Page d'accueil>Table des rubriques>La science criminelle>Pénalistes> La loi pénale>Généralités>Bacon F. - Exemple d'un traité sommaire sur la justice universelle et sur les sources du droit, rédigé sous un seul titre et par aphorismes

EXEMPLE D’UN TRAITÉ SOMMAIRE
SUR LA JUSTICE UNIVERSELLE
ET SUR LES SOURCES DU DROIT,
RÉDIGÉ SOUS UN SEUL TITRE
ET PAR APHORISMES

par Francis BACON ( 1561 – 1626 )
Extrait de l’édition de ses Œuvres par F. Riaux ( Paris 1843 )

Du sentiment général, pour les praticiens comme pour les justiciables,
nos lois sont à la fois trop nombreuses et trop verbeuses.

Il importe donc de rappeler aux pouvoirs publics
qu’il existe une science législative, développée depuis des siècles
par des auteurs éminents au nombre desquels figure Francis Bacon.

I - Dans la société civile, c’est ou la loi ou la force qui commande. Or il est une certaine espèce de violence qui singe la loi, et une certaine espèce de loi qui respire plus la violence que l’équité du droit. L’injustice a trois sources, à savoir : la violence pure, un certain enlacement malicieux sous prétexte de la loi, et l’excessive rigueur de la loi même.

2 - Tel est le vrai fondement du droit privé. L’effet d’une injustice, pour celui qui la commet et en conséquence du fait même, est, ou une certaine utilité, ou un certain plaisir, ou un certain risque, à cause de I’exemple qu’il donne. Quant aux autres, ils ne participent point à ce plaisir ou à cette utilité ; mais ils pensent que cet exemple s’adresse à eux-mêmes. C’est pourquoi ils se déterminent aisément à se réunir, pour se garantir tous, par le moyen des lois, de peur que l’injustice, en faisant pour ainsi dire le tour, ne s’adresse successivement à chacun d’eux. Que si, par 1’effet de la disposition des temps et de la complicité, il arrive que ceux qu’une loi menace soient en plus grand nombre et plus puissants que ceux qu’elle protège, alors une faction dissout la loi, et c’est ce qui arrive souvent.

3 - Mais le droit privé subsiste, pour ainsi dire, à l’ombre du droit public ; car c’est la loi qui garantit le citoyen, et le magistrat qui garantit la loi. Or, 1’autorité des magistrats dépend de la majesté du commandement, de la structure de la police, et des lois fondamentales. Ainsi, pour peu que ces parties soient saines et que la constitution soit bonne, les lois seront bien observées et d’un heureux effet ; sinon on y trouvera peu d’appui.

4 - Or, l’objet du droit public n’est pas seulement d’être une simple addition au droit privé ; de lui servir comme de garde, d’empêcher qu’on ne le viole, et de faire cesser les injures ; mais de plus il s’étend à la religion, aux armes, à la discipline et aux embellissements publics, à tous les moyens de puissance ; en un mot, à tout ce qui concerne le bien-être de la société.

5 - Le but, la fin que les lois doivent envisager et vers laquelle elles doivent diriger toutes leurs jussions et leurs sanctions, n’est autre que de faire que les citoyens vivent heureux. Or, ce but, ils y parviendront si, la religion et la piété ayant présidé à leur éducation, ils sont honnêtes quant à leurs moeurs, en sûreté à l’égard de leurs ennemis par leurs forces militaires, à 1’abri des séditions et des injures particulières par la protection des lois, obéissants à 1’autorité et aux magistrats, enfin, par leurs biens et leurs autres moyens de puissance, riches et florissants. Or les instruments et les nerfs de toutes ces choses-là, ce sont les lois.

6 - Ce but, les meilleures lois y atteignent, mais la plupart des lois le manquent. Or, entre telles et telles lois on observe des différences infinies, et il en est qui sont à une distance immense les unes des autres, en sorte qu’il en est d’excellentes et de tout a fait vicieuses. Nous indiquerons donc, en raison de la mesure de notre jugement, certaines ordonnances qui sont comme des lois de lois, à l’aide desquelles on verra aisément ce que dans chacune des diverses lois il se trouve de bien ou de mal posé et constitué.

7 - Mais avant de passer au corps même des lois particulières, nous dirons un mot des qualités et du mérite des lois en général. Une loi peut être réputée bonne quand il y a :

1° certitude dans ce qu’elle intime,

2° justice dans ce qu’elle prescrit,

3° facilité dans son exécution,

4° harmonie entre elle et les institutions politiques,

5° tendance constante a faire naître la vertu dans les sujets (1).

(1) Note du traducteur : De ces cinq titres Bacon n’a traité que le premier, sur la certitude, comme pour fournir un modèle de ce que devaient être les autres.

La certitude est la première dignité des lois

8 - Il importe tellement à la loi qu’elle soit certaine que, sans cette condition, elle ne peut pas même être juste. « Si la trompette ne rend qu’un son incertain, qui est-ce qui se préparera à la guerre°? » De même, si la loi n’a qu’une voix incertaine, qui est-ce qui se disposera à obéir ? Il faut donc qu’elle avertisse avant de frapper ; et c’est avec raison qu’on établit en principe que « la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge », et c’est un avantage qui résulte de sa certitude.

9 - L’incertitude de la loi peut avoir lieu dans deux cas : l’un , quand il n’y a point de loi portée ; l’autre, lorsque la loi établie est obscure et ambiguë. Il faut donc parler d’abord des cas omis par la loi, afin de trouver, par rapport à ces cas-là, quelques règles de certitude.

Des cas omis par la loi.

10 - Les limites de la prudence humaine sont si étroites qu’elle ne peut embrasser tous les cas que le temps peut faire naître. Aussi n’est-il pas rare de voir des cas omis et nouveaux. Or, par rapport à ces cas, on emploie trois sortes de remèdes : ou l’on procède par analogie, ou l’on se règle sur des exemples, quoiqu’ils n’aient pas encore force de loi, ou par des juridictions qui statuent d’après les décisions d’un prud’homme et d’après la libre inspiration d’une conscience droite, soit que ces tribunaux soient prétoriens ou censoriens.

De la manière de procéder par analogie et d’étendre les lois.

11 - II faut, par rapport aux cas omis, déduire la règle du droit des cas semblables, mais avec précaution et avec jugement, en quoi il faut observer la règle suivante : « Que la raison soit prolifique, mais que la coutume soit stérile et n’enfante pas de cas nouveaux. » Ainsi, ce qui est contraire à la raison du droit, ou encore ce dont la raison est obscure, ne doit point avoir une conséquence.

12 - Un bien public et frappant attire a soi les cas omis. Ainsi, lorsqu’une loi procure à la république un avantage notable et manifeste, il faut, en 1’interpretant, lui donner hardiment de l’extension et de l’amplitude.

