Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes >  Introduction générale > M. Rauter, Déduction philosophique du principe du droit criminel

DÉDUCTION PHILOSOPHIQUE
DU PRINCIPE DU DROIT CRIMINEL

Extrait du « Traité théorique et pratique du droit criminel français »
de M. Rauter ( Paris 1836, T.I p.5 )

Le Traité du droit criminel de Rauter
présente la particularité de s’ouvrir par
une introduction dédiée à la science criminelle.

L’auteur y expose les principes fondamentaux qui
lui semblent commander l’action des pouvoirs publics
quant à la détermination des actes punissables,
quant aux conditions de la responsabilité de leur auteur
et quant aux peines qui peuvent être retenues
par le législateur et prononcées par les juges.

C’est un axiome qui n’a pas besoin de démonstration, que la société est la forme la plus convenable pour l’existence de l’homme et pour le développement du genre humain. La société, considérée comme être collectif, a donc droit d’exister ; et, attaquer son existence, c’est violer le devoir correspondant à son droit. La société, par la même raison, a le droit de défendre son existence contre toutes attaques, soit qu’elles lui viennent du dehors, soit qu’elles lui viennent du dedans ; celles du dehors, elle les repoussera par la force ; celles qui lui sont faites par ses propres membres, comment s’en défendra-t-elle ?

Avant de résoudre cette question, envisageons la société sous un autre rapport. Elle a sans doute des droits sur ses membres ; mais elle a aussi envers eux des obligations, et c’est en partie à cause de ces obligations qu’elle a des droits. Sa principale obligation est de faciliter aux individus qui la composent le développement de toutes leurs facultés pratiques, intellectuelles et morales ; elle atteint ce but par deux moyens ; le premier, en écartant les obstacles qui s’opposent à ce développement ; le second, en prenant des mesures pour favoriser ce même développement. La sûreté qu’elle procure contre les attaques qui sont dirigées soit du dehors, soit du dedans, contre elle ou contre les particuliers, rentre dans le premier de ces moyens ; mais comme la combinaison de tous les deux, si elle peut avoir lieu, doit conduire plus sûrement à un but qui leur est commun, cette combinaison devra être tentée par la société, si elle veut remplir tout son devoir. — D’un autre côté, comme tout moyen n’existe que pour son but, s’il excède ce but, il se détruit lui-même. Tirant les conséquences de ces prémisses, nous trouvons que la défense que la société peut et doit employer contre les attaques qui lui viennent du dedans, doit être combinée, s’il est possible, avec les moyens propres à hâter le développement des facultés humaines, et avec la mesure nécessaire pour qu’elle n’aille pas contre son but. Mais l’homme a dans lui-même deux puissances mobiles : la crainte des maux qui peuvent le frapper, et le sentiment du juste. S’il est prouvé que ces deux mobiles peuvent être utilement combinés avec la défense dont il s’agit, il sera prouvé en même temps que cette combinaison est pour la société un devoir.

La société pouvant et devant défendre elle et ses membres des attaques qui partent du dedans, cette défense semble d’abord consister simplement à repousser ces attaques au moment où elles ont lieu ; ou, si cela n’est pas possible, à arrêter leurs progrès et à les faire cesser. Mais la défense, ainsi employée, sera très onéreuse, et souvent elle sera inefficace ; le mal qu’aura causé l’attaque sera souvent irréparable. La défense pourra-t-elle accourir toujours assez vite ? L’attaque préméditée ne trouvera-t-elle pas souvent la défense en défaut ? Celui qui attaque à l’improviste a toujours un avantage sur celui qu’il attaque. D’ailleurs, que de forces sociales employées en pure perte, puisqu’une défense matérielle toujours prête exige des préparatifs très coûteux ! S’il y avait un autre moyen de défense praticable et efficace, pourquoi la société ne l’emploierait-elle pas ? Et ne devrait-elle pas l’employer, si ce moyen peut seul compléter sa défense ? Puisque cette défense est pour elle un devoir sacré, l’emploi de ce complément ne devient-il pas aussi pour elle une obligation ? II faut répondre affirmativement à ces questions, sous peine d’être inconséquent.

