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« DES DÉLITS ET DES PEINES »

par C. Beccaria
( Milan 1764 )

CHAPITRE XLI : DES MOYENS DE PRÉVENIR LES CRIMES

Il vaut mieux prévenir les crimes que d’avoir à les punir ; et tout législateur sage doit chercher plutôt à empêcher le mal qu’à le réparer, puisqu’une bonne législation n’est que l’art de procurer aux hommes le plus grand bien-être possible, et de les garantir de toutes les peines qu’on peut leur ôter, d’après le calcul des biens et des maux de cette vie.

Mais les moyens que l’on a employés jusqu’à présent, sont pour la plupart insuffisants ou contraires au but que l’on se propose. Il n’est pas possible de soumettre l’activité tumultueuse d’une masse de citoyens à un ordre géométrique, qui ne présente ni irrégularité ni confusion. Quoique les lois de la nature soient toujours simples et toujours constantes, elles n’empêchent pas que les planètes ne se détournent quelquefois de leurs mouvements accoutumés. Comment donc les lois humaines pourraient-elles, au milieu du choc des passions et des sentiments opposés de la douleur et du plaisir, empêcher qu’il n’y ait quelque trouble et quelque dérangement dans la société ? C’est pourtant la chimère des hommes bornés, lorsqu’ils ont quelque pouvoir.

Si l’on défend aux citoyens une multitude d’actions indifférentes, comme ces actions n’ont rien de nuisible, on ne prévient pas les crimes ; au contraire, on en fait naître de nouveaux, parce qu’on. change arbitrairement les idées ordinaires de vice et de vertu, que l’on proclame cependant éternelles et immuables.

D’ailleurs, à quoi l’homme serait-il réduit, s’il fallait lui interdire tout ce qui peut être pour lui une occasion de mal faire ? Il faudrait commencer par lui ôter l’usage de ses sens.

Pour un motif qui pousse les hommes à commettre un crime, il y en a mille qui les portent à ces actions indifférentes, qui ne sont des délits que devant les mauvaises lois. Or, plus on étendra la sphère des crimes, plus on en fera commettre, parce qu’on verra toujours les délits se multiplier à mesure que les motifs de délits spécifiés par les lois seront plus nombreux, surtout si la plupart de ces lois ne sont que des privilèges, c’est-à-dire, un tribut imposé à la masse de 1a nation, en faveur d’un petit nombre de seigneurs.

Voulez-vous prévenir les crimes ? Que les lois soient simples, qu’elles soient claires ; sachez les faire aimer ; que la nation entière soit prête à s’armer pour les défendre, et que le petit nombre dont nous avons parlé ne soit -pas sans cesse occupé à les détruire.

Que ces lois ne favorisent aucune classe particulière ; qu’elles protègent également chaque membre de la société ; que le citoyen les craigne, et ne tremble que devant elles. La crainte qu’inspirent les lois est salutaire ; la crainte que les hommes inspirent est une source funeste de crimes.

Les hommes esclaves sont toujours plus débauchés, plus lâches, plus cruels, que les hommes libres. Ceux – ci recherchent les sciences ; ils s’occupent des intérêts de la nation ; ils voient les objets sous un point de vue élevé, et font de grandes choses. Mais les esclaves, satisfaits des plaisirs du moment, cherchent dans le fracas de la débauche une distraction à l’anéantissement où ils se voient plongés. Toute leur vie est entourée d’incertitudes ; et puisque les délits ne sont -pas déterminés par les lois, ils ne savent pas quelles seront les suites de leurs crimes : ce qui prête une nouvelle force à la passion qui les y pousse.

Chez un peuple que le climat rend indolent, l’incertitude des lois entretient et augmente l’inaction et la stupidité.

Chez une nation voluptueuse, mais agissante, des lois incertaines font que l’activité des citoyens ne s’occupe que de petites cabales et d’intrigues sourdes, qui sèment la défiance. Alors l’homme le plus prudent est celui qui sait le mieux dissimuler et trahir.

Chez un peuple fort et courageux, l’incertitude des lois est forcée à la fin de faire place à une législation précise ; mais ce n’est qu’après des révolutions fréquentes, qui ont conduit ce peuple, tour à tour, de la liberté à l’esclavage et de l’esclavage à la liberté.

Voulez-vous prévenir les crimes ? Que la liberté marche accompagnée des lumières. Si les sciences produisent quelques maux, c’est lorsqu’elles sont peu répandues ; mais à mesure qu’elles s’étendent, les avantages qu’elles apportent deviennent plus grands.

Un imposteur hardi (qui n’est jamais un homme vulgaire) se fait adorer chez un peuple ignorant, et n’est qu’un objet de mépris pour une nation éclairée.

L’homme instruit sait comparer les objets, les considérer sous divers points de vue, et modifier ses sentiments sur ceux des autres, parce qu’il voit dans ses semblables les mêmes désirs et les mêmes aversions qui agitent son propre cœur.

