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DES PRINCIPES FONDAMENTAUX
D’UNE BONNE LÉGISLATION

par Jean-Paul Marat « Plan de législation criminelle »
(Neuchâtel, 1780)
( Source : http://membres.lycos.fr/jpmarat/marat/plan.html qui propose le texte complet )
(avec l'aimable autorisation des auteurs du site ci-dessus)

L’ordre social est le soutien de l’État ;
tout ce qui le trouble doit donc être puni.

Des lois pénales

De la rédaction des lois

Le croirait-on, si une triste expérience ne le prouvait que trop ? Dans un siècle où les sciences sont approfondies, la plus importante au bonheur des hommes est encore au berceau. Dans un siècle où l’esprit philosophique parait avoir tout réduit en préceptes, la justice seule est encore abandonnée aux caprices de l’opinion. C’est dans les institutions de quelques peuples barbares, dans des ordonnances arbitraires, dans des coutumes ridicules, dans des traditions surannées, que ses ministres puisent la règle du juste et de l’injuste. S’il est un spectacle à la fois ridicule et révoltant, c’est de voir de graves magistrats feuilleter d’énormes volumes, et flotter d’autorité en autorité, pour savoir que penser d’un forfait ; puis décider de la liberté, de l’honneur, de la vie des hommes, sur la foi de quelque légiste obscur, ou de quelque ignare commentateur, et partir d’un jugement inique pour en prononcer de plus iniques encore.

Qu’il y ait donc dans l’État des lois criminelles justes et sages. Il importe qu’il n’y ait rien d’obscur, d’incertain, d’arbitraire, dans l’idée qu’on se fait des délits et des peines ; parce qu’il importe que chacun entende parfaitement les lois, et sache à quoi il s’expose en les violant : le code criminel ne saurait donc être trop précis.

Il ne saurait non plus être trop simple : les lois ne doivent statuer que sur ce qui intéresse manifestement la société ; qu’elles ne gênent donc point inutilement la liberté de l’homme. Les surcharger d’ordonnances indifférentes au bien public, serait détruire leur empire : à force de se voir enjoindre des choses peu utiles ou défendre des choses licites, on s’accoutume à regarder les lois comme vaines ou arbitraires, et on finit par mépriser leur autorité.

Si elles ne doivent statuer que sur ce qui intéresse manifestement le bien public ; dès qu’une loi ne doit plus être en vigueur, qu’on l’abroge expressément, au lieu d’en faire de nouvelles qui la modifient, ou de la laisser tomber en désuétude : ce qui entraînerait toujours cet inconvénient, que les lois n’auraient bientôt plus d’applications précises. D’ailleurs, il ne faut point laisser d’épouvantail, dont la méchanceté puisse abuser.

Une fois rédigées, les lois criminelles doivent être promulguées avec l’appareil le plus propre à les faire respecter.

De la sanction des lois.

Il ne suffit pas que les lois soient justes, claires, précises ; il faut encore choisir les meilleurs moyens de les faire observer.

Dans les gouvernements les plus sages de l’antiquité, perfectionner la nature humaine était toujours le but du législateur ; aussi s’attachait-il surtout à donner des mœurs aux citoyens, et à leur inspirer dès l’enfance l’amour de la vertu.

Dans les gouvernements modernes, il semble que le législateur n’ait voulu que réprimer ces crimes qui détruisent la société. Autrefois, si d’une main la justice tenait un glaive ; de l’autre, elle tenait des couronnes. Aujourd’hui armée d’un glaive seulement, la justice ne fait que menacer ; elle arrête la main et abandonne le cœur.

Mais laissons-là ces institutions sublimes qui ne sont plus faites pour nos petites âmes ; et puisque nous ne pouvons pas espérer de rendre l’homme vertueux, empêchons-le du moins d’être méchant.

Dans toute société bien réglée, il s’agit beaucoup plus de prévenir les crimes que de les punir, et souvent on y réussit avec moins de peine. Ce serait, sans doute, mal entrer dans les vues d’une bonne législation, que de séparer ces deux objets.

Des peines.

Il est de l’intérêt de la société qu’elles soient toujours proportionnées aux délits ; parce qu’il est de son intérêt qu’on évite plutôt les crimes qui la détruisent, que les crimes qui la troublent.

Punir avec rigueur une légère infraction des lois, c’est user en pure perte le ressort de l’autorité ; car si elle inflige des peines rigoureuses aux petits délinquants, que lui restera-t-il pour réprimer les grands scélérats ? Voyez ces pays où les châtiments sont toujours affreux. Pour retenir les hommes sans cesse, on y invente de nouveaux supplices : or, ces efforts continuels de la barbarie, qui cherche à se surpasser elle-même, ne sont-ils pas une preuve de leur impuissance ?