Or, ce moyen, il existe : c’est la perspective d’un certain mal dont la société menace ceux qui se permettraient de l’attaquer. La crainte des maux, nous l’avons dit, est pour l’homme un puissant mobile ; celui que ne retiendra, ni le sentiment religieux, ni le sentiment moral, peut encore être retenu par la crainte d’un mal qui menace de le frapper, même après l’attaque qu’il voudra se permettre. L’emploi de ce moyen est donc justifié ; il est donc pour la société à la fois un droit et un devoir. Et il résulte en même temps de cette justification, qu’il serait vain de vouloir fonder le droit de prévenir par des peines les infractions à la paix publique, sur le consentement supposé ou tacite de chaque membre de la société, puisque, l’emploi de la crainte étant un complément nécessaire de la défense sociale, il est justifié par cela seul.

L’unique objection qu’on pourrait élever contre ce moyen consisterait à soutenir qu’il est contraire au but même de la société comme telle ; mais cette objection serait dénuée de fondement ; car évidemment le moyen ne tend à détruire aucun des éléments constitutifs de la société, qu’au contraire il garantit et conserve. Que, par l’emploi que la société en fera, tel de ses membres soit froissé dans sa liberté, dans sa sûreté, qu’il soit même détruit, cela est possible; mais la société elle-même n’est pas pour cela mise en péril. Toutefois, il faut l’avouer, le moyen de l’intimidation peut aller au-delà de son but, et c’est pour la société un devoir de prévenir cet inconvénient, qui, dans ses dernières conséquences, pourrait la mettre elle-même en danger. Il est incontestable que, si l’intimidation par la menace de ces maux communément appelés peines, était employée de manière à faire naître, après chaque infraction, et dans tous les habitants indistinctement, la crainte d’une peine, puisqu’ils sauraient que, la loi demandant une victime expiatoire après chaque délit, l’autorité est intéressée et autorisée à en saisir et frapper une sans autre examen, le remède serait, sinon pire, du moins aussi dangereux que le mal à guérir. En effet, le danger étant le même pour tout le monde, ceux des membres de la société qui ne seraient pas retenus par la religion ou la morale seraient autant excités aux infractions que retenus de mal faire par l’effet de la menace de la loi. Le danger étant le même pour l’innocent comme pour le coupable, cette classe d’hommes préférerait courir, avec la chance de la peine, celle du profit ou de la satisfaction que leur promettrait l’infraction ; de cette manière, la menace de la peine perdrait son effet et tournerait même contre son propre but.

Cette considération, jointe à celle tirée du devoir de la société, de combiner, s’il est possible, le sentiment du juste avec sa défense, conduit naturellement à faire du principe de la justice le régulateur de l’emploi actuel du moyen de la crainte. En proclamant, avec sa menace d’un mal à infliger pour telle infraction, la règle que le mal ne sera infligé qu’au coupable, la société à la fois complète sa défense et fait plus que cela : elle sanctifie, pour ainsi dire, telle défense, puisqu’elle lui ôte le caractère de guerre brute, pour la revêtir de celui de la justice, ramenant ainsi à un sentiment moral ce qui semblait n’être que l’effet d’un sentiment égoïste.

Dès lors l’infraction s’appelle proprement crime ou délit, et le mal, objet de la menace du législateur, s’appelle véritablement peine, et la société ne se défend plus seulement, elle juge et elle punit. Au moyen de cette combinaison du principe de la défense préventive par la crainte et du principe de la justice, les exigences de la garantie des citoyens qui ont renoncé à venger eux-mêmes leurs injures, celles de la morale et celles de la politique, sont à la fois satisfaites. Cette combinaison répond aussi à toutes les questions que la science de politique criminelle peut élever ; nous aurons souvent par la suite occasion de le faire remarquer. Cependant beaucoup d’autres déductions du droit de punir ont été tentées, Nous allons en retracer ici rapidement les principales ; leur comparaison avec celle que nous venons de donner sera utile pour l’appréciation de celle-ci même et pour son application.

