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LE DROIT CRIMINEL FRANÇAIS
ET LES CONVICTIONS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIQUES,
MORALES OU POLITIQUES

par M. le Professeur André VITU
Directeur de l’Institut d Études Judiciaires de Nancy
article paru dans « Problèmes actuels de science criminelle »
Université de droit d’économie et des sciences d’Aix-Marseille,
Reproduction présente autorisée par l’auteur

Le sujet est vaste, mais c’est un sujet d’extrême actualité, il est aisé de le constater avant même d’en avoir recensé les éléments. En effet, plus qu’à aucune autre époque dans le passé, l’homme moderne réclame liberté et autonomie pour ses propres convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques : il exige de l’autorité publique qu’elles soient mieux reconnues, plus complètement protégées. Mais, en raison de leur dynamisme et parfois de leur agressivité, il arrive que ces convictions inquiètent les autorités et provoquent leur méfiance, voire leur hostilité, quand l’ordre public paraît menacé par l’expression qui leur est donnée. Il suffit de songer au prosélytisme intensif ou aux méthodes inquiétantes de certaines de ces sectes qui pullulent aujourd’hui, il suffit aussi d’évoquer les brutales explosions de violence aveugle par lesquelles des fanatiques expriment actuellement leurs revendications révolutionnaires.

Reconnaître et protéger les convictions de chacun ? Sans doute. Mais comment ne pas songer aussi aux exigences de l’ordre public, dont toute société a le souci ? Le droit criminel ne peut manquer d’être affecté par le conflit qui éclate alors ou, à tout le moins, par le débat qui s’institue.

Malgré son extrême actualité, ce débat est de tous les temps, de tous les pays : car nous y retrouvons, sous sa forme la plus pressante, cette opposition qui ne cesse de dresser, l’un en face de l’autre, l’individu et la société. On ne s’étonnera donc pas que les solutions de ce débat varient selon les conceptions que l’État se fait de sa propre nature et de ses rapports avec ses sujets, et aussi selon la force et la prétention des Églises, des courants de pensée philosophique ou des mouvements politiques à affirmer leur indépendance à l’encontre de l’État.

Une rapide incursion dans l’histoire va nous aider à comprendre quand nous entrerons au cour de notre sujet, la position du droit criminel français en face des convictions de tous ordres affirmées par l’individu.

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La leçon des siècles est quasiment unanime. Presque partout, presque toujours, l’État a voulu étendre sa puissance sur l’homme entier. L’homme et ses convictions, c’est un membre du groupe, c’est un citoyen qui doit respecter les lois et coutumes de son pays, les croyances admises par tous et qui consti­tuent le ciment de la cité. Celui qui ne respecte pas les dieux tutélaires, celui dont la philosophie, le comportement moral ou les convictions politiques s’écartent de ce que la tradition impose à tous, celui-là est suspect, dangereux, ennemi du bien public. La loi pénale est rigoureuse à son endroit et, pour en appliquer les dispositions, les juges sont singulièrement fermes.

L’exemple de Socrate est présent à toutes les mémoires : on nous assure qu’il fut condamné à mort pour avoir ébranlé les traditions, avoir honoré d’autres dieux que ceux de la cité et tenté de corrompre la jeunesse par ses enseignements. De leur côté, les chrétiens furent persécutés pendant trois siècles, parce qu’ils refusaient de reconnaître le caractère divin de Rome et de l’Empereur, en lesquels s’incarnait la puissance romaine, pacificatrice des peuples du pourtour méditerranéen.

Franchissons maintenant quelque douze ou quinze siècles. Nous découvrons en Europe occidentale, et spécialement en France sous l’Ancien Régime, des États officiellement confessionnels, où la liberté de conscience n’existait pas (sauf chez nous pendant moins d’un siècle, avec l’Édit de Nantes, de 1598 à 1685) Les protestants et, avant eux, les Albigeois ou d’autres encore, surent ce qu’il en coûtait de ne pas pratiquer la religion du prince ; ailleurs l’Inquisition ne fut pas tendre pour l’hérésie. Et si, franchissant quelques siècles encore pour en venir à notre époque, nous nous tournons, au-delà de nos frontières, vers certains pays de l’Est de l’Europe ou d’autres encore qui ont fixé en une doctrine officielle et contraignante leur credo politique, nous constatons qu’il ne fait pas bon y affirmer des convictions «déviationnistes» sur l’État et la société, et encore moins y refuser l’athéisme imposé par la doctrine politique régnante.

Quelles qu’en soient les formes ou les inspirations, un tel monoli­thisme religieux ou politique fait du droit criminel une arme de choix pour assurer la protection des convictions conformes aux canons officiels, et à l’inverse, pour lutter contre tous les sectateurs d’opinions divergentes, réputés dangereuses pour l’ordre établi.

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Tout autre sera la situation, comme c’est le cas en France de nos jours, si l’État se place dans une optique libérale, s’il se dit démocratique. Alors une double position est adoptée, qui contraste avec le monolithisme précédent.

1 - D’une part, se voulant neutre, l’État affirme dans sa loi et par la voix de ses tribunaux le droit pour tout être humain d’adhérer librement à tel credo religieux de son choix, à telle philosophie ou telle morale qu’il estime préférable, à tel courant politique plus convaincant à ses yeux. Alors l’État reconnaît la liberté des convictions de chacun et le droit criminel emboîte le pas, et va jusqu’à assurer la protection pénale de cette liberté quand elle est menacée.