13 - C’est cruauté de donner la torture aux lois pour la donner aux hommes. Ainsi je n’aime point qu’on étende les lois pénales, beaucoup moins encore les lois capitales, à des délits nouveaux. Que si le crime étant ancien et désigné par la loi, le mode de poursuite offre cependant un cas nouveau que la loi n’ait pas prévu, alors il vaut mieux s’écarter tout a fait des maximes du droit plutôt que de laisser les crimes impunis.

14 - Dans les statuts qui abrogent le droit commun, principalement lorsqu’il s’agit de choses qui arrivent fréquemment et qui ont pris pied, je n’aime point qu’on procède par voie d’analogie des cas désignes aux cas omis ; car, si la république a bien pu se passer si longtemps de la loi toute entière, même dans les cas exprimés, on risque peu d’attendre qu’un nouveau statut vienne suppléer au cas omis.

15 - Quant aux statuts qui sont visiblement des lois de circonstance et qui sont nés des situations où se trouvait la république lorsqu’elles faisaient sentir toute leur force, si la situation actuelle est différente, c’est assez pour ces statuts que de se soutenir dans les cas qui leur sont propres ; et ce serait renverser 1’ordre que de les appliquer, par une sorte de retrait, aux cas omis.

16 - II ne faut point tirer d’une conséquence une autre conséquence ; mais l’extension doit s’arrêter dans les limites des cas les plus voisins : sans quoi 1’on tombera peu a peu dans des cas dissemblables, et la pénétration d’esprit aura plus d’influence que 1’autorite des lois.

17 - Quant aux lois et aux statuts d’un style plus concis, on peut en les étendant se donner plus de liberté ; mais par rapport a celles qui font 1’énumeration des cas particuliers, il faut user d’une plus grande réserve : car, comme 1’exception renforce la loi dans les cas non exceptés, par la raison des contraires, l’énumération 1’infirme dans les cas non dénombrés.

18 - Tout statut explicatoire ferme pour ainsi dire l’écluse du statut précédent, et n’admet plus d’extension par rapport a l’un ou à 1’autre statut ; et lorsque la loi a commencé elle-même a s’étendre, le juge ne doit point faire de surextension.

19 - Les mots et les actes solennels n’admettent point d’extension aux cas semblables ; car tout ce qui, étant d’abord consacré par 1’usage, devient ensuite sujet au caprice, perd alors son caractère de solennité, et l’introduction des nouveaux usages détruit la majesté des anciens.

20 - Mais on peut se permettre d’étendre la loi aux cas nés après coup, et qui n’existaient point dans la nature des choses dans le temps ou la loi fut portée ; car, ou i1 était impossible d’exprimer un cas de cette espèce, parce qu’il n’en existait point encore de tel, ou le cas omis peut être réputé exprimé s’il a beaucoup d’analogie avec les cas désignés. En voilà assez sur les extensions des Lois dans les cas omis ; parlons actuellement de 1’usage des exemples.

Des exemples et de leur usage.

21 - Il est temps de parler des exemples où il faut puiser le droit lorsque la loi manque. Et quant à la coutume, qui est une sorte de loi, et aux exemples qui, par un fréquent usage, ont passé en coutume et sont une sorte de loi tacite ; nous en parlerons en leur lieu ; nous ne parlons ici que des exemples qui se présentent rarement et de loin en loin, et qui n’ont point acquis force de loi. Il s’agit de savoir quand et avec quelles précautions il faut tirer la règle du droit lorsque la loi manque.

22 - Ces exemples doivent se tirer des meilleurs temps, des plus modérés, et non des temps de tyrannie, de factions et de dissolution ; car les exemples de cette dernière espèce ne sont que des bâtards du temps, ils sont plus nuisibles qu’utiles.

23 - En fait d’exemples, les plus récents sons ceux qu’il faut regarder comme les plus surs ; car ce qui s’est fait peu auparavant, et dont il n’est résulté aucun  inconvénient, qui empêche de le refaire ? II faut convenir pourtant que ces exemples si récents ont moins d’autorité ; et, si par hasard il était besoin d’amender les choses, on trouverait que ces exemples si nouveaux respirent plus 1’esprit de leur siècle que la droite raison.

24 - Quant aux exemples plus anciens, il ne les faut adopter qu’avec précaution et avec jugement ; car le laps du temps amène tant de changements qu’il est telles choses qui , a considérer le temps, paraissent anciennes, mais qui, par rapport aux troubles qu’elles excitent et à la difficulté de les ajuster au temps présent, sont tout a fait nouvelles. Ainsi les meilleurs exemples sont ceux qui se tirent des temps moyens, et surtout des temps qui ont beaucoup d’analogie avec le temps présent ; et cette analogie, quelquefois on la trouve plutôt dans un temps éloigné que dans un temps voisin.

25 - Renfermez-vous dans les limites de l’exemple ou plutôt dans son voisinage ; mais gardez-vous bien, dans tous les cas, de passer ses limites ; car où manque une loi qui puisse servir de règle, on doit tenir presque tout pour suspect. Ainsi il en doit être de ces exemples comme des choses obscures : ne vous y attachez pas trop.

26 - Il fait se défier aussi des fragments et des abrégés d’exemples, mais considérer le tout ensemble avec tout l’appareil de sa marche. Car s’il est contre le droit de juger d’une partie de la loi sans avoir envisagé la loi tout entière, à plus forte raison doit-on considérer le tout lorsqu’il s’agit des simples exemples, lesquels sont d’une utilité très équivoque, à moins qu’ils ne cadrent parfaitement.

27 - Dans le choix des exemples, ce qui importe fort, c’est de savoir par quelles mains ils ont passé et qui les a maniés ; car s’ils n’ont eu cours que parmi les greffiers seulement et les ministres de la justice, et d’après le courant du tribunal, sans que les supérieurs en aient eu pleine connaissance, ou encore parmi le peuple, qui, en fait d’erreur, est un grand maître, il faut marcher dessus et en faire peu de cas ; mais si c’est parmi les sénateurs, parmi les juges ou dans les grands tribunaux, et qu’ils aient été mis sous leurs yeux, au point qu’on soit en droit de supposer qu’ils ont été appuyés de l’approbation tout au moins tacite des juges, alors ils ont plus de poids et de valeur.

28 - Quant aux exemples qui ont été publiés, en supposant même qu’ils aient été moins en usage ; cependant, comme ils ont dû être discutés, et, pour ainsi dire, tamisés dans les conversations et les disputes journalières, on doit leur accorder plus d’autorité ; mais ceux qui sent demeurés comme ensevelis dans les bureaux et les cabinets d’archives, et condamnés publiquement à l’oubli, ils en méritent moins : car il en est des exemples comme de l’eau, ce sont les plus courants qui sont les plus sains.

29 - Quant aux exemples qui regardent les lois, nous n’aimons point qu’on les emprunte des historiens ; mais vous voulons qu’on les tire des actes publics et des traditions les plus exactes. Car c’est un malheur attaché aux historiens, même aux meilleurs, qu’ils ne s’arrêtent point assez aux lois et aux actes judiciaires, et que, s’ils font preuve de quelque attention sur ce point, ils ne laissent pas de s’éloigner des documents les plus authentiques.