 

I -  Celui de ces systèmes qui se présente le premier est aussi celui qui est le plus séduisant de tous ; nous voulons dire le système de la justice absolue.   Il est juste que le crime soit puni, qu’il reçoive sa récompense ; telle est en effet l’expression d’un sentiment inné dans l’homme. L’idée de la peine qui suit le coupable, pour l’atteindre tôt ou tard, de cette Némésis qui, ne le perdant jamais de vue, le frappe lorsqu’il s’y attend le moins, est commune à tous les peuples tant soit peu civilisés ; elle se rencontre dans chaque individu dont les facultés sont tant soit peu développés. Il s’ensuit, dit l’un des plus subtils partisans de ce système (Hencre , dans sa «  Théorie du droit pénal » (publiée en allemand, à Zurich, en 1815) ; de même Kant, dans ses « Premiers principes du Droit »), que l’idée de la punition nécessitée par le crime, « se justifie sous deux rapports ; le premier, celui de la personne du coupable, qui, lors même qu’il ne ferait pas partie d’un État ou d’une société quelconque, doit nécessairement appeler lui-même, tôt ou tard, la peine sur sa tête, comme l’unique moyen de sa réconciliation avec sa conscience, et comme condition irrémissible sans l’accomplissement de laquelle il ne saurait retrouver la paix intérieure qu’il a perdue par son crime ; le second, celui de la société, qui, envisagée comme être organique, doit nécessairement se ressentir de l’état de maladie où se trouve l’un de ses membres, état dont le symptôme extérieur est le crime, et qui ne peut non plus recouvrer sa santé aussi longtemps que le coupable n’a pas reçu son châtiment, et qu’il n’est pas rentré, en satisfaisant à la justice, dans ses rapports naturels avec l’ensemble ».

C’est, comme on le voit, l’idée de Platon, qui établit pour maxime que l’injustice est déjà un grand mal, mais que l’injustice impunie est le plus grand et le dernier des maux ; de sorte que, selon lui, éluder la peine attachée par l’ordre à l’injustice, c’est faire à l’ordre une infraction nouvelle, c’est s’enfoncer encore plus dans le désordre et dans le malheur ; la peine, ou la satisfaction à la loi, qui attache à l’injustice l’obligation d’une réparation douloureuse, est déjà un retour à l’ordre et à la véritable existence qui est dans l’ordre.

Cette déduction du droit pénal est séduisante au premier abord ; mais l’on voit bientôt qu’elle est toute idéale et qu’elle place trop haut la punition des délits ; aussi est-elle insuffisante dans l’application. Où trouver, en effet, des juges capables d’apprécier dans ce sens idéal les infractions à l’ordre public, où trouver le législateur capable de mesurer les peines de manière à répondre à la satisfaction désirée ? Rien d’ailleurs n’établit la nécessité d’une peine infligée par la société ; une peine que le coupable se serait infligée à lui-même pourrait avoir le même effet ; et dès lors ne devrait-il pas être admis à prouver qu’il s’est puni lui-même, ou qu’un tiers, autre que la société, la personne lésée, par exemple, l’a puni ? Qui ne voit qu’un système pénal fondé sur le principe de la justice absolue serait impraticable et inefficace ? Et fût-il praticable, il serait dangereux de l’introduire, puisqu’il tendrait à dénaturer tout libre développement des facultés de l’homme. En effet, pour satisfaire au principe de la justice absolue, il ne suffirait pas de punir seulement les infractions à la paix publique, il faudrait punir toutes les actions immorales ou injustes ; car, d’après ce principe, elles sont toutes des délits.

Or, que deviendrait un peuple chez lequel toute action immorale, même celles qui ne léseraient point les droits d’autrui, devrait être poursuivie comme un délit ? Évidemment, il s’abrutirait sous la férule d’une inquisition incessante et tyrannique. Cette théorie, on le voit, est favorable à la théocratie ; c’est seulement sous un tel gouvernement, incompatible avec le développement de l’homme, qu’elle peut être réalisée jusqu’à un certain point. Une caste de prêtres, placée entre la Divinité et le peuple, à laquelle les oracles révèlent les crimes d’un chacun, depuis le roi jusqu’au dernier sujet, est très propre pour administrer la justice absolue ; tout crime devient péché, c’est-à-dire une offense contre la Divinité, la punition est une expiation ; on pressent aisément ce que seront les peines. « Si les lois des hommes, dit Montesquieu (Esprit des Lois, L. XII , art. 3), ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine ». Les peines seront donc cruelles, atroces même ? Elles dépasseront leur but ; elles ressembleront à des actes de vengeance. Et, en effet, le sentiment de la vengeance, si naturel à l’homme grossier qui se croit lésé, n’est pas si étranger à l’homme plus civilisé, que l’idée de la vengeance ne puisse se mêler chez lui à celle de la punition. Cette idée, qui, dans la théocratie juive, avait reçu la plus forte application, et qui, dans le Moyen-âge, avait passé dans nos moeurs, n’y est-elle pas en quelque sorte encore maintenant ? Les expressions de venger la loi, de vindicte publique (D’Aguesseau était imbu de cette idée ; ainsi, parlant de la confiscation des biens pour crime de lèse-majesté, il dit : « La vengeance publique absorbe tellement tous ces biens, qu’il n’y reste plus aucun vestige du domaine particulier de ceux qui les ont possédés »), si usitées encore dans nos cours criminelles, ne la reproduisent-elles pas sans cesse ? Si la justice absolue devait être le principe prédominant de la législation pénale, il faudrait aussi faire appliquer la loi pénale par un tiers-juge absolument étranger à la société qui accuse ; elle ne pourrait pas être appliquée par des juges institués par la société, puisque de tels juges, étant ses mandataires, ne sont point des tiers entre elle et le prévenu. L’on voit facilement encore par cette considération que le principe de la justice absolue ne saurait être celui d’un système pénal praticable dans un état européen.