Cette reconnaissance des convictions personnelles a trouvé son expression dans des textes célèbres de notre droit public interne, et spéciale­ment dans la Déclaration des Droits de l’Homme dont les articles X et XI affirment : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ... » (art. X) ; « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits le plus précieux de l’homme ... » (art. XI). Sur le plan plus spécifiquement religieux, la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 proclame à son tour la liberté de conscience dans son article 1er. Dans le domaine international, la « liberté de pensée, de conscience et de religion » est expressément reconnue par la Convention européenne de Sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (art. 9) et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 18), ratifiés tous deux par notre pays, respectivement en 1973 et 1980.

2 - Mais, d’autre part, cette reconnaissance de la liberté de convic­tions de chacun trouve sa limite, aussitôt affirmée par l’État, dans le nécessaire respect de l’ordre public. Apparaît alors une certaine méfiance, parfois même une véritable hostilité à l’égard des convictions personnelles lorsqu’elles menacent de troubler cet ordre public.

Les textes de droit interne cités à l’instant ne manquent pas d’éta­blir cette limite. Dans la Déclaration de 1789 nous lisons, à l’article X : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Et la loi du 9 décembre 1905, en son article 1er, après avoir écrit que « La République assure la liberté de conscience », ajoute « Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». La même restric­tion figure dans les textes internationaux précités.

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Reconnaissance des convictions, mais aussi méfiance, voire hostilité à leur égard, telle est la position, souvent ambiguë, parfois difficilement soute­nable, du droit public français. Telle est aussi par nécessité, la position de notre droit criminel.

Constatons cependant que, dans l’énorme arsenal des incriminations dont dispose le droit criminel moderne de notre pays, il en est assez peu qui concernent directement et spécialement les convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques ; c’est souvent au droit pénal « commun » que les tribunaux ont dû faire appel lorsque, le cas n’est pas rare, il a fallu trancher certaines difficultés portées au prétoire pénal à propos de ces convictions. Mais, qu’il s’agisse de dispositions législatives spécifiques ou des solutions jurisprudentielles, nous retrouverons l’opposition remarquée précédemment à l’imitation du droit public, le droit criminel reconnaît et accepte de protéger les convictions ; mais, dans d’autres hypothèses, il leur témoigne son hostilité, si l’ordre public risque d’être troublé par elles.

Je me servirai donc de cette opposition que révèle la matière, et j’examinerai successivement :

 

I. - La reconnaissance, par le droit criminel français, des convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques

II. - La méfiance et l’hostilité du droit criminel français envers ces mêmes convictions.

 

I - LA RECONNAISSANCE, PAR LE DROIT CRIMINEL FRANÇAIS,
DES CONVICTIONS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIQUES, MORALES OU POLITIQUES

L’État, nous le savons, ne peut pas faire abstraction des convictions de ses sujets, et cela même s’il affirme sa neutralité, comme c’est le cas actuelle­ment dans notre pays : ce serait leur témoigner de l’hostilité que de refuser, a priori, de les reconnaître quand elles apparaissent dans un procès pénal, ou lorsqu’elles sollicitent la protection du droit si elles sont attaquées.

Mais la reconnaissance accordée aux convictions de chacun par le droit criminel français n’est pas uniforme ; elle varie selon les situations. Elle se manifeste parfois comme une reconnaissance pleine d’admiration. Le plus souvent pourtant, elle se fait plus indifférente, plus détachée, par un souci de simple libéralisme égalitaire. Il arrive enfin que la reconnaissance se fasse réticente, on pourrait presque dire contrainte.

Reconnaissance, témoignage d’admiration, - reconnaissance symbole de libéralisme, - reconnaissance, expression dune réticence, telles sont les trois nuances qu’il est possible de déceler dans l’admission, par notre droit criminel, des convictions de chacun.

A - La reconnaissance, témoignage d’admiration

De cette première forme de la reconnaissance des convictions person­nelles ou collectives par le droit criminel, nous trouvons, dans l’ordre politique deux groupes d’expression particulièrement typiques.

a - Dans le cadre du droit pénal stricto sensu, on pourrait citer le tyran­nicide et le devoir de rébellion contre l’oppression, souvent évoqué par certains publicistes des siècles passés, et qui a trouvé son expression la plus forte et aussi la plus utopique dans la Constitution montagnarde de 1793, dont l’article 35 affirmait solennellement comme le plus sacré des devoirs la rébellion contre un gouvernement qui violerait les droits du peuple. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de remonter jusqu’à ce monument de notre histoire politique : nous constatons de nos jours, un peu partout dans le monde, que tout mouvement insurrection­nel qui triomphe commence par légitimer ce qui a été fait en son nom et pour son succès : ses partisans deviennent des héros, l’admiration entoure leurs actes et la loi pénale elle-même reconnaît la grandeur de leurs convictions politiques.

Nous aussi, nous avons connu cette justification des faits infraction­nels accomplis sous l’impulsion de mobiles politiques particulièrement nobles. Songez à l’Ordonnance du 6 juillet 1943 qui déclarait légitimes tous les actes accomplis après le 10 juin 1940 « dans le but de servir la cause de la libération de la France ». Les actes des résistants qui, en d’autres temps, auraient constitué des crimes ou des délits, devenaient des faits glorieux.

b - Ce témoignage d’admiration pour les gestes de résistance, on le retrouve plus près de nous, sur le plan procédural, dans le nouvel article 2-5 du Code de Procédure pénale issu de la loi du 10 juin 1983. Cette disposition autorise à agir devant le juge pénal les associations fondées pour défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés, contre les apolo­gistes des crimes de guerre ou de la collaboration avec l’ennemi, ou contre les auteurs de destructions, dégradations, injures ou diffamations causant un préju­dice, même indirect, à la mission élevée qu’assument ces associations, qui sont donc englobées dans le même respect, la même gratitude, que les héros de la Résistance dont elles défendent l’action et la mémoire.