Punir avec rigueur une légère infraction des lois, ce n’est pas simplement user en pure perte le ressort de l’autorité ; c’est multiplier les crimes, c’est pousser les malfaiteurs aux derniers excès. Hé ! quelle considération pourrait encore les retenir ? quoiqu’ils fassent, ils n’ont rien à craindre de plus.

Presque toujours l’atrocité des supplices s’oppose à l’exécution des lois : car lorsque la peine est sans mesure, on a en exécration ceux qui dénoncent à la justice un malheureux qui n’est coupable que d’un petit délit. D’ailleurs, il est peu d’âmes assez cadavéreuses pour se résoudre à livrer ce malheureux à une mort certaine. Qu’arrive-t-il de là ? le coupable échappe presque toujours.

La peine n’étant pas plus rigoureuse pour de noirs forfaits, que pour de légères offenses, bientôt il s’y abandonne ; et en aggravant le crime souvent il s’assure l’impunité. « En Moscovie où la peine des voleurs et des assassins était la même, en volant on assassinait toujours : les morts, disait-on, ne racontent rien. » La même chose arrive en France, où l’on ne fait pas subir une moindre peine à celui qui vole sur le grand chemin, qu’à celui qui vole et assassine.

Enfin, la peine paraissant trop dure aux yeux des juges mêmes ; quand ils ne peuvent l’adoucir, pardonner devient nécessaire, et les lois tombent dans le mépris.

S’il est de l’équité que les peines soient toujours proportionnées aux délits, il est de l’humanité qu’elles ne soient jamais atroces : aussi les punitions les plus douces sont-elles à préférer lorsqu’elles atteignent le but.

En punissant le coupable, la justice doit moins chercher à venger la loi violée, qu’à retenir ceux qui pourraient être tentés de la violer. Quoi ! serons-nous donc toujours barbares ? Qu’y avons-nous gagné ? Les crimes dont les châtiments font frémir, en sont-ils devenus moins communs ?

C’est une erreur de croire qu’on arrête toujours le méchant par la rigueur des supplices : leur image est sitôt effacée. Mais les besoins sans cesse renaissants d’un malheureux le poursuivent partout. Trouve-t-il l’occasion favorable ? il n’écoute que leur voix importune, il succombe à la tentation. La vue même des supplices n’est pas toujours un frein suffisant ; combien de fois n’a pas été commis au pied de l’échafaud , le crime pour lequel un malfaiteur allait périr !

L’impression que produisent les supplices cruels, toujours momentanée, devient nulle à la longue : d’abord leur appareil jette la terreur dans les esprits, mais on s’y familiarise insensiblement ; quelqu’affreux qu’ils paraissent, bientôt l’imagination s’y fait, et cesse enfin d’en être frappée : l’habitude émousse tout, jusqu’à l’horreur des tourments.

Après ce qui vient d’être dit, si l’on tenait encore à ce prétendu frein, j’ajouterais que l’exemple des peines modérées n’est pas moins réprimant que celui des peines outrées, lorsqu’on n’en connaît pas de plus grandes.

Voyez les lois pénales des différents peuples, comme elles prodiguent la peine de mort !

En rendant les crimes capitaux, on a prétendu augmenter la crainte du châtiment, et on l’a réellement diminuée. Punir de mort, c’est donner un exemple passager, et il faudrait en donner de permanents.

On a aussi manqué le but d’une autre manière. L’admiration qu’inspire le mépris de la mort que montre un héros expirant : un malfaiteur, souffrant avec courage, l’inspire aux scélérats déterminés. Mais admettez qu’il se repente : le voyant mourir avec cette contrition qui assure la félicité éternelle par le pardon des péchés, ils pèchent afin que la grâce abonde. Ainsi, en s’abandonnant au crime pour satisfaire leurs funestes penchants, ils se flattent d’échapper à la justice ; ou s’ils ne peuvent se promettre l’impunité, le châtiment sera de courte durée, et la récompense sera sans fin. Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les leçons de l’expérience, à verser sans besoin le sang d’une foule de criminels ?

Les peines doivent être rarement capitales. En les infligeant, ce n’est pas assez de satisfaire à la justice, il faut encore corriger les coupables. S’ils sont incorrigibles, il faut faire tourner leur châtiment au profit de la société. Qu’on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux dégoûtants, aux travaux malsains, aux travaux dangereux.

Le genre des peines doit être tiré de la nature des délits.

