cass.crim., 23 juillet 1986, Bull.crim. n° 243 ; v. aussi Cass.crim., 5 janvier 1988, Bull.crim. n° 7). La faute d’un tiers postérieure à l’infraction ne rompt donc pas le lien de causalité, sauf si elle est la cause unique et exclusive du dommage (Cass.crim., 29 janvier 1976, Bull.crim. n° 38) ou si elle constitue un cas de force majeure.

La sévérité prévaut encore lorsque la victime a concouru à la production de son dommage, mais non lorsqu’elle en est la cause exclusive (Cass.crim., 14 mars 1975, Bull.crim. n° 109). Ses prédispositions n’ont aucune incidence sur la responsabilité pénale de l’agent. Ainsi a été condamné pour homicide involontaire l’auteur d’un accident ayant causé à la victime atteinte d’un cancer du poumon des blessures qui avaient hâté sa mort (Cass.crim., 2 nov. 1967, Bull.crim. n° 277, Rev.sc.crim. 1969, 606, obs. Levasseur ; v. aussi Cass.crim., 15 mars 1988, Gaz.Pal. 1988, 2, 842) et la solution est identique lorsque l’accident a aggravé l’état morbide de la victime qui s’est par la suite suicidée (Cass.crim., 14 janv. 1971, B. n° 13 ; D. 1971, 164, rapport E. Robert ; Rev.sc.crim. 1971, 423, obs. Levasseur ; adde Crim., 10 déc. 1985, B. n° 394). La faute de la victime n’est non plus d’aucune incidence : a été par exemple condamné pour homicide par imprudence le propriétaire d’un chien qu’il laisse divaguer sur la route et qui mord un passant qui décèdera des suites de cette blessure, car ce passant était un clochard dont les hardes sales avaient provoqué une infection de la blessure non soignée (Cass.crim., 18 novembre 1927, S. 1928, 1, 192) ; ou en encore doit être condamné pour homicide involontaire l’employeur qui ne prend aucune précaution pour prévenir un accident et qui ne donne aucune instruction en ce sens alors qu’il a confié une mission à deux ouvriers impliquant de monter sur une toiture d’une hauteur de plus de trois mètres présentant des dangers de chute en raison de la présence de matériaux d’une résistance insuffisante et qu’un des deux hommes s’est tué en commettant la maladresse de marcher sur une plaque en plastique translucide (Cass.crim., 14 février 1989, Bull.crim. n° 75) ; ou même le refus d’un accidenté, témoin de Jéhova, d’une transfusion sanguine n’empêche pas la condamnation pénale de l’auteur de l’accident (Cass.crim., 30 août 1974, R.T.D.C. 1975 712 obs. Durry ; Lyon, 6 juin 1975, J.C.P. 1976, II, 18 322, note L.M. ; D. 1976 415 note Savatier ; Rev.sc.crim. 1976, 971, obs. Levasseur), cette dernière jurisprudence étant d’ailleurs difficile à concilier avec d’autres arrêts qui voient dans le fait volontaire de la victime postérieur à l’infraction un événement qui rompt la chaîne de causalité.

249 — MARGINALISATION DE LA CAUSALITE ADEQUATE — Ces décisions demeurant très rares, traduisent aux yeux des observateurs une timide percée du système de la causalité adéquate. Un arrêt ancien a jugé qu’un écart de régime qui provoque un accès mortel de choléra rompt le lien causal entre la faute et le décès (Cass.crim., 18 mars 1854, D. 1854, 1, 163). Un arrêt beaucoup plus récent est d’une inspiration similaire (Cass.crim., 25 avril 1967, Bull.crim. n° 129, Rev.sc.crim. 77 obs. Levasseur). Renversé par un automobiliste ivre, un cyclomotoriste s’était alors aussitôt lancé à pied à la poursuite du chauffard en l’invectivant et s’était effondré, terrassé par une crise cardiaque. La Chambre criminelle décida que l’automobiliste ne pouvait être tenu pour responsable de la mort du cyclomotoriste cette mort n’ayant pas été « la suite de l’accident mais la conséquence de cette poursuite déraisonnable ». Il faut en réalité se garder de la tentation des classifications à tout prix. Et sans exagérer, il est presque loisible de raisonner ici en termes d’équivalence des conditions, puisque dans ce système la faute condition sine qua non du dommage cède devant tout événement interrupteur de la chaîne de causalité assimilable peu ou prou à la force majeure. Ce qui donc, vu d’un certain angle, est causalité adéquate, est causalité équivalente sous un autre angle. Il n’est pas excessif de voir dans les théories de la causalité de véritables mirages. La jurisprudence de la Chambre criminelle traque avant tout la faute, toute faute en relation causale tangible avec le dommage. Ainsi compris, le rattachement de l’activité matérielle au résultat — si extensif que l’imprévisibilité de celui-ci pas un obstacle (Cass.crim., 4 novembre 1971, Bull.crim. n° 300, Rev.sc.crim. 1972, 609 obs. Levasseur) — traduit le pragmatisme des juges. Dans une société où la technologie ne de progresser, cette politique veille à ce que l’homme réponde toujours de ses actes.

Signe de fin