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DU DROIT DE PUNIR

Extrait du « Cours de droit criminel » de Edmond Villey
( 2eéd., Paris 1880 )

C’est à l’origine même de l’étude du droit criminel
que se pose la question de savoir la société
a le droit de faire subir une peine à l’auteur d’un crime.

L’auteur établit que le droit de punir se justifie,
sur le plan social, par une évidente nécessité.

Le droit de punir peut être défini : le droit d’infliger un certain mal à un individu à raison de la violation d’un commandement auquel il était soumis.

Il faut se garder de le confondre avec le droit de défense : celui-ci s’exerce contre tout agresseur quel qu’il soit, responsable ou non, inférieur ou supérieur ; celui-là ne peut être exercé qu’à l’encontre d’un agent responsable et par un pouvoir supérieur. - Le droit de défense cesse avec l’attaque ; le droit de punir subsiste. - Le droit de défense n’autorise qu’à faire le mal strictement nécessaire pour éviter le mal dont on est menacé ; le droit de punir a nécessairement d’autres limites, puisque l’agression est terminée lorsqu’il est exercé.

Le droit de défense est figuré par la guerre dans le droit international ; on n’y retrouve pas le droit de punir, qui ne réside que dans un pouvoir supérieur (*).

Nous ne chercherons pas à établir l’existence du droit de punir, bien qu’elle ait été contestée (1) : l’évidence ne se démontre pas.

(1) M. Emile de Girardin, dans un livre qui a pour titre : du «  Droit de punir », a positivement dénié ce droit à la société. Il en conteste la légitimité et l’utilité. Satisfait d’avoir combattu avec avantage de vieilles théories erronées sur le droit de punir, et sans chercher à leur en substituer une meilleure, il conclut hardiment que la pénalité n’est pas légitime. Utilitaire, M. de Girardin admettrait la pénalité si son utilité lui était démontrée. Mais il affirme qu’elle est pour la société un péril permanent et la source de deux de ses plaies les plus vives : les récidivistes et les libérés. D’un bout à l’autre de cette œuvre paradoxale, on ne trouve que des affirmations sans preuve ; et, comme conclusion, l’auteur demande : la suppression de toute pénalité corporelle (moyen infaillible de prévenir les récidives) ; le remplacement de la «  pénalité légale » par la «  publicité pénale », c’est-à-dire par l’inscription de l’acte criminel sur une police d’assurance dont tout Français serait porteur ; et enfin, la transformation de l’impôt en prime volontaire d’assurance étendue aux crimes dont on peut être victime. L’auteur admet (contradiction inexplicable) le maintien de l’amende à titre de peine, avec la responsabilité solidaire de la Famille et de la Commune. Au reste, M. de Girardin n’est pas bien sûr que la société puisse vivre avec sa théorie; car il voudrait, pour la mettre en pratique, la suppression de la Guerre, de l’Ignorance et de la Misère, triple source de tous les crimes Malgré l’appel que l’auteur fait à la controverse à la fin de son livre, la controverse sur un pareil terrain ne nous parait offrir aucune utilité.

Mais il faut savoir quel en est le fondement. Grande question qui a donné naissance à bien des systèmes !

La vengeance, que l’on rencontre d’abord dans l’ordre chronologique, ne peut pas être la base d’un système : mais c’est le principe qui domine la pénalité à l’enfance des sociétés et chez nous encore au moyen âge. A l’origine, lorsque les hommes vivent les uns à côté des autres, sans un lien qui les unisse et les oblige, c’est la vengeance individuelle, le droit de représailles, que nous retrouvons aussi bien dans les législations hébraïque, arabe, musulmane et grecque, que dans les législations germaniques et scandinaves. Peu à peu, la vengeance individuelle fait place à la vengeance au nom de l’individu par le pouvoir ; puis apparaît l’idée de vengeance sociale, lorsque le pouvoir, constitué, se sent atteint par l’infraction, et, laissant à l’offensé la réparation, se réserve la répression.

Philosophiquement, on ne comprend pas en quoi le mal injuste qui m’est fait par un individu dont le droit est égal au mien justifierait le mal que je pourrais lui faire à mon tour, abstraction faite de la nécessité de la défense.

Au XVIIe siècle, les publicistes ont cru trouver la base de la pénalité dans l’idée d’un contrat intervenu entre l’homme quittant l’état de nature et le pouvoir social. Les uns ont dit que chaque individu, en entrant dans l’association, avait concédé au pouvoir social le droit de disposer de sa liberté et de sa vie dans le cas où il violerait ses lois. D’autres, répudiant une pareille convention, radicalement nulle, en effet, si jamais elle avait existé, ont prétendu que chaque individu, en entrant en société, avait transporté au pouvoir social le droit de défense qui lui appartenait dans l’état extra-social: ils n’ont pas vu que le problème n’était pas résolu, et que la somme de ces droits de défense individuels ne ferait jamais qu’un droit de défense général, essentiellement différent du droit de punir.

Le système du Contrat social est aujourd’hui sans partisans. Il repose sur une pure fiction, dont la fausseté est démontrée par l’histoire universelle et aussi par la nature de l’homme, pour peu qu’on la considère : la société n’est pas pour l’homme un état convenu, mais un état nécessaire et providentiel ; il faut donc renoncer à l’hypothèse d’un prétendu contrat qui n’a pas de cause.

D’après Bentham, « ce qui justifie la peine, c’est son utilité majeure, ou pour mieux dire sa nécessité ». Pour Bentham, essentiellement matérialiste, la nécessité, c’est l’utilité du plus grand nombre, c’est la plus grande somme de jouissances possible. - C’est le principe de l’intérêt individuel généralisé. Dans ce système, les persécutions, les assassinats juridiques ont été tout au plus de mauvais calculs.