Un autre système plus accrédité que celui de la justice, est le système de la prévention particulière dirigée contre l’auteur de l’infraction, dans le but de lui ôter, par la crainte de la peine, le désir de commettre une infraction nouvelle. Les partisans de ce système le fondent sur ce que, la société ne pouvant exister avec l’arbitraire, avec l’anarchie, elle ne peut atteindre à un état légal, qu’autant que chacun de ses membres a une volonté conforme à la loi, la volonté de l’homme étant la seule garantie morale qu’il puisse offrir. Il suit de là que celui qui n’a pas cette volonté légale est en opposition avec la sûreté publique et la met en danger. Or l’absence de cette volonté est prouvée, à l’égard du coupable, par le fait même, de l’infraction qu’il a commise ; car, de même qu’il est certain que celui dont la volonté est légale ne commettra pas d’action illégale, de même aussi celui qui commet une action illégale prouve, par cela même, qu’il n’a pas la volonté légale requise par l’intérêt de la société. L’infraction autorise donc à employer contre l’infracteur la contrainte propre à contrebalancer son illégale volonté, puisque c’est le moyen propre à prévenir de sa part de nouvelles infractions; et voilà comme la punition est justifiée par la politique et le droit naturel.

L’on aperçoit facilement la faiblesse de ce système. En effet, la peine à infliger au coupable, évidemment, ne peut lui être infligée pour ses actions futures ; elle peut seulement lui être infligée pour ses actions passées et qui, aux yeux de la justice, ont mérité le châtiment dont la loi a menacé tous ceux qui se permettaient des attaques contre la société. Il est impossible de se figurer un homme puni pour ce qu’il pourra encore faire ; on ne peut le punir que pour ce qu’il a déjà fait. Le système que nous examinons est donc contraire à l’idée naturelle de la peine. Sans doute, la loi pénale est préventive ; mais elle l’est parce qu’elle punit les coupables ; elle le punit pas uniquement pour empêcher que le coupable puni ne commette un nouveau délit. Si on adoptait ce système, la punition devrait cesser toutes les fois que le coupable prouverait qu’il a changé de volonté ; il devrait donc, sur sa demande, être admis à faire cette preuve : le juge lui-même devrait rechercher d’office s’il n’a pas déjà changé de volonté, et le renvoyer sans punition s’il pensait que ce changement, a effectivement eu lieu. De quelle manière, du reste, apprécier le degré de volonté perverse de chaque individu coupable d’un délit ? Et la société peut-elle, sans danger, investir qui que ce soit de cette fonction délicate ?

Un troisième système, qui compte beaucoup de partisans, est le système de la correction des malfaiteurs. La société, dit-on, ne peut infliger de peines que pour corriger les coupables ; elle est sans droit d’en infliger dans aucun autre but, et de là on induit que toutes les peines qui, par leur nature, ne sont point propres à opérer la correction morale du coupable, sont illicites. Ce système, quoiqu’il ait quelque ressemblance avec celui de la justice, en diffère cependant essentiellement. Car, dans ce dernier système, la justice est le but direct du système pénal, au lieu que dans le système de la correction, le but est dans l’individu du coupable. Dans le système de la justice, le but est rempli dès que la peine est subie, puisque la punition rétablit de fait l’équilibre moral troublé par le crime. Dans le système de la correction, la peine est toute relative à l’état moral du délinquant. La correction ne consiste pas dans la peine, mais la peine doit conduire à la correction.