30 - Un exemple qu’a rejeté le temps même ou il s’est offert, ou le temps voisin, en supposant même que le cas auquel il se rapporte se présente de temps à autre ; cet exemple, dis-je, ne doit pas être admis trop aisément ; et bien que les hommes en aient quelquefois fait usage, c’est une raison qui conclut moins en faveur de cet exemple que le parti qu’ils ont pris de l’abandonner, d’après l’épreuve, ne milite contre.

31 - On n’emploie les exemples qu’à titre de conseil, et non à titre d’ordre ou de commandement. II faut donc en diriger 1’usage de manière qu’ils se plient et s’ajustent au temps présent.

Voilà ce que nous avions a dire sur les lumières qu’on peut tirer des exemples lorsque la loi vient a manquer ; parlons actuellement des tribunaux prétoriens et censoriens.

Des tribunaux prétoriens et censoriens

32 - II doit y avoir des tribunaux et des juridictions qui statuent d’après l’arbitrage d’un prud’homme et la libre inspiration d’une conscience droite, dans tous les cas ou manque une loi qui puisse servir de règle, la loi, comme nous 1’avons déjà dit, ne suffisant pas à tous les cas, mais ne s’adaptant qu’a ce qui arrive le plus souvent. Car, comme l’ont dit les anciens, il n’est rien de plus sage que le temps, qui chaque jour fait naître et invente, pour ainsi dire, de nouveaux cas.

33 - Or, parmi ces nouveaux cas qui surviennent, il en est, au criminel qui exigent une peine, et au civil d’autres qui demandent un remède. Or, ces tribunaux qui se rapportent aux cas de la première espèce, nous les qualifions de censoriens ; et ceux qui connaissent des cas de la dernière, nous les désignons sous le nom de prétoriens.

34 - Que les tribunaux prétoriens aient la juridiction et le pouvoir nécessaires, non seulement pour punir les délits nouveaux, mais même pour aggraver les peines déjà portées par les lois pour les délits anciens, si les cas sont odieux et énormes, en supposant toutefois qu’il ne s’agisse point de peines capitales, car tout ce qui est énorme est comme nouveau.

35 - Que les tribunaux prétoriens aient aussi le pouvoir tant d’adoucir l’excessive rigueur de la loi que de suppléer à son défaut sur ce point ; car si l’on doit offrir un remède à celui quo la loi a laissé sans secours, à plus forte raison le doit-on a celui qu’elle a blessé.

36 - Que ces tribunaux censoriens et prétoriens se renferment dans les cas énormes et extraordinaires, et qu’ils n’envahissent pas les juridictions ordinaires, de peur que par hasard le tout n’aboutisse qu’à supplanter la loi au lieu de la suppléer.

37 - Que ces juridictions résident d’abord dans les tribunaux suprêmes, et ne descendent pas aux tribunaux inférieurs ; car un pouvoir qui s’éloigne peu de celui d’établir des lois, c’est celui de les suppléer, de les étendre et de les modérer.

38 - Cependant qu’on se garde bien de confier un tel pouvoir à un seul homme, et que chacun de ces tribunaux soit composé de plusieurs membres. II ne faut pas non plus que les décrets sortent en silence, mais que les juges rendent raison de leurs sentences, et cela publiquement, en présence d’une assemblée qui les environne, afin que ce qui est libre, quant au pouvoir de décider, soit du moins circonscrit par la renommée et l’opinion publique.

39 - Point de rubriques de sang : qu’on se garde bien de prononcer, dans quelque tribunal que ce soit, sur les crimes capitaux, sinon d’après une loi fixe et connue. Dieu commença par décerner la peine de mort, puis il l’infligea. C’est ainsi qu’il ne faut ôter la vie qu’à un homme qui a pu savoir avant de pécher qu’il pècherait au risque de sa vie.

40 - Dans les tribunaux censoriens, il faut donner aux juges une troisième boule, afin de ne pas leur imposer la nécessité d’absoudre ou de condamner, et afin qu’ils puissent prononcer aussi que l’affaire n’est pas suffisamment éclaircie. Or, ce n’est pas assez d’une peine décernée par les tribunaux censoriens, il faut de plus une note, non un décret qui inflige un supplice, mais qui se termine par une simple admonestation qui imprime aux coupables une légère note d’infamie, et qui les châtie par une sorte de rougeur dont elle couvre leur visage.

41 - Dans les tribunaux censoriens, lorsqu’il s’agit de grands crimes, de grands attentats, il faut punir les actes commencés et les actes moyens, quoique 1’effet consommé ne s’ensuive pas, et que telle soit la principale destination de ces tribunaux, attendu qu’il importe et à la sévérité que les commencements des critiques soient punis, et à la clémence qu’on empêche de les consommes en. punissant les actes moyens.

42 - II faut surtout prendre garde que dans les tribunaux censoriens on ne supplée au défaut de la loi dans les cas que la loi n’a pas tant omis que méprisés, les regardant ou comme trop peu importants, ou comme trop odieux, et comme tels indignes de remède.

43 - Mais avant tout il importe à la certitude des lois (ce qui est notre objet actuel) d’empêcher ces tribunaux de s’enfler et de se déborder tellement que, sous prétexte d’adoucir la rigueur de la loi, ils n’aillent jusqu’à l’affaiblir, et, pour ainsi dire, à en relâcher, a en couper les nerfs en ramenant tout à l’arbitraire.

44 - Que ces tribunaux prétoriens n’aient pas le droit de décréter, contre un statut formel ; car, si l’on souffre cela, bientôt le juge de viendra législateur, et tout dépendra de son caprice.

45 - Chez quelques-uns il est reçu que les juridictions qui prononcent suivant le juste et le bon, et les autres qui prononcent selon le droit strict, doivent être attribuées aux mêmes tribunaux ; d’autres veulent avec plus de raison qu’elles le soient à des tribunaux différents et séparés : car ce ne serait plus garder la distinction des cas que de faire un tel mélange de juridictions, mais alors l’arbitraire finirait par attirer a lui la loi même.

46 - Ce n’était pas sans raison que chez les Romains s’était établi 1’usage de l’album du préteur, album sur lequel il prescrivait et publiait d’avance, la manière dont il rendrait la justice et quelle espèce de droit il suivrait. A leur exemple, dans les tribunaux censoriens, les juges doivent, autant qu’il est possible, se faire des règles certaines et les afficher publiquement. En effet, la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge, et le meilleur juge celui qui laisse le moins à sa propre volonté. Mais nous traiterons plus amplement de ces tribunaux torque nous en viendrons au lieu où il sera question des jugements [c’est encore un point que Bacon n’a pas traité]. Nous n’en parlons ici qu’en passant et en tant qu’ils aident a se tirer d’affaire dans les cas omis par la loi et en tant qu’ils y suppléent.