Cependant cette première forme de la reconnaissance (reconnaissance/­admiration) est plutôt rare. Le droit criminel se contente le plus souvent d’une attitude plus neutre, plus indifférente, inspirée d’une toute autre pensée : il s’agit de la reconnaissance, symbole de libéralisme, à laquelle il faut maintenant s’attacher.

B - La reconnaissance, symbole de libéralisme

Ordinairement, en effet, l’attitude du droit criminel français se fait beaucoup plus neutre, voire indifférente, à l’égard des convictions de chacun. Le droit criminel reconnaît l’existence de ces convictions -il ne peut nier le réel- et, dans le droit fil de l’article 2 de la Constitution de 1958, il déclare les respecter, puisqu’il se veut libéral. Mais il entend bien n’en privilégier aucune, et c’est pourquoi on peut parler ici d’un libéralisme égalitaire.

De ce libéralisme égalitaire, nous allons constater des expressions dans la loi pénale elle-même et, d’autre part, dans l’activité journalière du juge répressif.

a - Envisageons d’abord les expressions de ce libéralisme égalitaire dans la loi elle-même. Ces expressions sont nombreuses et il me faudra ne retenir que les plus typiques. On peut les classer en deux groupes.

1) Dans certains cas, le libéralisme légal protège, par des textes incriminateurs, les convictions religieuses, politiques ou autres en cas d’atteintes dirigées contre elles.

Cette protection est assurée, parfois, d’une façon indirecte, par des textes non-spécifiques, c’est-à-dire non affectés à titre principal à garantir les convictions de chacun. Ainsi on appliquerait l’article 257 du Code pénal à celui qui, par hostilité envers la religion, détruirait les statuettes ornant les porches de nos cathédrales ; on utiliserait l’article 379 ou l’article 434 contre celui qui, animé de convictions intégristes, s’emparerait, pour les détruire, de journaux religieux placés sur un présentoir au fond d’une église. De son côté, l’article 378 relatif au secret professionnel serait utilisé contre le prêtre catholi­que qui violerait le secret de la confession ; inversement, le prêtre invoquerait avec succès ce même secret pour refuser de dénoncer des infractions ou de témoigner en justice.

Mais il est aussi des incriminations spécifiques. Sans doute, notre droit criminel, laïcisé à la Révolution, ne connaît plus la répression de ces infractions à l’égard desquelles l’ancien droit était extrêmement rigoureux ont disparu de notre horizon pénal le sacrilège, l’hérésie, le blasphème, sous une réserve, cependant, qui concerne le blasphème. Vous savez peut-être que dans les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, certaines dispositions du Code pénal allemand de 1871, introduit après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne, ont été maintenues en vigueur par un décret du 25 novembre 1919, et notamment celles qui intéressent le régime des cultes, en raison du concordat de 1801 toujours en application dans cette région.

Et c’est ainsi qu’aux termes de l’article 166 du Code allemand, est puni d’un emprisonnement de trois ans au plus celui qui « aura provoqué un scandale en proférant publiquement un blasphème contre Dieu, ... ou qui aura commis dans une église ou un autre lieu consacré à des assemblées religieuses, des actes injurieux ou scandaleux ». Application de ce texte a été faite par la cour d’appel de Colmar, le 19 novembre 1954, contre les membres d’une secte qui, à l’issue d’un service religieux et alors que les membres du clergé ne s’étaient pas encore retirés, avaient harangué les fidèles assemblés dans la cathédrale de Strasbourg. Je n’ai pas eu la possibilité de consulter cet arrêt et j’ignore si l’on avait retenu le blasphème ou, plus vraisemblablement, le trouble causé à une cérémonie religieuse. Mais rien n’interdirait, actuellement encore, que le blasphème soit puni dans nos trois départements du Nord-Est.

Pour nos autres départements, ceux de l’intérieur ou de la vieille France, comme on dit en Alsace, nous possédons des incriminations particu­lières, le blasphème en moins, avec la loi de séparation du 9 décembre 1905 (art. 31 et 32).

Ainsi des peines de police frappent quiconque contraint autrui, par des menaces, des violences ou la crainte de perdre son emploi, à financer ou pratiquer un culte déterminé : lutte contre l’intolérance religieuse. Les mêmes peines s’appliquent à l’inverse à quiconque empêche, retarde ou interrompt les exercices d’un culte par des troubles ou des désordres ... : lutte contre l’into­lérance irreligieuse, cette fois.

Autres incriminations spécifiques : celles qui, au sein des divers aspects de la discrimination, touchent plus particulièrement la discrimination religieuse (art. 187-1, 187-2, 416 et 416-1 du Code pénal). On notera cependant que, sur ce point, et d’une façon heureuse, la loi pénale n’a pas osé incri­miner la discrimination qui serait motivée par les opinions philosophiques, morales ou politiques.