Il est facile de démontrer que ce système n’offre aucune garantie à la société, ni aux individus qui la composent. D’abord toute infraction à l’ordre social ne suppose pas nécessairement une perversité morale. La prudence peut porter le législateur à incriminer certaines actions qui par elles-mêmes ne sont pas criminelles, c’est-à-dire qui ne supposent pas nécessairement une volonté perverse. Correspondre en temps de guerre avec les habitants du pays ennemi, ne suppose pas nécessairement que celui qui correspond est animé de desseins traîtres pour son pays ; mais, comme l’ennemi peut tirer avantage d’une correspondance même innocente, le législateur peut trouver prudent de défendre en temps de guerre toute correspondance. Cependant si la peine doit avoir exclusivement pour but de corriger, comment l’appliquera-t-on à celui qui a délinqué innocemment ? Et si le juge, dans l’examen d’un prévenu, acquiert la conviction qu’il est déjà corrigé, il ne peut donc plus lui infliger de peine ? Il se pourrait aussi que la certitude fût acquise que le coupable est incorrigible, et dès lors il faudrait le renvoyer impuni.

Le système fondé sur le principe de la justice, que nous avons examiné plus haut, est aussi présenté sous un autre aspect, qui, pour être spécieux, n’en est pas plus satisfaisant. On dit que la société a la vocation de maintenir dans son sein la justice, l’équité ; étant conforme à la nature morale de l’homme, et même indispensable pour son développement, que personne ne se permette un acte injuste, que l’injustice commise soit réparée par l’infracteur. La société, en s’acquittant de ce devoir, exerce une espèce de pouvoir disciplinaire, et applique à celui qui a lésé les droits d’autrui, la peine que, d’après un sentiment inné dans l’homme, l’injustice mérite par elle-même, abstraction faite de la réparation du dommage causé à la partie lésée dans ses droits particuliers. En effet, le coupable sent qu’outre la réparation due à celle-ci, il doit encore à la société ou à la justice de subir une peine infligée d’en haut ; et c’est là ce qui fait la base du droit criminel, la société s’emparant du droit qu’elle a de punir, pour maintenir l’ordre public.

Ce système, comme on le voit, suppose à la société des droits semblables à ceux de la divinité, et il conduit à la théocratie, avec laquelle seule il est compatible. Les hommes, encore une fois, ne sauraient soutenir un rôle tel que celui de suprême justicier moral, exerçant cette puissance paternelle discrétionnaire qui détermine exactement, selon les circonstances de chaque cas particulier, la peine à infliger ; ils sauraient encore moins faire grâce au coupable, et toute peine méritée devrait être rigoureusement infligée. Les peines elles-mêmes dégénéreraient facilement en actes de cruauté ; de l’idée de la loi de justice violée à celle de la divinité offensée, le passage est prompt, et dès lors se présente l’inconvénient signalé plus haut. Ce système d’ailleurs exigerait, pour satisfaire à son principe, que la société distribuât les récompenses comme les peines, et que cette distribution se fît d’une manière corrélative à celle des peines ; à défaut de cela, les peines, quelque justes qu’elles pussent paraître, seraient encore injustes, absolument parlant ; or, énoncer cette conséquence du principe de la justice, c’est démontrer l’impossibilité de le mettre en pratique (Voir, Bentham dans son ouvrage : Des délits et des peines).

Nous avons déjà fait remarquer combien le système de la justice absolue se rapproche du principe de l’expiation et de celui de la vengeance. Cette idée d’une divinité irritée qui veut être vengée, est en effet très liée à celle d’une satisfaction donnée à cette divinité par un être quelconque, fût-il étranger au crime. Aussi a-t-on vu chez plusieurs peuples la peine, érigée, pour ainsi dire, en être moral, exiger sa satisfaction à quelque prix que ce fût, et la sublime idée d’une rédemption prendre les couleurs d’une vengeance satisfaite. Cette manière de voir nous parait tellement opposée au principe de la civilisation moderne, que nous n’insisterons pas davantage à la réfuter.