Écoutons une autre voix: Il existe, dit Kant, une différence essentielle entre le bien et mal ; l’homme, intelligent et libre, a le devoir de faire le bien et de s’abstenir du mal ; toute bonne action mérite une récompense, toute mauvaise action appelle un châtiment : l’ordre est à ce prix  ! Le pouvoir social, chargé de maintenir l’ordre, a le droit et le devoir de punir les coupables. - Cette théorie confond la morale et le droit ; elle impose au législateur une tâche au-dessus de ses forces, et que d’ailleurs il ne pourrait accomplir qu’à l’aide de la plus effroyable inquisition.

Des publicistes ont repris le principe de la justice absolue, et l’ont limité par celui de l’utilité sociale ou de la conservation sociale. Ils ont dit : La loi sociale ne peut incriminer que les actes contraires à la loi morale. La peine ne doit pas dépasser d’un atome la somme d’expiation exigée par la justice morale. Elle ne doit pas non plus nécessairement l’atteindre : il ne faut pas qu’elle dépasse la somme de mal exigée par l’intérêt social, par la conservation de la société. C’est la théorie de l’école éclectique, de MM. Rossi, Guizot, de Broglie, Ortolan. Dans ce système, la justice sociale n’est qu’une partie, une délégation de la justice morale. - Malheureusement, cette délégation n’est pas prouvée. Qui peut affirmer que, au moment où la société le frappe, le coupable n’a pas déjà payé sa dette à la justice absolue ? Et puis, qui donnera la mesure exacte de l’expiation morale, qu’il ne faut pas dépasser d’un atome ? Enfin comment justifier les lois qui punissent de peines très sévères des faits dont la criminalité est presque insaisissable, comme certaines infractions à la police sanitaire, ou encore des faits dont l’immoralité intrinsèque est absolument nulle, comme la plupart des contraventions de police ?

MM. Charles Lucas, Charles Comte ont cherché une autre base : La société, fait nécessaire et providentiel, a le droit de se conserver, et partant de se défendre ; or, sa défense est d’une nature toute spéciale ; elle ne peut agir que par la prévention, par l’intimidation. C’est le système de la défense indirecte. - Sa prémisse est exacte, mais le système est incomplet : il prouve in abstractola nécessité, et par suite la légitimité des lois pénales ; il n’en justifie pas l’application à un agent déterminé. De plus, il a le tort d’appeler droit de défense un droit qui est essentiellement différent.

Quel est donc le véritable fondement de la pénalité ? Sa nécessité. La société est un fait providentiel: donc tout ce qui est nécessaire à sa conservation est légitime„ La société ne peut exister sans des lois, qui régissent les rapports sociaux. La nécessité des lois implique la nécessité d’un pouvoir supérieur qui les édicte et d’une sanction qui leur assure l’obéissance. Ainsi, les lois, le pouvoir, la sanction nous apparaissent comme des nécessités de l’ordre social : c’est ce qui fait leur légitimité. C’est le système de. M. Bertauld, et aussi, avec certaines nuances dans les déductions, de M. Faustin-Hélie.

Voici les conséquences :

Le pouvoir social ne peut pas poser de commandements et de prohibitions contraires à la loi morale ; car, l’ordre social étant comme l’ordre moral une loi providentielle, il ne se peut pas qu’il y ait contradiction entre les lois de la Providence ; toute loi contraire à l’ordre moral est donc nécessairement contraire à l’ordre social, et partant illégitime. - Le pouvoir social ne peut poser que des commandements et des prohibitions nécessaires au maintien de l’ordre social et à l’existence de la société : car c’est la nécessité seule qui légitime les restrictions apportées à la liberté naturelle de l’homme. - Enfin, et par les mêmes raisons, la sanction pénale ne doit avoir intrinsèquement rien de contraire à la loi morale, et ne doit pas dépasser la mesure nécessaire pour assurer l’exécution du commandement.

Quelle doit être la nature des peines ? Elle se déduit du but à atteindre. La pénalité a pour but le rétablissement de l’ordre social, et l’ordre social est troublé, quand une infraction se produit, par l’alarme que cause le danger révélé soit de la part du délinquant, soit de la part de ceux qui pourraient l’imiter. À cela deux remèdes : l’un général, l’exemple ; l’autre spécial, la correction : les peines doivent être exemplaires et réformatrices. Mais l’exemple agit sur tous et d’une manière certaine; la correction ne peut agir que sur le délinquant et d’une manière problématique : donc l’exemple est le but principal des peines.

Certaines conditions sont encore exigées dans les peines :

Elles doivent être personnelles : que leur effet se fasse sentir par contre coup sur d’autres que le délinquant, c’est ce qu’on ne saurait empêcher ; mais elles ne doivent jamais frapper directement et immédiatement d’autres que lui.

Elles doivent être égales, autant que possible (car la diversité infinie des sentiments et des sensibilités rend impossible une égalité absolue).

Elles doivent être divisibles, du moins en principe, pour correspondre aux nuances variées de la culpabilité individuelle : une peine indivisible n’est pas par cela même illégitime ; mais elle sera d’une application restreinte.

Il est désirable qu’elles soient rémissibles et réparables, pour obvier aux erreurs des jugements humains : une peine irréparable n’est pas nécessairement mauvaise ; mais elle est dangereuse, et c’est une raison pour être plus circonspect encore dans l’application. Au reste, il n’en est pas qui soit tout à fait réparable.


NOTE :

(*) Huet et Koering-Joulin (Droit pénal international, 2e éd. Paris 2001). N° 20 : Après bien des vicissitudes, une Cour pénale internationale (C.P.I.), « permanente et indépendante reliée au système des Nations Unies », a été créée par le Traité de Rome du 17 juillet 1998.

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