Des textes sur la discrimination, n’omettons pas de rapprocher ceux qui frappent les injures et les diffamations ayant pour victimes une personne ou un groupe de personnes, en raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une religion déterminée (L. 29 juillet 1881, art. 32, modifié par la L. 1er juillet 1972). Injurier ou diffamer les juifs, les catholiques, les bouddhistes, donnerait maintenant le droit à telle ou telle personne appartenant au groupe visé, d’agir devant le juge pénal en application de ce texte (V. l’affaire Faurisson : Cass.Crim. 28 juin 1983, Bull.crim. n. 202). Dans le passé, au contraire, les sanctions pénales avaient été déclarées inapplicables, faute par le groupe considéré de former une personne morale régulièrement constituée (Cass.crim. 9 avril 1939, affaire du journal «l’Émancipation», attaquant violemment le clergé catholique et notamment les évêques).

Mais, là encore, la loi criminelle s’est refusée à punir les injures et les affirmations qui seraient motivées par les opinions philosophiques ou politiques des personnes visées : comme par le passé, demeurerait pénalement impunissable le fait de diffamer par exemple, la franc-maçonnerie en tant que telle, ou les adeptes de tel parti politique, pris dans leur ensemble et non-déterminables individuellement.

2) Le libéralisme légal se traduit aussi en dehors de l’utilisation de textes d’incrimination. Là encore, le législateur accepte le fait religieux ou politique, et il en tire certaines conséquences.

Par exemple, les articles D. 432 à 439 du Code de procédure pénale organisent l’aumônerie dans les établissements pénitentiaires. De leur côté, les lois d’amnistie tiennent souvent compte des infractions d’ordre politique, même très graves, puisqu’il s’agit de provoquer l’apaisement des esprits après des temps troublés (V. par exemple les lois des 17 juin 1966 et 31 juillet 1968, à propos des événements d’Algérie). La nature de la peine peut aussi être influencée par les convictions du coupable : ainsi le législateur permet l’octroi au délinquant politique, d’un sursis simple, mais pas d’un sursis avec mise à l’épreuve (quelle épreuve pourrait-on imposer à un tel délinquant ? Lire la bonne presse ? S’affilier au bon parti ?) ; la contrainte par corps ne lui est pas applicable. Autrefois la peine de mort avait été écartée en matière politique et, aujourd’hui encore, existe une échelle spéciale des peines politiques. Enfin un régime pénitentiaire spécial est accordé aux délinquants politiques privés de leur liberté (art. D. 490 à 495 C.P.P.).

b - Tournons-nous maintenant du côté du Palais, et voyons comment, de son côté, le juge répressif réagit en face des convictions religieuses, politiques, ou autres qu’il découvre dans certains procès ou que l’on invoque expressément devant lui. Lui aussi, comme le législateur, doit tenir compte de l’existence des convictions, mais il doit garder à leur endroit, une attitude de stricte neutralité.

1) Tenir compte de l’existence des convictions manifestées devant le Juge ? Mentionnons, sans nous y attarder, l’exemple bien connu, bien qu’ancien, de la formule du serment prêté par les jurés de la cour d’assises. S’appuyant sur le vieil article 312 du Code d’Instruction criminelle (« vous jurez et promettez devant Dieu et devant les hommes ») dont le texte était passé ensuite dans le Code de procédure pénale où il s’est maintenu jusqu’en 1972, la jurisprudence avait affirmé le caractère religieux du serment. Par des arrêts rendus, il est vrai, avant la loi de séparation de 1905, la Cour de cassation avait décidé qu’était valable un serment prêté autrement qu’en la forme légale, dès lors que son caractère religieux ne s’en trouvait pas atteint (ainsi pour des juifs, des musulmans, des quakers, prêtant serment, non en la forme légale, mais en la forme prévue par leur religion). Le droit pénal acceptait donc de reconnaître le fait religieux invoqué expressément, mais il ne l’imposait pas : un juif, un musulman, pouvaient valablement user du serment de droit commun. Liberté des consciences. Ce problème méritait d’être évoqué, mais en laïcisant le serment, la loi du 29 décembre 1972 parait bien avoir maintenant supprimé la question.

Mais au-delà de cet exemple dépassé, il demeure que, pour le juge, l’existence des convictions, religieuses ou autres, présente des intérêts multiples.

Ces convictions lui permettent, par exemple, de rechercher la quali­fication la plus exacte, applicable à l’infraction soumise à son jugement. En voici un cas, particulièrement typique, pris dans l’ordre religieux. Il y a une trentaine d’années, s’est posé le choix de la qualification applicable aux adeptes de certaines sectes, qui se contentaient de prier pour sauver un enfant malade. A juste titre, on a refusé de leur appliquer l’incrimination de violence ou d’omission de soins à enfant (art. 312 C. P.) ou encore celle d’omission de porter secours (art. 63, al. 2) : ces parents ne faisaient-ils pas tout ce qui, dans leur croyance religieuse, était le plus susceptible d’apporter soulagement et guérison à leur enfant ? Mais la qualification d’homicide par imprudence, qui a été finalement retenue dans les procès qui se sont déroulés à Grenoble et à Dunkerque en 1953 et 1954, était-elle meilleure ? L’attitude « raisonnable » qu’on reprochait aux parents de n’avoir pas eu -appeler un médecin- et qu’on leur imputait à faute, n’était-elle pas en contradiction avec leur foi en la seule efficacité de la prière ? Raison et foi : antinomie irréductible.