 

II -  Après avoir établi le principe de la loi criminelle, disons un mot de l’application de ce principe, ou de ce qu’on pourrait appeler la forme de la prévention des délits. Cette prévention, d’après sa nature, ne peut être exercée que par la société, c’est-à-dire par ses magistrats. Elle seule, en effet, a qualité pour veiller à sa conservation ; l’intervention d’un tiers, ce tiers fût-il même la partie lésée par le délit comme particulier, ne saurait être admise ; c’est d’ailleurs la société seule qui peut avoir qualité pour punir ; cette fonction, qui suppose un certain rapport de soumission hiérarchique, ne saurait appartenir à un autre être humain. Dès lors la vengeance privée est prohibée.

Cette prohibition cependant ne s’étend pas jusqu’à la défense propre, c’est-à-dire à l’emploi des voies de fait pour repousser une attaque actuelle ; la société ne pouvant exiger que nous nous laissions maltraiter ou dépouiller lorsqu’elle est dans l’impuissance de nous protéger, puisque, comme dit Cicéron, « exiger de nous de renoncer à nous défendre, ce serait nous exposer à subir nous-mêmes une peine injuste, avant d’avoir pu en poursuivre une juste contre notre agresseur ». La renonciation à la justice ou vengeance privée résulte aussi du fait même que l’homme vit en société, puisque celle-ci ne pourrait subsister sans cette fiction, « que chacun de ses membres a renoncé au droit naturel de prévenir et de réparer ses injures, en échange de l’assurance que la société lui donne de lui procurer cette sûreté ou cette réparation ». Mais cette fiction suffit pour l’application des lois pénales, et nous fait déjà voir que nous n’avons nullement besoin du consentement anticipé du coupable, fiction au moyen de laquelle on tâche de justifier les peines, et qui pour cela même prête beaucoup aux attaques des adversaires de la peine de mort.

Les garanties de la société ne peuvent pas dépasser leur but. Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, la défense propre est admise en cas d’urgence ; ainsi l’intimidation ne doit pas aller jusqu’à la législation draconienne. Punir de la même et de la plus forte peine tous les délits, c’est détruire indirectement la sûreté que la loi pénale doit procurer ; en d’effet, le danger étant le même pour les grands comme pour les petits criminels, il est évident que les grands crimes se commettront toutes les fois qu’ils présenteront un avantage matériel plus grand que les petits, ce qui malheureusement est le cas le plus fréquent. C’est la même considération que celle qui, comme nous l’avons vu, a motivé l’adoption du principe de la justice dans l’application des peines. En conséquence de ce principe, il est, aussi de règle que les délits sont personnels, et que les peines ne peuvent frapper que les auteurs mêmes des délits.

Le but de l’intimidation serait encore manqué, si les peines, quoique diverses, étaient excessives. En effet, le mal appelé peine peut, sous le rapport du dommage matériel qu’il cause à la société, être justifié facilement par l’utilité sociale plus grande qui en résulte ; que si les peines étaient excessives, la masse des maux produits dans la société par leur application, égalerait finalement ou même excéderait la masse des maux que ces peines étaient destinées à prévenir. Il s’ensuit que les peines ne doivent pas être plus fortes qu’il n’est besoin qu’elles soient pour qu’elles atteignent leur but.

Nous avons fait voir comment la répression des crimes par mesure de prévention se confond ou s’identifie avec la punition par mesure de justice.

Cette identification est tellement complète que l’application des lois criminelles se désigne le plus ordinairement par le terme de punition.

Toutefois cette idée de punition est plutôt une idée morale qu’une idée juridique, puisque punir suppose toujours un pouvoir discrétionnaire qui diffère du droit positif, et qui d’ailleurs n’est guère compatible avec un gouvernement libre. Il faut trouver à l’application de la loi pénale positive une autre cause que celle de la justice morale ; et en effet cette cause est dans le fait même de la sanction dont la loi criminelle a entouré et a dû entourer ses prohibitions. Comme cette sanction exige l’application des maux annoncés, sous peine de rendre nulle la loi criminelle même, cette application dans les cas particuliers a lieu, en droit, par l’effet direct de la sanction, et abstraction faite de l’effet individuel qu’elle peut produire, soit sur les tiers, soit sur le coupable.