Pour les âmes élevées, la honte est le plus grand des fléaux. Si elle l’était également pour tous les hommes, je dirais avec un illustre auteur, « que » la plus grande partie du châtiment soit toujours « l’infamie de le souffrir » : mais la honte tient à l’amour-propre, et l’amour-propre tient à l’imagination ; ce genre de peine ne pourrait donc convenir qu’à certains peuples ; encore, chez ces peuples, ne conviendrait-il qu’à certains individus.

Parmi les différents moyens offerts au législateur pour conduire les hommes, l’habileté consiste à bien choisir. Dans l’infliction des peines, on doit autant chercher à réparer l’offense qu’à l’expier. Tirer du délit le châtiment, est donc le meilleur moyen de proportionner la punition au crime.

Si c’est là le triomphe de la justice, c’est là aussi le triomphe de la liberté ; parce qu’alors, les peines ne venant plus de la volonté du législateur, mais de la nature des choses, on ne voit point l’homme faire violence à l’homme.

La justice doit être impartiale.

Comme le crime avilit tous les hommes également, il faut que pour même délit, même punition soit infligée à tout délinquant.

Loin de nous ces distinctions odieuses de certains pays, où les peines flétrissantes sont réservées à la populace, où le même crime conduit tel homme sur la roue, et tel homme dans une retraite commode, où il suffit presque toujours d’être un illustre scélérat pour échapper au châtiment.

J’ai dit que pour même délit, même punition doit être infligée à tout délinquant. Cette loi toutefois ne serait juste que dans un État fondé sur l’égalité, et dont les membres jouiraient à peu-près des mêmes avantages. La nature ayant établi de si grandes différences entre les hommes, et la fortune en ayant établi de plus grandes encore ; qui ne voit que la justice doit toujours avoir égard aux circonstances où le coupable est placé, circonstances qui ne peuvent qu’aggraver ou exténuer son crime.

De deux filles qui se sont livrées au libertinage, combien celle qui sans expérience encore se trouvait maltraitée par des parents brutaux, est-elle plus excusable que celle qui, chérie par d’aimables parents, connaissait déjà le monde !

De deux hommes qui ont commis le même vol, combien celui qui avait à peine le nécessaire est-il moins coupable, que celui qui regorgeait de superflu !

De deux parjures, combien celui auquel on travailla dès l’enfance à inspirer des sentiments d’honneur, est-il plus criminel que celui qui, abandonné à la nature, ne reçut jamais d’éducation !

Si la loi devait quelquefois se relâcher, ce serait donc en faveur des seuls malheureux ; car chez eux la vertu peut rarement germer, et elle n’a rien pour se soutenir. Ainsi, ce n’est qu’en faisant attention au sexe, à l’âge, au naturel, à l’état, à la fortune des délinquants, et aux circonstances du délit, qu’on peut juger sainement de la peine méritée.

Faudra-t-il donc remettre aux juges un pouvoir arbitraire ?

J’ai fait voir par quels moyens on peut se dispenser de recourir à cet expédient dangereux. Les établissements publics que j’ai proposés assurant le nécessaire et l’instruction à ceux qui en manquaient, tous les hommes se trouveront à l’abri du besoin, ne pourront prétexter cause d’ignorance, et n’auront plus d’excuse valide d’avoir violé les lois.

Ceux qui ne jouissent pas de leurs facultés intellectuelles n’étant pas comptables à la justice, et l’âge où les autres sont comptables étant fixé à celui de la raison ; nul homme ne pourra prétexter aliénation ou incapacité d’esprit, et n’aura une excuse valide d’avoir violé les lois.

Après cela, les nuances que la fortune peut mettre entre deux hommes coupables d’un même crime, sont trop difficiles à constater, trop incertaines ou trop légères, pour que le législateur doive s’y arrêter dans la dispensation des peines. Quant à celles qu’y met la nature, elles ne viennent guère que de la différente mesure de sensibilité, et elles se compensent en quelque sorte : car si une grande sensibilité ajoute de la force aux passions qui nous portent à violer les lois, la crainte qui leur sert de frein est aussi plus énergique.

Les peines doivent être personnelles.

Il est atroce de faire retomber sur des innocents l’infamie qui n’est due qu’aux malfaiteurs : toute peine flétrissante doit donc être personnelle.

Le moyen qu’elle le soit toujours, c’est que le crime ne trouve jamais l’impunité ; c’est que le glaive de la justice frappe indistinctement tous les coupables ; c’est que quiconque oserait reprocher à une famille le supplice d’un de ses membres, soit lui-même noté d’infamie ; que le malheur de tenir par les liens du sang à un malfaiteur, ne soit pas pour d’honnêtes parents un titre d’exclusion aux emplois honorables ; qu’il soit même quelquefois, aux yeux du gouvernement, un titre de préférence pour récompenser le mérite. Il est bien que toute peine soit personnelle ; il est certains cas pourtant où il est impossible qu’elle ne retombe en partie sur la famille du coupable : tels sont ceux des amendes pécuniaires et des confiscations. Ce genre de peine doit-il donc être proscrit ? Non, certainement ; lorsqu’il découle de la nature du délit, il suffit alors d’en empêcher l’abus.