Si vous prodiguez les lumières au peuple, l’ignorance et la calomnie disparaîtront devant elles, l’autorité injuste tremblera, les lois seules demeureront inébranlables, toutes, puissantes ; et l’homme éclairé aimera une constitution dont les avantages sont évidents, les dispositions connues, et qui donne des bases solides à la sûreté publique. Pourrait-il regretter cette inutile petite portion de liberté dont il s’est dépouillé, s’il la compare avec la somme de toutes les autres libertés dont ses concitoyens lui ont fait le sacrifice ; s’il songe que, sans les lois, ils auraient pu s’armer et s’unir contre lui ?

Avec une âme sensible, on trouve que, sous de bonnes lois, l’homme n’a perdu que la funeste liberté de faire le mal ; et l’on est forcé de bénir le trône, et le souverain qui ne l’occupe que pour protéger.

Il n’est pas vrai que les sciences soient nuisibles à l’humanité. Si quelquefois elles ont eu de mauvais effets, c’est que le mal était inévitable. Les hommes s’étant multipliés sur la surface de la terre, on vit naître la guerre, quelques arts grossiers, et les premières lois, qui n’étaient que des conventions momentanées, et qui périssaient avec la nécessité passagère qui les avait produites. C’est alors que la philosophie commença de paraître ; ses premiers principes furent peu nombreux et sagement choisis, parce que la paresse et le peu de sagacité des premiers hommes les préservaient de beaucoup d’erreurs.

Mais les besoins s’étant multipliés avec l’espèce humaine, il fallut des impressions plus fortes et plus durables pour, empêcher les retours fréquents, et de jour en jour plus funestes, à l’état sauvage. Ce fut donc un grand bien pour l’humanité (je dis un grand bien sous le rapport politique), que les premières erreurs religieuses, qui peuplèrent l’univers de fausses divinités, et qui inventèrent un monde invisible d’esprits chargés de gouverner la terre.

Ils furent les bienfaiteurs du genre humain, ces hommes hardis qui, osèrent -tromper leurs semblables pour les servir, et qui traînèrent l’ignorance craintive aux pieds des autels. En présentant aux hommes des objets hors de la portée des sens, ils les occupèrent à la recherche de ces objets, qui fuyaient devant eux à mesure qu’ils croyaient s’en approcher davantage ; ils les forcèrent à respecter ce qu’ils ne connaissaient jamais bien, et surent concentrer vers ce seul but qui les frappait fortement, toutes les passions dont ils étaient agités.

Tel fut le sort de toutes les nations qui se formèrent de la réunion de différentes peuplades sauvages. C’est là l’époque de la formation des grandes sociétés ; et les idées religieuses durent sans doute le seul lien qui put obliger les hommes à vivre constamment sous des lois.

Je ne parle point de ce peuple que Dieu choisit. Les miracles les plus extraordinaires et les faveurs les plus signalées que le ciel lui prodiguait, lui tinrent lieu de la politique humaine.

Mais comme les erreurs peuvent se subdiviser à l’infini, les fausses sciences qu’elles produisirent, firent des hommes une multitude fanatique d’aveugles, égarés dans le labyrinthe où ils s’étaient enfermés, et prêts à se heurter à chaque pas. Alors quelques philosophes sensibles regrettèrent l’ancien état sauvage ; et c’est à cette première époque que les connaissances, ou plutôt les opinions, devinrent funestes à l’humanité.

On peut regarder comme une époque à peu près semblable, ce moment terrible où il faut passer de l’erreur à la vérité; des ténèbres à la lumière. Le choc redoutable des préjugés utiles à un petit nombre d’hommes puissants, contre les vérités avantageuses à la multitude faible, et la fermentation de toutes les passions soulevées, amènent des maux infinis sur les malheureux humains.

En parcourant l’histoire, dont les: principaux événements, après certains intervalles, se reproduisent presque toujours, que l’on s’arrête sur le passage périlleux, mais indispensable, de l’ignorance à la philosophie, et par conséquent de l’esclavage à la liberté, on ne verra que trop souvent une génération entière sacrifiée au bonheur de celle qui doit lui succéder.

Mais lorsque le calme est rétabli, lorsqu’on a pu éteindre l’incendie, dont les flammes ont purifié la nation, et l’ont délivrée des maux qui l’opprimaient, la vérité, qui se traînait d’abord avec lenteur, précipite ses pas, siège sur les trônes à côté des monarques, et obtient enfin, dans les assemblées des nations, et surtout dans les républiques, un culte et des autels.

Pourra-t-on croire alors que les lumières qui éclairent la multitude sont plus dangereuses que les ténèbres ? Et quel philosophe se persuadera que l’exacte connaissance des rapports qui unissent les, objets entre eux, puisse être funeste à l’humanité ?