La peine doit être appliquée au coupable, quelle que soit l’idée qu’il s’est faite du mérite de l’action incriminée par la loi, et quelle que soit l’impression person-nelle que la peine pourra lui faire. Le juge criminel ne pourra donc point examiner si le coupable a cru faire une action méritoire (on a plusieurs exemples de délits dont le motif était une idée louable mais fausse ; telle fut celle de ce charpentier qui tua ses jeunes enfants pour soustraire leur innocence aux séductions du monde, et leur assurer le Paradis), ni avoir égard à cette circonstance que la peine fera sur le coupable un effet opposé à celui qu’il était dans la vue du législateur de produire. Il ne le peut donc au cas, par exemple, où le coupable a eu précisément en vue d’attirer sur lui cette peine, et l’a regardée comme un but désirable.

On a vu en effet des hommes qui, dans la vue de quitter la vie d’une manière sûre, ont commis un crime capital.

De la nature de la punition, telle que nous venons de la présenter, découle aussi la conséquence que la peine n’est point inapplicable pour cela seul qu’elle n’intimidera pas pour l’avenir le coupable auquel elle est infligée. Édictée par la loi, elle doit être appliquée pour ceci seul, sans compter que son but principal est l’intimidation générale plus que l’intimidation individuelle. C’est là une vérité qui sort directement de la définition, de la loi pénale telle que nous l’avons donnée et justifiée (En ce sens, elle était fondée cette réponse, d’ailleurs si dure, du juge anglais qui, sur la remarque que fit l’accusé qu’il venait de condamner à mort pour le vol d’un cheval, disant : « Milord, il est bien dur d’être pendu pour un cheval volé » répondit : « Vous ne serez pas pendu pour avoir volé un cheval, mais afin qu’on ne vole pas de chevaux en Angleterre ». Beaucoup d’autres objections banales contre la législation pénale tombent devant la même réflexion. Ainsi se réduit à sa vraie valeur cette objection que la punition du coupable d’homicide ne rend pas la vie à sa victime ; d’où l’on veut induire qu’il ne faudrait jamais punir, mais toujours traiter les coupables comme des malades. Une fois le principe de la loi pénale admis, la conséquence de l’application de sa sanction est forcée et écarte toute objection contraire.). Il est vrai que la loi pénale, appliquée ainsi, présentera quelquefois un cruel spectacle ; mais, ou il faut renoncer à faire des lois pénales, ou bien il faut subir cette conséquence, qui, du reste, si ces lois sont calculées sur les mœurs et les besoins du peuple, ne se réalisera que rarement. D’ailleurs, un remède existe, remède qui, appliqué sagement, guérit les maux que peut causer l’application de la loi pénale, comme cette lance magique qui guérissait les blessures qu’elle-même avait faites. Nous voulons parler du Droit de grâce, pouvoir qui doit exister dans tout État bien organisé.

La punition dérivant immédiatement de la sanction pénale, il en résulte que le coupable n’a pas de droit à la peine (Dans le système de la Justice absolue dont nous avons parlé ci-dessus on arrive à une conséquence diamétralement opposée ; aussi les partisans de ce système posent-ils en principe, dérivé du principe fondamental, que le coupable a droit à la peine.) ; la sanction n’est pas faite pour lui. D’un autre côté, la loi pénale n’est pas fondée sur la justice absolue ou réelle. Dès lors, le droit à la peine appartient à la société seule, et dès lors aussi le coupable n’a qualité que pour subir, mais non point pour la provoquer, ni pour la diriger sur sa tête. Mais aussi il n’a pas en droit, vis-à-vis de la loi pénale, d’autre obligation que celle qui découle directement du droit de la société, c’est-à-dire celle qui fait que la société, en punissant ne commet pas de tort. Il n’a rien à faire pour faciliter cette punition ; il ne doit donc pas en droit d’aveu à la justice. Cette conséquence peut d’abord paraître immorale, mais si on la trouve telle, on oublie sur quel terrain nous nous trouvons placés ; c’est celui  du droit proprement dit, c’est celui d’un état social qui n’admet point comme principe directeur l’existence d’un pouvoir théocratique.