Tenir compte des convictions permet aussi au juge de mieux apprécier la responsabilité pénale d’un prévenu. Pourquoi ? Le droit pénal moderne, rénové par le positivisme et par la doctrine de la défense sociale nouvelle, envisage le délinquant sous tous ses aspects. Il veut prendre en considération l’homme tout entier. Or ce délinquant, ce n’est pas seulement un être humain avec son intelligence, sa volonté, ses passions, ses faiblesses, sa folie peut-être ; c’est aussi l’homme avec ses convictions et leurs exigences. La réalité des convictions influencera donc parfois la sévérité ou l’indulgence de la sanction prononcée ; il arrivera même parfois qu’elles aboutiront, à l’extrême limite, au prononcé d’une relaxe, lorsque l’intention requise par la loi n’apparaîtra plus évidente (cas de ce sorcier camerounais relaxé à Douala, en 1948, tant sa bonne foi, sa croyance en ses pratiques, paraissaient vraisemblables).

2) Mais on remarquera que, si les juges acceptent de tenir compte des convictions religieuses, politiques ou autres, ils refusent à bon droit d’exa­miner le bien-fondé, la valeur en soi de telle ou telle conviction mise en jeu dans un procès pénal. Quels sont les motifs d’une telle neutralité ? Ce n’est pas seulement la crainte du ridicule : le juge n’est pas théologien et il ne lui appartient pas de trancher entre Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, pas plus qu’en matière médicale il ne doit prendre parti pour Galien contre Hippocrate. A juste raison, on se moquerait de lui.

Les raisons de la neutralité du juge sont ailleurs. La plus évidente est la laïcité du droit et spécialement du droit criminel, établie par la Révolution de 1789 : cette optique laïque de notre droit interdit à nos magistrats d’examiner le bien-fondé des théories ou des convictions religieuses, morales ou philosophiques.

A cela, il faut ajouter, plus généralement, le régime démocratique qui est le nôtre et qui assure à tous la liberté de pensée et d’opinion. Implicitement mais nécessairement, la liberté de pensée impose au juge de ne pas prendre parti pour ou contre telle ou telle conviction, ni non plus de faire prévaloir ses propres convictions dans les procès qu’il juge ; car ce serait, en donnant ici tort et raison là, inquiéter indirectement les tenants de telles de ces convictions, qui verraient se dresser contre eux l’autorité de la justice s’appuyant sur la toute-puissance de la loi : la liberté de pensée ne serait plus qu’une affirmation dénuée de portée.

Tels sont les aspects légaux et judiciaires de cette reconnaissance des convictions, prise en sa qualité de symbole de libéralisme égalitaire. Mais il est une dernière et troisième forme de reconnaissance; teintée, celle-là, d’une certaine méfiance.

C - La reconnaissance, expression d’une réticence

a - La reconnaissance-réticence ? Pour en trouver un premier exemple, particulièrement convaincant, laissons entrer, si vous le voulez bien, les objecteurs de conscience et interrogeons-les. Ils vont nous dire, crûment, ce qu’est cette reconnaissance marquée de tiédeur et presque de sourde méfiance, dont l’État faisait preuve à leur endroit à travers la loi du 21 décembre 1963.

Tout en admettant la légitimité de leurs mobiles, qui leur permett­raient d’échapper aux poursuites pour insoumission, la loi 1963 pénalisait les objecteurs de conscience. On leur imposait un service civil d’une durée double de celle du service militaire, on leur interdisait l’accès à certaines professions ; mieux encore : on avait érigé en délit correctionnel la propagande faite pour le statut d’objecteur (incrimination passée ensuite dans l’article 50 de la loi du 10 juin 1971). Ce statut, d’ailleurs, n’avait pas toujours été accordé avec libéra­lisme, en raison de la jurisprudence restrictive de la commission juridictionnelle prévue par la loi de 1963. De leur côté, les adeptes de certaines religions (notamment les Témoins de Jéhovah) refusaient le statut offert et récusaient la compétence des juridictions militaires qui les jugeaient en cas de refus des tâches du service civil substitué au service militaire.

La réticence exprimée par la loi de 1963 vient cependant de s’estom­per, depuis qu’une loi récente du 8 juillet 1983 a refondu les textes antérieurs, remplacés maintenant par les articles L. 116-1 à L. 116-8 du Code du Service national. Le délit de propagande est abrogé, l’interdiction d’exercer certaines professions a disparu, et la décision d’admission au statut d’objecteur est prise maintenant par le ministre de la Défense, et non plus pas la Commission natio­nale. La réticence ancienne a fait place à une admission libérale, puisque l’article L. 1er du Code du service national regarde désormais officiellement, la situation des objecteur de conscience comme l’une des « formes civiles du service national destinées à répondre aux autres besoins de la défense nationale ainsi qu’aux impératifs de solidarité ». Seule demeure exceptionnelle la durée du service, qui est de deux années.

b - Si la réticence officielle parait bien s’être largement dissipée pour les objecteurs, elle semble au contraire devoir s’aggraver dans un autre cas, d’une brûlante actualité, celui de la clause de conscience écrite en l’article L. 162-8 du Code de la Santé publique au profit des médecins et leurs auxiliaires ou au bénéfice des établissements privés d’hospitalisation, qui refusent de prati­quer des interruptions volontaires de grossesse ou d’y participer. Même s’il appartient à l’encadrement d’un établissement public d’hospitalisation, un médecin a le droit de refuser de pratiquer des I.V.G. si, en raison de ses convic­tions religieuses ou morales, il estime qu’il commettrait ce qui est, à ses yeux, un véritable assassinat, bien qu’autorisé par la loi. Et nous savons que ce prati­cien ne saurait être poursuivi, en cas de refus d’intervenir, pour omission de porter secours, car la situation de détresse invoquée par la femme enceinte (art. L. 162-1, C.Sant.publ.) n’est pas du tout le péril mentionné en l’article 63, al. 2, du Code pénal (en ce sens, Trib.corr. Rouen 9 juillet 1975).