Si le demi-savoir est plus dangereux que l’ignorance aveugle, parce qu’aux maux que produit l’ignorance, il ajoute encore les erreurs sans .nombre qui sont les suites inévitables d’une vue bornée en-deçà des limites du vrai, c’est sans doute le don le plus précieux qu’un souverain puisse faire à la nation et à lui-même, que de confier le dépôt sacré des lois à un homme éclairé. Accoutumé à voir la vérité sans la craindre ; au-dessus de ce besoin général des suffrages publics, besoin qui n’est jamais satisfait, et qui fait si souvent succomber la vertu ; habitué à tout considérer sous les points de vue les plus élevés, il voit la nation comme une famille, ses concitoyens comme ses frères ; et la distance qui sépare les grands du peuple, lui parait d’autant plus petite, qu’il sait- embrasser par ses regards une plus grande masse d’hommes à la fois.

Le sage a des besoins et des intérêts qui sont inconnus au vulgaire ; c’est une nécessité pour lui de ne pas démentir, dans sa conduite publique, les principes qu’il a établis dans ses écrits, et l’habitude qu’il s’est faite d’aimer la vérité pour elle-même.

De tels hommes feraient le bonheur d’une nation; mais pour rendre ce bonheur durable, il faut que de bonnes lois augmentent tellement le nombre des sages, qu’il ne soit, presque plus possible de faire un mauvais choix.

C’est encore un moyen de prévenir les délits, que d’écarter du sanctuaire des lois jusqu’à l’ombre de la corruption, et d’intéresser les magistrats à conserver dans toute sa pureté le dépôt que la nation leur confie.

Plus .les tribunaux seront nombreux, moins on pourra craindre qu’ils ne violent les lois, parce que entre plusieurs hommes qui s’observent mutuellement, l’avantage d’accroître l’autorité commune est d’autant moindre, que la portion qui en reviendrait à chacun est plus petite, et trop peu considérable pour balancer les dangers de l’entreprise.

Si le souverain donne trop d’appareil, de pompe et d’autorité à la magistrature ; si en même temps, il ferme tout accès aux plaintes justes ou mal fondées du faible, qui se croit opprimé ; s’il accoutume ses sujets à craindre les magistrats plus que les lois, il augmentera sans doute le pouvoir des juges, mais ce ne sera qu’aux dépens de la sûreté publique et particulière.

On peut encore prévenir les crimes, en récompensant la vertu ; et l’on remarquera que les lois actuelles de toutes les nations gardent là-dessus un profond silence.

Si les prix proposés par les académies, aux auteurs des découvertes utiles, ont étendu les connaissances et augmenté le nombre des bons livres, pense-t-on que des récompenses accordées par un monarque bienfaisant ne multiplieraient pas aussi les actions vertueuses ? La monnaie de l’honneur, distribuée avec sagesse, ne s’épuise jamais, et produit sans cesse de bons fruits.

Enfin, le moyen le plus sûr, mais en même temps le plus difficile, de rendre les hommes moins portés à mal faire, c’est de perfection­ner l’éducation.

Cet objet est trop vaste pour entrer dans les bornes que je me suis prescrites. Mais, j’ose le dire, cet objet est si étroitement lié avec la nature du gouvernement, qu’il ne sera qu’un champ stérile, et cultivé seulement par un petit nombre de sages, jusqu’à ces siècles encore éloignés, où les lois n’auront d’autre but que la félicité publique.

Un grand homme, qui éclaire ses semblables, et que ses semblables persécutent, a développé les maximes principales d’une éducation vraiment utile. Il a fait voir qu’elle consistait bien moins dans la multitude confuse des objets qu’on présente aux enfants, que dans le choix et dans la précision avec laquelle on les leur expose.

Il a prouvé qu’il faut substituer les originaux aux copies, dans les phénomènes moraux ou physiques que le hasard ou l’adresse du maître offre à l’esprit de l’élève.

Il a appris, à conduire les enfants à la vertu, par la route facile du sentiment ; à les éloigner du mal par la force invincible de la nécessité, et des inconvénients qui suivent la mauvaise action.

Il a démontré que la méthode incertaine de l’autorité impérieuse devrait être abandonnée, puisqu’elle ne produit qu’une obéissance hypocrite et passagère.

CHAPITRE XLII : CONCLUSION

TOUTES ces réflexions peuvent se résumer dans cette proposition générale, qu’il serait utile de méditer, mais qui est peu conforme aux usages reçus ; et les usages sont les législateurs ordinaires des nations :

Pour qu’un châtiment ne soit pas un acte de violence d’un seul ou de plusieurs, contre un citoyen, il doit être public, prompt, nécessaire, le moins rigoureux possible, proportionné au délit, et fixé par les lois.

Fin du traité des délits et des peines.

Signe de fin