De la rétroactivité des lois.

47 - Il est une certaine manière de suppléer les cas omis, qui a lieu lorsqu’une loi, montant, pour ainsi dire, sur une autre loi, tire avec elle ce cas omis. Tel est 1’effet des lois et des statuts qui regardent en arrière, comme on le dit ordinairement ; sorte de lois qu’on ne doit employer que très rarement et avec les plus grandes précautions, car nous n’aimons point à voir Janus au milieu des lois.

48 - Celui qui, par des subtilités et des arguments captieux, élude et circonscrit les paroles ou l’esprit d’une loi, mérite qu’une nouvelle loi l’enlace lui-même. Ainsi, dans les cas de dot et d’évasion frauduleuse, il est juste que les lois regardent en arrière et qu’elles se prêtent un mutuel secours, afin que celui dont 1’esprit travaille pour éluder et ruiner les lois présentes ait tout a craindre des lois futures.

49 - Quant aux lois qui appuient et fortifient les vraies intentions des actes et des instruments contre les défauts des formalités et de la marche judiciaire, c’est avec toutes sortes de raisons qu’elles embrassent le passé ; car le principal vice d’une loi qui regarde en arrière consiste en ce qu’elle est inquiétante. Mais le but des lois confirmatoires dont nous parlons est de maintenir la sécurité et de consolider ce qui est déjà fait ; il faut toutefois prendre garde de renverser la chose jugée.

50 - Cependant il faut bien se garder de croire que les lois qui infirment les actes antérieurs soient les seules qui regardent en arrière, mais tenir aussi pour telles celles qui renferment des prohibitions et des restrictions par rapport aux choses futures qui ont une connexion nécessaire avec le passé. Par exemple, s’il existait une loi qui défendît à certains artisans de vendre le produit de leur travail ; une telle loi, en paraissant ne disposer que pour I’avenir, agirait cependant sur le passé, car ces ouvriers n’auraient plus d’autre moyen pour gagner leur vie.

51 - Toute loi déclaratoire, quoique dans son énoncé elle ne dise pas un mot du passé, ne laisse pas de s’y appliquer par la force de la déclaration même ; car l‘interprétation ne commence pas au moment on cette déclaration a lieu, mais elle devient pour ainsi dire contemporaine de la loi même. Ainsi ne portez point de lois déclaratoires, sinon dans les cas où la justice peut se concilier avec la rétroactivité. Mais nous terminerons ici la partie qui traite de 1’incertitude née du silence de la loi. Maintenant il faut parler de la partie qui traite des cas où il existe bien une loi, mais une toi obscure et ambiguë.

De l’obscurité des lois.

52 - L’obscurité des lois tire son origine de quatre causes, savoir :

1° la trop grande accumulation des lois, surtout quand on y mêle les lois trop vieilles

2° l’ambiguïté de leur expression, ou le défaut de clarté et de netteté dans cette expression

3° la négligence totale par rapport aux méthodes d’éclaircir le droit, ou le mauvais choix de ces méthodes

4° la contradiction et la vacillation des jugements.

1° De la trop grande accumulation des lois

53 – « Il pleuvra sur eux des filets » dit le prophète ; or il n’est point de pires filets que les filets des lois, surtout ceux des lois pénales, lorsque, leur nombre étant immense et le laps de temps les ayant rendues inutiles, ce n’est plus une lanterne qui éclaire notre marche, mais un filet qui embarrasse nos pieds.

54 - II est deux manières usitées d’établir un nouveau statut : l’une confirme et consolide les statuts précédents sur le même sujet, puis elle y fait quelque addition ou quelque changement ; l’autre abroge et biffe tout ce qui a été statué jusque-là,  puis, reprenant le tout, elle y substitue une loi nouvelle et homogène. Nous préférons cette dernière méthode, car 1’effet de la première est que les ordonnances se compliquent et s’embarrassent les unes dans les autres ; en la suivant on remédie bien au mal le plus pressant, mais cependant on rend le corps même des lois tout a fait vicieux. Quant à la dernière, elle exige de plus grandes précautions ; car alors c’est en effet sur-la loi même qu’on délibère. Il faut donc, avant de porter la loi, bien examiner tous les actes antérieurs et les bien peser, mais aussi le fruit de cette méthode est de mettre pour 1’avenir toutes les lois parfaitement d’accord.

55 - C’était un usage établi chez les Athéniens, par rapport à ces chefs de lois contraires qu’ils qualifiaient d’antinomies, de nommer chaque année six personnes pour les examiner, et, lorsqu’ils ne pouvaient absolument les concilier, de les proposer au peuple, afin qu’il statuât sur ce point quelque chose de certain et de fixe. A cet exemple, ceux qui dans chaque gouvernement sont revêtus du pouvoir législatif doivent, tous les trois ans, tous les cinq ans, ou après telle autre période qu’on aura choisie, remanier ces antinomies ; mais que les hommes délégués ad hoc les examinent et les préparent pour les présenter ensuite aux comices, afin que ce qu’on aura dessein de conserver soit établi et fixé par les suffrages.

56 - Et ces chefs de lois contraires, ne faut pas prendre trop de peine et se donner la torture pour les concilier et pour sauver le tout par des distinctions subtiles et recherchées ; car ce ne serait là qu’une sorte de toile tissue par l’esprit. Et quoiqu’un pareil travail ait un certain air de modération et de respect pour ce qui est établi, on doit néanmoins le regarder comme très nuisible, attendu qu’il ne fait de tout le corps des lois qu’un tissu inégal et irrégulier. II vaut mieux abattre tout le mauvais et ne laisser debout que le meilleur.

57 - Les lois tombées en désuétude, et pour ainsi dire usées, ne doivent pas moins que les antinomies être soumises a 1’examen d’hommes délégués avec pouvoir de les supprimer. Car une loi expresse, qui est tombée en désuétude, n’étant pas pour cela régulièrement abrogée, il arrive de là que le mépris pour les lois trop vieilles rejaillit sur les autres et leur fait perdre quelque peu de leur autorité. Et il en résulte quelque chose de semblable au supplice de Mézence ; je veux dire que les lois vivantes périssent par leurs embrassements avec les lois mortes. II ne faut épargner aucune précaution pour garantir les lois de la gangrène.

58 - Je dirai plus : que les tribunaux prétoriens aient le droit de déroger provisoirement aux statuts trop anciens qui n’ont point été promulgués de nouveau. Car bien qu’on n’ait pas eu tort de dire qu’il ne faut pas que personne soit plus sage que les lois, néanmoins cette maxime ne doit s’entendre que des lois qui veillent et non de celles qui dorment. Quant aux statuts plus récents qui se trouvent être contraires au droit public, ce n’est pas aux préteurs mais aux rois, à des conseils plus augustes, aux puissances suprêmes, qu’il appartient d’y remédier en suspendant leur exécution, par des édits ou des actes, jusqu’au retour des comices ou de toute autre assemblée de cette nature qui ait le pouvoir de les abroger, et cela de peur qu’en attendant le salut du peuple ne périclite.