Mais le débat n’est pas clos. Une véritable offensive se poursuit car on accuse certains « patrons » d’hôpitaux ou de maternité, d’abuser de la clause de conscience pour empêcher tout interruption volontaire de grossesse dans leurs services (un récent procès qui s’est déroulé à Nancy en témoigne). Ne peut-on craindre que cette clause soit, un jour prochain, supprimée pour les personnels médicaux travaillant dans des établissements hospitaliers publics ? A cet égard, paraît très lourd de menace un certain décret du 27 septembre 1982 obligeant tous les établissements hospitaliers publics comprenant un service de chirurgie ou une maternité, à posséder aussi les moyens, en matériel et en personnel, de pratiquer des interruptions volontaires de la grossesse.

Au-delà d’une simple réticence, c’est alors la méfiance, l’hostilité qui apparaît sur ce point, comme elle existe déjà, nous allons le voir mainte­nant, dans bien d’autres domaines, au nom de l’ordre public. Examinons alors d’un peu plus près -c’est la seconde partie du présent exposé- cette hostilité du droit criminel français à l’égard des convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques.

 

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II. - L’HOSTILITÉ DU DROIT CRIMINEL FRANÇAIS
ENVERS LES CONVICTIONS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIQUES, MORALES OU POLITIQUES

Le droit criminel français, nous l’avons constaté, concède à chacun le droit d’avoir des convictions. Mais nous allons voir qu’il n’admet pas que, dans leur manifestation extérieure, ces convictions viennent heurter les exigences de l’ordre public. Lorsque celui-ci paraît menacé, notre droit criminel traduit aussitôt son hostilité par la mise en couvre de multiples incriminations.

Cette hostilité du droit criminel s’explique par une double préoccupation :

- d’une part, protéger les droits des individus contre l’emprise exagérée des convictions d’autrui;

- d’autre part garantir les prérogatives et la stabilité de la collectivité toute entière, contre les menaces que leur feraient courir ces mêmes convictions.

A -L’hostilité, protection des droits des individus

Peut-on, au nom de ses convictions personnelles, accomplir des actes pouvant nuire gravement à autrui ? Le droit criminel s’inquiète de tels agisse­ments et ils intervient parfois pour protéger le patrimoine, l’intégrité corporelle ou la vie, ou aussi la condition juridique des personnes contre l’emprise abusive des convictions d’autrui. II intervient donc sur ces trois plans que je viens d’énumérer.

a - Dans l’ordre patrimonial, on songe immédiatement à l’incrimi­nation d’escroquerie. D’habiles délinquants savent exploiter les croyances superstitieuses de leurs victimes en invoquant de prétendus pouvoirs sur les esprits, et ils réussissent à se faire remettre des sommes énormes, ou à vendre à leurs dupes des talismans ou autres objets soi-disant magiques.

Mais il est parfois difficile de parvenir à des condamnations du chef d’escroquerie, lorsque l’activité des prévenus prend la forme d’une église et que ses chefs invoquent la liberté des croyances et du culte : ce n’est pas sans mal que le tribunal correctionnel de Paris, le 14 février 1978, est parvenu à découvrir les éléments du délit de l’article 405 à l’encontre des dirigeants de l’Église de Scientologie, qui apparaissent comme une monumentale affaire d’escroquerie.

Et puisque je parle d’escroquerie, je ne puis pas ne pas citer le cas de ces individus qui invoquent un prétendu état ecclésiastique pour faire des quêtes en faveur d’œuvres fantômes (V. les cas de Mgr de Manfredonia et, de Mgr de Tibériade, ces deux « évêques » dont l’histoire est évoquée par M. Graven à la Revue internationale de criminologie et de police technique).

b - Mais c’est surtout dans l’ordre des atteintes à l’intégrité corporelle ou à la vie humaine qu’on voit se manifester l’hostilité du droit criminel à l’égard des convictions ou de certaines d’entre elles. Les exemples sont tellement connus qu’il n’est pas nécessaire d’insister longuement.

Notre droit criminel réprouve évidemment les meurtres rituels, dont à vrai dire on voit fort peu d’exemples dans notre pays ; il réprouve plus généralement toutes les pratiques tendant, au nom de convictions religieuses ou philosophiques, à l’utilisation de techniques de mutilation des adeptes : le consentement des victimes, serait-il librement donné (ce qui peut être douteux en certaines hypothèses où s’exerce un véritable envoûtement sur les membres de la secte), ne saurait faire échapper les coupables aux poursuites pénales dirigées contre eux.

Bien que de telles convictions ne soient guère apparues à travers les attendus de l’arrêt qu’elle a rendu le let juillet 1937, dans la fameuse affaire des stérilisateurs de Bordeaux, la Chambre criminelle n’a laissé aucun doute planer sur la solution : le consentement donné par les victimes à l’intervention chirurgicale destinée à les priver de la faculté de procréer ne justifiait pas l’auteur de cette intervention ; ce consentement, dit textuellement la Cour, heurtait l’ordre public. Et il est certain que les prétendues convictions philoso­phiques (néo-malthusiennes, par exemple) ne changeraient rien à la chose.

La même solution prévaut d’ailleurs, actuellement, pour certains rites mutilants que des ressortissants africains ont apporté avec eux en France, par exemple la pratique de l’excision : les journaux nous ont appris, il y a un mois, la condamnation d’un Malien qui avait failli faire mourir sa fillette, âgée de trois mois, à la suite de la grave hémorragie provoquée par l’excision qu’il avait lui-même pratiquée.