Dans les temps de l’anarchie féodale, les princes spéculaient sur la fortune de leurs sujets condamnés en jugement : usage à la fois odieux et funeste. Se faire du crime un revenu, c’est mettre la justice à prix, c’est tendre des pièges aux citoyens les plus vertueux, et ouvrir un abîme sous leurs pieds, c’est chercher partout des victimes, et vendre l’impunité aux coupables qui peuvent la payer. D’ailleurs, quelle horreur que le trésor public se grossisse des dépouilles d’une malheureuse famille ! Il ne faut donc point que les confiscations soient au profit du fisc, parce qu’il ne faut laisser à l’autorité aucun appas de faire le mal, aucun prétexte d’opprimer le faible.

A quel usage seront-elles donc appliquées ? à l’entretien des maisons d’asile dont j’ai proposé l’établissement. Qu’au moins le châtiment du crime serve à soutenir l’innocence.

Au reste, la confiscation ne doit jamais être de toute la fortune du délinquant, lors même qu’il ne tiendrait à personne : tant qu’on ne le prive pas de sa liberté, il ne faut point le jeter dans les bras de la misère et du désespoir.

Les lois doivent être inflexibles.

On craint un mal inévitable, et on méprise un danger incertain. C’est l’impunité des crimes, non la douceur des peines, qui rend les lois impuissantes : si l’on ne peut mettre trop de modération en les faisant, on ne peut mettre trop de rigidité à les faire exécuter ; qu’elles soient donc inflexibles.

Mais il est des cas malheureux qui demandent que le délinquant puisse obtenir des lettres de grâce. Triste expédient ! Ce pouvoir de pardonner n’a été ménagé au prince que pour suppléer à l’imperfection de la loi : c’est donc au législateur à prévoir ces cas malheureux, et à statuer sur ces délits graciables.

D’ailleurs, on ne peut guère espérer que le prince use de ce pouvoir avec assez de sagesse pour ne pas relâcher les ressorts du gouvernement : ses créatures prétendront toutes avoir droit à sa clémence ; et les grâces qui ne devraient être accordées qu’à l’infortuné, le seraient bientôt à la faveur, à l’intrigue, aux considérations personnelles, à la beauté. A force de devenir communes, tout le monde croira pouvoir les obtenir : ainsi, l’espérance d’échapper au châtiment n’abandonnera jamais le coupable, pas même dans les fers ; et les supplices ignominieux ne seront plus que pour les misérables. On prétend qu’il importe au bien public de conserver les jours à tel ou tel délinquant ; cela peut-être : mais il lui importe beaucoup plus que les lois soient toujours inviolablement observées.

Si le crime ne doit jamais être pardonné, il ne doit point avoir d’asile. Il y aura donc une juridiction unique dans l’État, et le décret de prise de corps lâché par une cour de justice aura son effet dans toute l’étendue de l’empire.

De la publicité du code criminel.

Que le code criminel soit entre les mains de tout le monde, afin que la règle de nos actions soit sans cesse sous nos yeux.

Et puisque l’homme est soumis aux lois ; parvenu à l’âge de raison, qu’il apprenne à les connaître, et qu’il sache à quoi il s’exposerait en les violant. Ainsi, c’est dans ces maisons où l’on instruit la jeunesse, qu’on doit préparer l’homme à être citoyen.

De ceux qui ne sont pas comptables de leurs actions à la justice.

Il ne faut punir ni les imbéciles, ni les fous, ni les vieillards tombés en démence ; car ils ne savent pas quand ils font mal, à peine savent-ils ce qu’ils font.

Il ne faut pas non plus punir les enfants ; car ils ne sentent pas encore l’obligation de se soumettre aux lois.

A quel âge l’homme est comptable de ses actions à la justice ?

L’homme n’est punissable d’avoir violé les lois, que lorsqu’il est arrivé à l’âge de raison : comme cet âge varie avec le climat, le tempérament, l’éducation, et comme il ne faut rien laisser d’arbitraire aux juges, c’est aux lois à le fixer. Or, la sagesse veut que dans chaque pays on le fixe au terme où les sujets les plus tardifs commencent à se former.

Ces principes fondamentaux établis, j’entre en matière.

Signe de fin