Sur les nouveaux Digestes de lois

59 - Que si les lois, a force de s’entasser les unes sur les autres, ont acquis un volume si énorme, et sont tombées dans une si grande confusion qu’il soit nécessaire de les remanier en entier, et de 1es réorganiser, pour n’en former qu’un seul corps plus sain et plus agile, c’est de ce travail qu’avant tout il faut s’occuper ; une telle œuvre, tenez-la pour une entreprise vraiment héroïque, et croyez que ceux qui l’exécutent méritent de tenir place parmi les législateurs ou les réformateurs.

60 - Or, cette espèce de purification des lois, ce nouveau Digeste, cinq choses sont nécessaires pour 1’achever :

1° il faut supprimer les lois trop vieilles, que Justinien qualifiait de vieilles fables;

2° bien choisir, parmi les antinomies, les lois les mieux éprouvées, en abolissant les contraires ;

3° rayer aussi les homoeonomies, c’est-à-dire les Lois qui ont le même son, et qui ne sont que des répétitions d’une même chose ; bien entendu que parmi ces lois vous choisirez la plus parfaite, laquelle tiendra lieu de toutes les autres ;

4° s’il se trouve des lois qui ne décident rien, mais qui se contentent de proposer des questions, les laissant indécises, supprimez les également ;

5° quant à celles qui sont trop verbeuses et trop prolixes, il faut en rendre le style plus concis et plus serré.

61 - En formant le nouveau Digeste, il faut mettre d’un côté les lois reçues à titre de droit commun et d’une origine en quelque manière immémoriale ; de l’autre,.les statuts qu’on y a ajoutés de temps en temps ; rédiger distinctement ces deux espèces de lois, et faire de chacune un corps à part, attendu qu’a bien des égards, lorsqu’il s’agit de rendre la justice, l’interprétation et l’administration du droit commun, et celle de ces statuts particuliers, ne sont point du tout la même chose. Or, c’est ce qu’a fait Tribonien dans le Digeste et dans le Code.

62 - Mais, dans la régénération et la réorganisation de cette sorte de lois et des anciens livres, conservez religieusement les paroles et le texte même de la loi, fût-il nécéssaire pour cela de les transcrire par centons et par petites portions ; puis mettez les en ordre, et formez-en un tissu. Car peut-être serait-il plus aisé, et même (à envisager les principes de la droite raison) peut-être vaudrait-il mieux composer un texte tout neuf, que de coudre ainsi ensemble tous ces morceaux. Cependant, en fait de lois, c’est moins au style et à l’expression qu’il faut regarder qu’à l’autorité, et à l’antiquité qui est comme son patron ; sans quoi un pareil ouvrage aura je ne sais quoi de scolastique ; il aura plutôt l’air d’une méthode que d’un corps de lois intimant des ordres.

63 - En formant le nouveau Digeste, il ne faut pas supprimer tout à fait les anciens livres et les condamner à un oubli total, mais les laisser subsister dans les bibliothèques seulement, sans permettre au grand nombre et à toutes sortes de personnes d’en faire usage. En effet, dans les causes les plus graves, il ne sera pas inutile de considérer les changements et l’enchaînement des anciennes lois, et d’y donner un coup d’œil. On ne peut disconvenir que ce vernis d’antiquité, dont on couvre les institutions nouvelles, ne leur donne je ne sais quoi d’auguste et d’imposant. Or, ce nouveau corps de lois, c’est à ceux qui dans chaque gouvernement sont revêtus du pouvoir législatif qu’il appartient de le consolider, de peur que, sous prétexte de digérer les anciennes lois, on n’impose imperceptiblement des lois nouvelles.

64 - Cette restauration des lois, il serait à souhaiter qu’on la fît dans des temps qui, pour les lumières et les connaissances ; l’emportassent sur les temps plus anciens, dont on remanie les actes et le travail ; et, malheureusement, dans cette refonte de Justinien, le contraire est arrivé. Car quoi de plus malheureux que de s’en rapporter au discernement et aux choix de siècles moins sages et moins savants, pour mutiler l’œuvre des anciens et la recomposer ! Cependant trop souvent, ce qui n’est rien moins que le meilleur ne laisse pas d’être nécessaire. Mais en voilà assez sur cette obscurité des lois qui résulte de leur excessive et confuse accumulation ; parlons maintenant de 1’ambiguïte et de l’obscurité dans leur expression.

2° De l’expression obscure et équivoque des lois.

65 - L’obscurité dans l’expression des lois vient ou de ce qu’elles sont trop verbeuses, trop bavardes, ou au contraire de leur excessive brièveté, ou enfin de ce que le préambule de la loi est en contradiction avec le corps même de cette loi.

66 - Il est temps de parler de cette obscurité des lois qui résulte de leur mauvaise expression. Le bavardage et la prolixité, qui sont passés en usage dans l’expression des lois, ne nous plaisent guère. Et loin que ce style diffus atteigne le but auquel il vise, au contraire, il lui tourne le dos ; car en prenant peine à spécifier et à exprimer chaque cas particulier en termes propres et convenables, on se flatte en vain de donner ainsi aux lois plus de certitude ; on ne fait au contraire par cela même qu’enfanter une infinité de disputes de mots ; et, grâce à ce fracas de mots, une interprétation conforme à l’esprit de la loi, le meilleur et le plus sain de tous les guides, n’en marche que plus difficilement.

67 - II ne faut pas pour cela tomber dans une brièveté trop concise ou affectée, pour donner aux lois un certain air de majesté et un ton plus impératif, surtout de notre temps, de peur qu’elles ne ressemblent à la règle des architectes de Lesbos [Les architectes de Lesbos se servaient d’une règle de plomb flexible en tous sens pour mesurer routes les espèces de surfaces, planes et courbes]. Ce qu’il faut affecter c’est seulement 1e style moyen, en choisissant des expressions générales et bien déterminées, lesquelles, sans spécifier minutieusement tous les cas qu’elles comprennent, ne laissent pas, d’exclure visiblement tous ceux qu’elles ne comprennent pas.

68 - Dans les lois ordinaires et politiques, pour l’intelligence desquelles on n’a point recours a un jurisconsulte, et où on ne s’en rapporte qu’à son propre sens, tout doit être expliqué plus en détail et proportionné à l’intelligence du vulgaire ; tout en ce genre doit pour ainsi dire être montré du doigt.

69 - Quant aux préambules de lois qui autrefois étaient réputés ineptes, et dans lesquels les lois ont l’air de disputer, et non de donner des ordres, ils ne nous plairaient guère si nous étions capables de supporter les coutumes antiques. Mais, eu égard au temps où nous vivons, trop souvent ces préambules de lois sont nécessaires, non pas tant pour expliquer la loi que pour la persuader, pour se ménager la facilité de la présenter aux comices : en un mot, pour contenter le peuple. Quoi qu’il en soit, autant qu’il est possible, évitez ces préambules, et que la loi commence à la jussion.