Il faut aller plus loin encore. On songe alors aux membres de certaines sectes (les Témoins de Jéhovah par exemple), qui refusent, pour eux-mêmes ou pour les membres de leur famille, non pas toutes interventions médicales ou chirurgicales, mais du moins certaines techniques chirurgicales telles que la transfusion sanguine. Que faire alors si le chirurgien estime indispensable cette transfusion ? A-t-il le droit d’aller à l’encontre de la volonté du patient ? Et s’il s’incline devant cette, volonté, ne risque-t-il pas d’être poursuivi pour omis­sion de porter secours en cas de décès ?

La solution est bien connue, au moins quand il s’agit d’une interven­tion pratiquée sur un mineur. Le chirurgien fait appel aux autorités judiciaires (le procureur ou le juge des enfants) pour que la garde du mineur soit, provisoirement, enlevée aux parents et remise à la D.A.S.S., qui autorise alors la transfusion refusée par les parents. Mais s’il s’agit de majeurs ? Ordinairement, les médecins n hésitent guère à passer outre aux interdictions formulées devant eux, mais cette attitude ne risque-telle pas de soulever des difficultés en cas d’accidents opératoires ?

c - Le patrimoine, l’intégrité corporelle ou la vie humaine ne sont pas les seuls domaines où le droit criminel entend protéger les individus contre les dangers nés de certaines convictions religieuses, philosophiques ou politiques. Cette protection apparaît également dans le domaine de la condition juridique des personnes.

Je ne veux pas, ici, passer sous silence la fameuse affaire des enfants Finally, qui a défrayé la chronique au début des années 1950. Craignant que les deux jeunes enfants juifs qu’elle avait recueillis pendant la guerre et baptiser dans la religion catholique ne perdent tout contact avec leur nouvelle religion, la Demoiselle Brun les avait soustraits à la réclamation de leur tante, venue tout exprès d’Israël pour les rechercher et qui avait obtenu d’être nommé tutrice par une juridiction grenobloise. Les tribunaux hésitèrent sur la qualifi­cation exacte à appliquer aux agissements imputés à la Demoiselle Brun (non­-représentation d’enfant confié, art. 345, al. ; non-représentation en violation d’une décision de justice, art. 357 ; enlèvement sans fraude ni violence, art. 356, qui fut finalement retenu par la Chambre criminelle). Mais l’important à noter est que le mobile religieux invoqué par la prévenue ne pouvait prévaloir contre les exigences de l’ordre public, qui imposait que fût respectée la désignation de la tutrice par la justice civile.

De la même façon, les exigences de l’ordre public triompheraient, avec l’appui du droit pénal, quand des conflits d’ordre religieux naissent entre d’ex-conjoints au sujet de la conversion des enfants nés du mariage. Le père ne pourrait pas invoquer ses propres convictions religieuses pour soustraire à la garde de la mère, même sans violence, les enfants dont il craint qu’ils ne soient entraînés par leur mère vers la secte qui vient de l’accueillir. Que cet homme, soucieux de l’avenir religieux de ses enfants, agisse auprès du juge civil pour obtenir, s’il y a lieu, une modification du droit de garde ; mais l’ordre public lui interdit de se faire justice et d’arracher ses enfants à ce qu’il croit être un péril prochain pour leur âme : il n’échapperait pas aux foudres de l’article 356 précité.

Ainsi le droit criminel se veut protecteur des droits de l’individu contre les abus, parfois intolérables, auxquels conduisent les convictions religieuses, philosophiques ou politiques. Mais là ne s’arrête pas l’expression de son hostilité envers les abus : contre ces convictions, il se préoccupe tout autant de garantir les prérogatives de la collectivité : nous allons le constater maintenant à travers une foule d’exemples connus.

B - L’hostilité, garantie pour les prérogatives de la collectivité

L’ordre public, dont nous avons aperçu le rôle dans la protection des droits individuels, va se révéler sous son aspect le plus exigeant, lorsque la société toute entière se trouve confrontée aux abus qui peuvent naître de l’affirmation des convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques. Ces abus peuvent se manifester dans deux directions, soit qu’au nom des convictions dont on se réclame, on abuse des libertés reconnues par l’État à chacun de ses sujets, soit que, sous la même impulsion, on porte atteinte au fonctionnement, à la structure ou à l’existence de l’État.

a - De l’abus des libertés au nom des convictions personnelles, les exemples sont nombreux ; choisissons quelques cas parmi les plus notables.

1) Dans l’ordre de la liberté des croyances religieuses, il y a abus pénalement punissable, lorsqu’un prêtre trop zélé, dans un sermon ou dans un écrit pastoral, engage ses ouailles à résister à l’exécution des lois ou des actes de l’autorité publique, ou lorsque, au nom de la religion, il outrage un représentant (art. 34 et 35 de la loi du 9 décembre 1905).

D’autre part les convictions religieuses n’autorisent pas à méconnaî­tre le caractère laïc que la Révolution a conféré à la célébration du mariage : les articles 199 et 200 du Code pénal punissent le ministre du culte qui bénirait une union avant qu’ait été célébré le mariage civil : il ne servirait à rien de se réfugier derrière les règles du droit canon pour prétendre échapper aux poursui­tes, comme en témoigne le jugement rendu en 1972 par le Tribunal de police de Dunkerque.      .

Toujours en matière de mariage, le principe de monogamie demeure solidement ancré dans notre droit, de sorte que se rendrait coupable de bigamie (art. 340 C. P.) le musulman qui invoquerait son statut personnel pour se justifier d’avoir épousé en France une seconde femme alors qu’il était déjà engagé dans les liens d’un premier mariage. Il en irait de même à l’égard du juif qui, remarié, soutiendrait qu’il était dégagé de sa première union parce qu’il avait répudié sa première épouse en application des règles de sa propre religion : là encore, on retiendrait le délit de bigamie.

Mais notre ordre public admet que le sectateur de Mahomet peut venir s’installer en France avec les femmes qu’il a valablement épousées dans son propre pays : la théorie intemationaliste des droits acquis fait fléchir ici l’un des impératifs qu’exprime le droit pénal.

2) Concernant maintenant la liberté des convictions philoso­phiques ou politiques, le droit criminel en reconnaît l’expression privée ou publique, mais il ne tolère aucun abus, aucune atteinte à la paix publique. II suffit ici de mentionner, sans pouvoir insister plus, le régime des réunions, manifestations et attroupements. Un attroupement reste pénalement punissa­ble, même si les participants entendent par là exprimer leur opposition à la politique interne ou internationale du Gouvernement. Et les destructions ou autres exactions commises à cette occasion ne seront pas pénalement justifiées parce que l’on aura crié : « Non aux montants compensatoires, non aux porcs anglais, non aux vins italiens ».

Pareillement la liberté de la presse n’autorise pas les provocations aux crimes, aux délits ou l’incitation de militaires à la désobéissance, même au prétexte d’opposition au régime en place ou sous le couvert de convictions anarchistes ou nihilistes.

b - La collectivité peut être menacée plus directement encore, lorsqu’au nom de convictions politiques différentes de celles du pouvoir en place, il est porté atteinte au fonctionnement régulier des institutions publiques, ou à la structure et à l’existence de 1’État.

J’évoquerai ici brièvement ces objections morales d’ordre laïque ou religieux que certains invoquent pour ne pas figurer au nombre des jurés de la cour d’assises, et que l’article 258-1 du Code de procédure pénale refuse de retenir comme des « motifs graves » d’exclusion de cette liste. J’évoquerai aussi le refus de l’impôt pour motifs idéologiques dont la Cour de cassation, dans son arrêt du 19 mai 1983, nous offre un exemple (sans nous dire d’ailleurs la nature de ces motifs), refus qui continue de tomber sous les coups de l’article 1741 du Code général des impôts.

Mais je pense surtout aux infractions contre la sûreté de l’État, pour lesquelles le problème est alors très délicat. Dans les articles 70 à 103 du Code pénal, à côté de la trahison, de l’espionnage et des autres atteintes à la défense nationale, le législateur punit les complots et les attentats contre le régime constitutionnel, le séparatisme, la formation de bandes armées et les mouve­ments insurrectionnels. Les convictions politiques des coupables paraissent tellement évidentes que la loi en a spécialement tenu compte et a érigé en infractions politiques ces différents crimes et les a frappés de la peine politique de la détention criminelle.

Mais tout n’est pas aussi simple. Les délinquants par idéologie sont loin d’être tous de généreux réformateurs de l’ordre social, des hommes vertueux uniquement soucieux de ne s’en prendre qu’aux structures constitutionnelles sans nuire aux simples citoyens. Les terroristes modernes ne se diffé­rencient guère des pires malfaiteurs de droit commun, prêts qu’ils sont à massacrer des population innocentes, à détruire des immeubles par le feu ou l’explosif, à détourner ou détruire des avions, etc. Les convictions des révolu­tionnaires quarante-huitards étaient sans doute respectables, celles des terroristes fanatisés du XXe siècle finissant soulèvent la plus vive réprobation.

Bien que notre pays soit devenu, depuis longtemps, une terre d’asile pour de nombreux réfugiés politiques, il est compréhensible, cependant, que se soit développé une progressive hostilité à l’égard des délinquants politiques qui agissent par la violence envers les personnes privées. Les loi de 1892-1894 avaient regardé comme des délinquants de droit commun les tenants de l’anar­chisme, parce qu’ils militaient par la bombe d’une façon aveugle. Les auteurs de meurtres politiques (Caserio, Gorguloff) ont été traités comme des assassins ordinaires et condamnés à mort, malgré l’abrogation de cette peine en matière politique en 1848. L’extradition est plus facilement accordée, puisque les convictions politiques des terroristes n’ont plus cette noblesse de pensée qu’on pouvait découvrir chez tous ses exilés que la France a vu affluer sur son sol au cours du XIXe siècle. Le refus d’extrader les auteurs des infractions politiques s’est progressivement rétréci : on le constate avec la fameuse clause d’attentat ou clause belge, insérée dans de nombreux traités d’extradition, ou avec la réserve des actes de barbarie odieuse ou de vandalisme interdits par les lois de la guerre, ou encore avec la Convention sur le terrorisme signée à Strasbourg en 1977, mais que bien peu d’États européens, il est vrai, ont ratifié, alors qu’ils sont pourtant directement confrontés au problème.

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Je ne puis prétendre avoir épuisé le sujet, ni même fait simplement allusion à tous les problèmes soulevés par le thème que je m’étais proposé d’étudier. Ce thème pourrait donner lieu à un examen autrement plus complet que celui que j’ai essayé de présenter ici. J’espère, du moins, avoir pu démon­trer que les convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques constituent une composante non négligeable du droit criminel français, dont elle façonne souvent l’attitude et les réactions.

Signe de fin