70 - Bien que ce qu’on appelle ordinairement préfaces ou préambules de la loi fournisse quelquefois des lumières pour en bien saisir l’intention et l’esprit, néanmoins on ne doit pas s’en servir pour donner à cette loi plus d’extension et de latitude ; car souvent le préambule se saisit de certains faits plausibles et spécieux à titre d’exemples, quoique la loi ne laisse pas d’embrasser beaucoup plus ; ou qu’au contraire la loi renferme des restrictions et des limitations dont il n’est pas besoin d’insérer la raison dans le préambule. Ainsi c’est dans le corps même de la loi qu’il faut chercher ses dimensions et sa latitude ; car souvent le préambule tombe en deçà ou en delà.

71 - Mais it est une manière très vicieuse d’exprimer les lois : par exemple, lorsque les cas que la loi a en vue sont exprimés en détail dans le préambule ; car alors le préambule s’insère et s’incorpore à la loi même, ce qui y jette de 1’obscurite et n’est rien moins que sûr, parce qu’ordinairement on n’examine et 1’on ne pèse pas avec le même soin les paroles du préambule que celles qu’on emploie dans le corps même de la loi.

Nous traiterons plus amplement de cette partie qui a pour objet 1’incertitude des lois résultant de leur mauvaise expression, quand il sera question de l’interprétation des lois [ceci a été omis par Bacon].

En voilà assez sur 1’obscurité dans l’expression des lois ; il est temps de parler de la manière d’éclaircir le droit.

3. Des différentes manières d’éclaircir le droit et de lever les équivoques.

72 - II est cinq manières d’éclaircir le droit et de lever les équivoques, savoir : les recueils d’arrêts, les écrivains authentiques, les livres auxiliaires, les leçons, enfin les réponses ou les consultations des habiles jurisconsultes. Tous ces moyens, s’ils sont tels qu’ils doivent être, sont d’un grand secours pour remédier à 1’obscurité des lois.

Sur les recueils d’arrêts.

73 - Avant tout, ces arrêts rendus dans les tribunaux suprêmes et principaux, et dans les causes les plus graves, surtout dans les causes douteuses et dans toutes celles qui présentent quelque difficulté et quelque nouveauté, il faut les recueillir avec autant d’exactitude que de sincérité ; car les jugements sont les ancres des lois, comme les lois sont les ancres des républiques.

74 - Voici quelle doit être la manière de recueillir ces jugements et de les consigner dans des écrits. Écrivez les cas avec précision et les jugements avec exactitude ; ajoutez-y les raisons des juges, je veux dire celles que les juges ont alléguées pour motiver leurs jugements ; ne mêlez point avec les cas principaux l’autorité des cas cités en exemples. Quant aux plaidoyers des avocats, à moins qu’il ne s’y trouve quelque chose d’excellent, n’en dites rien.

75 - Les personnes chargées de recueillir les jugements de cette espèce doivent être choisies parmi les plus savants avocats, et il faut leur allouer d’amples honoraires sur le trésor public. Les juges doivent s’abstenir de tout écrit de cette espèce, de peur que, trop attachés à leurs propres opinions et s’appuyant trop sur leur propre autorité, ils ne passent les limites prescrites à un simple référendaire.

76 - Digérez aussi ces jugements suivant l’ordre et la suite des temps, non sous une forme méthodique et par ordre de matières, car les écrits de cette nature sont comme 1’histoire et la narration des jugements ; et non seulement les actes même, mais encore le temps ou ils ont eu lieu, donnent des lumières à un juge prudent.

Des écrivains authentiques.

77 - Les lois mêmes qui constituent le droit commun, puis les constitutions ou les statuts, en troisième lieu ces jugements enregistrés, voilà les seuls matériaux qui doivent composer le corps du droit. Quant à d’autres documents authentiques, ou il n’en est point, ou s’il en est il ne faut les admettre qu’avec réserve.

78 - II n’est rien qui importe à la certitude des lois, dont nous traitons ici, autant que le soin de réduire les écrits authentiques à une étendue modérée, et de se débarrasser du nombre immense des auteurs et des maîtres en ce genre ; masse énorme, dont l’effet est que l’esprit de la loi est comme lacéré, que le juge s’étonne, que les procès deviennent éternels, et que 1’avocat lui-même, désespérant de pouvoir lire avec assez d’attention tant de livres et de se voir jamais au-dessus d’un pareil travail, recherche les abrégés et va au plus tôt fait. On pourrait tout au plus recevoir et tenir pour authentique, soit une bonne glose, soit un petit nombre d’auteurs classiques, ou plutôt quelque petite portion d’un petit nombre d’écrivains. Quant aux autres, ils pourraient encore être de quelque usage dans les bibliothèques, où on les laisserait subsister afin que les juges et les avocats pussent au besoin y jeter un coup d’œil. Mais dès qu’il s’agit de plaider, ne permettez pas qu’on les cite au barreau et qu’ils fassent autorité.

Des livres auxiliaires.

79 - Mais ne souffrez pas que la science et la pratique du droit soient dénuées de livres auxiliaires. Ces livres sont de six espèces, savoir :

1° les institutions,

2° ceux qui traitent de la signification des mots,

3° les règles du droit,

4° les antiquités des lois,

5° les sommes et

6° les formules des actions.

80 - Le meilleur livre pour préparer les jeunes gens et les novices à étudier les parties les plus difficiles du droit, à puiser dans cette science plus aisément et plus profondément, et à s’en bien pénétrer ; ce sont les institutions ; ainsi donnez à ces institutions un ordre clair et facile à saisir. Dans cet ouvrage là même parcourez tout le droit privé, non en supprimant certaines choses et vous arrêtant sur d’autres plus qu’il ne faut ; mais en touchant chaque point avec une certaine brièveté, afin qu’à l’élève qui se dispose à lire avec toute l’attention requise le corps même des lois, il ne se présente plus rien qui soit tout a fait nouveau pour lui, et dont il n’ait par avance quelque notion, quelque teinture. Quant au droit public, ne le touchez pas dans les institutions ; car, ce droit-là, c’est aux sources qu’il faut le puiser.

81 - Composez un ouvrage pour expliquer les termes du droit, mais sans vous attacher trop laborieusement, trop minutieusement à les expliquer et à en déterminer la signification ; car il ne s’agit pas ici de chercher des définitions exactes de ces mots, mais seulement des explications qui aident à entendre les livres de droit. Or, ce traité là, il ne faut pas en ranger les matières par ordre alphabétique, ordre qu’on pourra réserver pour quelque index ; mais il faut mettre ensemble tous les mots qui se rapportent à un même sujet afin qu’ils se prêtent un mutuel secours ; et que l’un aide à entendre l’autre.

82 - S’il est encore un ouvrage qui puisse contribuer à la certitude des lois, c’est un traité bien fait et bien soigné sur les règles du droit ; et telle est I’importance d’un ouvrage de cette nature, qu’il mérite d’être confié aux plus grands génies et aux plus habiles jurisconsultes ; car ce que nous avons en ce genre ne nous plaît pas trop. Or, ces règles qu’il faut ainsi rassembler, ce ne sont pas seulement les règles connues et rebattues, mais aussi d’autres règles plus subtiles et plus profondes que 1’on pourra extraire des rapports réciproques entre les lois et les choses jugées, du tout ensemble, et telles que l’on en trouve dans les meilleures rubriques. Ce sont comme autant de conseils dictés par la raison universelle, lesquelles s’étendent aux diverses matières de la loi : c’est comme le lest du droit.

83 - Mais il ne faut pas prendre les déclarations, les décisions du droit pour autant de règles, et c’est ce que trop souvent l’on fait avec assez peu de jugement. Si l’on suivait cette méthode, il y aurait autant de règles que de lois, car la loi n’est autre chose qu’une règle qui commande ; mais on ne doit tenir pour règle que ce qui est inhérent à l‘essence même de la justice. Et c’est parce qu’il est de tel principes que le plus souvent, dans le droit écrit des États divers, on trouve presque les mêmes règles ; qui varient toutefois en raison des formes particulières de gouvernement.

84 - Après avoir énoncé la règle à l’aide d’un assemblage de mots précis et solides, ajoutez-y les exemples et les décisions des cas ; mais surtout les distinctions les plus justes qui peuvent servir à les expliquer, ou les exceptions qui peuvent les limiter ; enfin tout ce qui, par son analogie, peut servir à étendre cette même règle.

85 - On a raison de dire qu’il ne faut pas tirer le droit des règles, mais au contraire puiser les règles dans le droit positif. Et ces mots de la règle, il ne faut pas y chercher une preuve, comme si c’était le texte d’une loi, car la règle n’établit pas la loi, mais ce n’est tout au plus qu’une sorte de boussole qui l’indique.

86 - Outre le corps même du droit, il sera encore utile de jeter un coup d’oeil sur les antiquités des lois auxquelles, quoique leur autorité se soit évanouie, est encore attachée une certaine vénération. Or on doit regarder comme antiquités les écrits sur les lois et les jugements, publiés ou non, qui pour le temps ont précédé le corps même des lois, et il faut tâcher de ne les pas perdre. Ainsi extrayez en ce qui peut s’y trouver de plus utile ; car on y trouve bien des choses inutiles et frivoles ; et rédigez-les en un seul volume, de peur que les vieilles fables, pour employer l’expression de Tribonien, ne se mêlent avec les lois mêmes.

87 - Il importe fort à la pratique de distribuer méthodiquement l’ensemble du droit sous la forme de titres et de chapitres,auxquels on pourra recourir au besoin comme à une sorte de magasin destiné aux usages journaliers. Ces livres sommaires mettent en ordre ce qui est épars, et abrègent ce que la loi a de trop diffus et de trop prolixe. Mais prenez garde que ces sommes, en rendant la pratique plus facile, ne rendent en même temps les hommes paresseux à étudier la science même ; car leur destination est tout au plus d’aider à repasser le droit, et non d’aider a l’apprendre. Or, ces sommes, il faut les composer avec autant de bonne foi que de soin et de jugement, de peur qu’elles ne fassent un larcin aux lois.

88 - Recueillons aussi les diverses formules judiciaires en chaque genre d’affaires. Elles sont d’un grand secours pour la pratique, nous révélant les oracles des lois et dévoilant ce qu’elles ont de plus caché ; car il s’y trouve bien des choses qui ne sont pas faciles à saisir; mais dans les formules judiciaires on les voit plus clairement et plus en détail ; il en est de cela comme du poing et de la main ouverte [Ce mot est de Zénon le stoïcien, qui comparait la logique au poing fermé, et la rhétorique à la main ouverte ; parce que la première use d’un style plus serré, et que la dernière se développe davantage].

Des réponses et des consultations.

89 - Quant aux doutes particuliers qui s’élèvent de temps en temps, il faut avoir un moyen pour les dissiper ; car il est malheureux pour ceux qui voudraient se garantir de l’erreur de ne point trouver de guide ; il est malheureux qu’au moment même de prononcer il n’y ait point, avant que l’affaire ne soit décidée, de moyen pour connaître le droit.

90 - Que les réponses, soit des avocats, soit des docteurs, à ceux qui les consultent sur le droit, aient une telle autorité qu’il ne soit pas permis au juge de s’en écarter, c’est là ce qui ne nous plaît point du tout ; car, c’est des seuls juges assermentés qu’il faut tirer le droit.

91 - Qu’on essaie les jugements à l’aide de causes et de personnes feintes, afin d’entrevoir d’avance quelle pourra être la règle de la loi, c’est ce qui ne nous plaît pas davantage ; car un tel jeu, qui rabaisse la majesté des lois, doit être regardé comme une sorte de prévarication, et il est honteux de donner aux jugements un air de jeu comique.

92 - Ainsi, que les jugements et les réponses à ces consultations n’appartiennent qu’aux seuls juges, les premiers par rapport aux affaires actuellement pendantes, les dernières relativement aux questions difficiles qui sont actuellement sur le tapis. Or, ces consultations sur les affaires soit privées, soit publiques, ce n’est pas aux juges mêmes qu’il faut les demander (car si 1’on se mettait sur ce pied, le juge se changerait en avocat); mais c’est au prince, c’est à l’État qu’il faut les demander, et c’est de là qu’elles doivent passer aux juges ; puis les juges, appuyés d’une telle autorité, entendront les plaidoyers des avocats choisis par ceux que l’affaire regarde," ou assignés par les juges mêmes, s’il est nécessaire; ils entendront les raisons de part et d’autre ; enfin, l’affaire bien considérée, ils feront droit et prononceront leur sentence. Que les consultations de cette espèce soient rapportées parmi les jugements rendus publiquement, et qu’elles jouissent d’une égale autorité.

Des leçons.

93 - Quant aux leçons et aux exercices nécessaires à ceux qui s’appliquent à l’étude du droit, qu’on les règle et qu’on les ordonne de manière qu’ils tendent à terminer les questions et les controverses sur le droit plutôt qu’à les exciter. A la manière dont on s’y prend aujourd’hui, il semble qu’on ouvre école exprès pour multiplier les altercations et les disputes sur le droit, comme pour faire montre de son esprit ; abus fort ancien et mal véritable, car, chez les anciens aussi, on se faisait gloire de se partager en sectes et en factions par rapport à une infinité de questions de droit, et de travailler plus à les fomenter qu’à les éteindre.

4° De la contradiction et de la vacillation des jugements.

94 - Les jugements vacillent, ou parce que la sentence n’est pas assez mûrie et qu’on se presse trop de la rendre, ou par la jalousie réciproque des divers tribunaux, ou à cause du peu de bonne foi et d’intelligence avec lequel on enregistre les jugements, ou parce qu’on offre trop de facilité à la rescision. Il faut donc pourvoir à ce que les jugements n’émanent que d’une délibération bien mûre, à ce que les tribunaux se respectent mutuellement, enfin à ce que les jugements soient recueillis avec autant de bonne foi que d’intelligence. Que la voie de la rescision des jugements soit étroite, scabreuse, et comme semée de chausse-trappes.

95 – Si, un jugement ayant été rendu sur un certain cas dans tel des principaux tribunaux, il intervient dans un autre tribunal un cas semblable, qu’on ne procède pas au jugement avant que consultation à ce sujet n’ait été faite dans quelque compagnie composée de juges supérieurs ; car si par hasard il est absolument nécessaire de casser quelque jugement, il faut du moins l’enterrer avec honneur.

96 - Que les tribunaux soient sujets à ferrailler les uns contre les autres et qu’il y ait conflit de juridiction, c’est un inconvénient attaché a l’humanité, et il ne faut pas pour cela qu’en vertu de cette inepte maxime qui dit « qu’un bon juge, un juge vigoureux, doit travailler a étendre la juridiction de son tribunal », il ne faut pas, dis-je, nourrir ce vice de constitution et user de l’éperon là où le frein serait nécessaire. Mais qu’en vertu de cet esprit contentieux, les divers tribunaux se permettent de casser les jugements les uns des autres, quoiqu’ils ne ressortissent point de leur juridiction, c’est un abus insupportable et auquel les rois, les sénats et en général le gouvernement ne doit pas manquer de remédier avec vigueur. Car quel plus mauvais exemple que de voir les tribunaux, qui sont destinés à établir la paix, s’appeler pour ainsi dire en duel ?

97 - Ne montrez pas trop d’inclination et de facilité pour la rescision des jugements, soit par la voie d’appel, ou par les pourvois pour cause d’erreur, ou par les révisions, ou autres semblables moyens. Quelques jurisconsultes professent que l’affaire doit être évoquée au tribunal supérieur, comme si elle était encore toute neuve, sans égard au premier jugement et le sursis étant tout a fait admis ; d’autres veulent que le jugement même subsiste dans toute sa vigueur, mais que l’exécution seulement cesse d’avoir lieu. Or, ni l’un ni l’autre ne nous plaît, à moins que les tribunaux par lesquels le jugement a été rendu ne soient tout à fait du dernier ordre. Nous aimerions mieux que le jugement subsistât et qu’on procédât à l’exécution, pourvu toutefois que caution fût donnée par le défendeur pour les dépens et dommages au cas que le jugement en courût la rescision.

 

*

 

Ce sommaire sur la certitude des lois suffira pour donner un exemple du reste du Digeste que nous projetons. Ainsi nous avons désormais terminé la doctrine civile, eu égard du moins à la manière dont nous avons cru devoir la traiter. Terminons en même temps la philosophie humaine, et avec elle la philosophie en général.

Enfin, respirant quelque peu, et tournant nos regards vers ce que nous avons laissé derrière nous, nous pensons que le traité que nous venons de donner ressemble assez à ces préludes à l’aide desquels les musiciens essaient leurs instruments lorsqu’ils les mettent d’accord ; prélude qui, à la vérité, a je ne sais quoi de rude et de désagréable à l’oreille, mais dont 1’effet sera que tout le reste n’en paraîtra que plus doux. C’est précisément dans cet esprit qu’en accordant la lyre des Muses et en la mettant au véritable ton, nous la mettons en état de rendre, sous les doigts des autres et sous leur archet, des sons plus mélodieux.

Certes, lorsque, mettant sous nos yeux la disposition du temps ou nous vivons, temps ou les lettres semblent être revenues trouver les mortels pour la troisième fois, nous considérons en même temps les grands moyens, les grandes ressources dont elles sont armées dans cette troisième visite ; la pénétration et la profondeur qui distinguent un si grand nombre de génies de notre siècle ; les monuments admirables que les anciens nous ont laissés dans leurs écrits et qui sont comme autant de flambeaux placés devant nous pour éclairer notre marche ; l’art typographique, qui d’une main libérale distribue des livres aux gens de tout état ; les grandes navigations par lesquelles l’océan a comme ouvert son sein à tous des mortels, voyages auxquels on a dû une infinité d’expériences inconnues aux anciens, et qui ont fait prendre à l’histoire naturelle un accroissement immense ; le loisir et la tranquillité dont jouissent si complètement les meilleurs esprits dans les royaumes et les différentes provinces de l’Europe, les hommes de cette classe étant aujourd’hui moins embarrassés dans les affaires publiques qu’ils ne le furent chez les Grecs, dont le gouvernement était populaire, ou chez les Romains, à cause de l’étendue de leur empire ; la paix dont jouissent aujourd’hui la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie, la France même et une infinité d’autres contrées; l’épuisement de tout ce qu’il semble qu’on pouvait imaginer on dire sur les controverses de religion qui depuis si longtemps détournaient les esprits des autres genres d’études ; l’éminente et souveraine érudition de Votre Majesté, à laquelle semblent se rallier tous les esprits, comme les oiseaux au phénix ; enfin la propriété inséparable du temps, qui lui est comme inhérente, et dont l’effet est que la vérité va se découvrant de jour en jour ; quand, dis-je, je réfléchis sur tout cela, je ne puis me défendre d’élever assez haut mes espérances pour penser que cette troisième période des lettres l’emportera de beaucoup sur les deux autres périodes qui eurent lieu chez les Grecs et les Romains, pourvu que les hommes veuillent connaître, avec autant de sincérité que de jugement, et leurs forces réelles et ce qui leur manque à cet égard, et que, se passant pour ainsi dire de main en main le flambeau des sciences et non le boute-feu de la contradiction, ils regardent la recherche de la vérité comme la plus noble des entreprises et non comme un objet d’amusement ou d’ornement, et qu’ils signalent leur magnificence et emploient leurs fortunes dans des choses solides et dignes de leur attention, au lieu de les consumer à des choses triviales et qui se trouvent sous la main.

Quant à ce qui regarde nos propres travaux, s’il plaisait à quelqu’un d’en faire un sujet de critique, il n’y gagnerait autre chose que de tirer de nous ce mot, qui est le témoignage d’une souveraine patience : « Frappe, mais écoute ». Que les hommes nous critiquent autant qu’ils le voudront, mais du moins qu’ils prêtent l’oreille et qu’ils fassent attention à ce que nous leur disons ; et ce serait choisir une voie d’appel très légitime (quoique peut-être un tel expédient ne fût pas des plus nécessaires) que d’en appeler des premières pensées des hommes à leurs secondes pensées, et du siècle présent à la postérité. Venons donc à la science qui a manqué aux deux premières périodes, car un si grand bonheur ne leur fut point accordé : je veux dire à la théologie sacrée, à celle qui est inspirée par la divinité même, et qui est, par rapport a tous les travaux et tous les voyages humains, comme le port, le lieu du repos.

Signe de fin