Dans nos mœurs, le pouvoir ne doit régler que les actions extérieures ; le monde intérieur ne peut être sous sa direction immédiate. Pour que le droit soit satisfait, il suffit qu’il obtienne son effet dans le monde réel. Mon débiteur s’est libéré envers moi en me payant, qu’il ait payé bon gré ou mal gré, qu’il ait payé par sentiment de devoir ou par crainte de poursuites. Sans doute la religion, la morale exigent davantage, et il était digne de Socrate de refuser de se soustraire par la fuite à un arrêt injuste ; mais ces sentiments sont d’un ordre de choses autre que celui dont s’occupe le droit ; c’est ce qui distingue la conception ou la confection de la loi d’avec le droit qui est fondé sur la loi. Le législateur peut, il doit même, en imposant des obligations, se proposer des buts directement moraux. Le juge, qui ne fait qu’appliquer aux cas particuliers la loi faite par le pouvoir législatif, ne peut exiger que l’accomplissement brut, si l’on peut parler ainsi, de l’obligation imposée par le législateur.

Le but principal du législateur criminel est sans doute la prévention des crimes par l’intimidation, celle-ci s’identifiant avec la punition du coupable ; mais il n’est pas astreint à ne poursuivre que ce but seul, si d’autres buts peuvent s’allier à celui-ci. Or, il n’est pas impossible de corriger directement les coupables, c’est-à-dire de les rendre meilleurs. Ce but doit donc être suivi aussi souvent que cela est possible; car la société doit tout ce qu’elle peut pour son amélioration et celle de ses membres ; et comme des lois draconiennes seraient contraires au véritable but du législateur criminel, des peines correctionnelles, c’est-à-dire dont l’effet sera moins de retrancher le coupable de la société que de le corriger, devront être appliquées aux délits qui ne paraîtront pas, par leur nature, des marques d’une perversité telle qu’elle doive faire regarder leurs auteurs comme des ennemis positifs de la société; car, à l’égard d’un coupable de cette dernière espèce, des peines afflictives ou infamantes paraîtront nécessaires. La difficulté consistera seulement à bien déterminer les cas qui devront ainsi être diversement envisagés par le juge. Souvent une correction positive paraîtra une peine trop forte, et un simple avertissement pourra suffire ; une peine de simple police satisfera donc à la politique et à la justice. Même une amélioration morale des coupables pourra et devra être tentée, pourvu qu’elle n’ait pas pour effet de paralyser les peines établies ; c’est avec ce tempérament que le système pénitentiaire est désirable ; mais loin de nous l’idée de favoriser les malfaiteurs aux dépens des gens honnêtes sous prétexte de les améliorer ; la bienfaisance ne doit pas dégénérer en niaiserie, ni l’homme d’État en esprit faible.

Une autre conséquence qui découle de la nature de la loi pénale, c’est qu’elle ne punit que les infractions, c’est-à-dire les actes volontaires. Une répression morale ou psychologique, telle que celle que se propose la loi pénale, ne saurait s’occuper d’actes involontaires, puisque, par sa nature, elle n’opère que sur la volonté de l’homme. Comment prévenir les délits par la crainte du châtiment, si l’on suppose que l’auteur du délit agit sans volonté ? S’il a agi sans le vouloir, la loi était par cela même impuissante, tout comme elle le sera à l’égard de tous les futurs actes involontaires semblables. L’efficacité de la loi préventive suppose dans ceux auxquels cette loi s’adresse la capacité de se décider à se retenir en vue et par crainte de la punition, décision qui est impossible là où il n’y a pas de volonté libre. L’homme en démence qui frappe un autre homme, n’a pu être retenu par la crainte du châtiment, puisqu’il a été poussé à l’acte par une force aveugle, et que sa faculté de vouloir était paralysée. De même, celui qui soustrait la chose d’autrui, parce que, par erreur, il croit que c’est la sienne, agit involontairement et n’a pu se retenir d’agir ainsi.

Punir même les actes involontaires serait aller directement contre le but de la loi pénale ; au lieu de garantir les bons, elle les menacerait autant que les méchants ; ce serait rendre impossible toute répression. Il est évident aussi que cela serait contraire au principe de la justice. Les infractions volontaires d’ailleurs sont seules dangereuses pour l’ordre public, puisque seules elles annoncent une intention criminelle, et par conséquent un penchant pour le crime. Aussi, pour que l’infraction volontaire même soit punissable, il faut que la volonté d’enfreindre ait été criminelle, qu’elle se soit déterminée par opposition avec la loi pénale. Toutefois, pour qu’il y ait volonté criminelle aux yeux de cette loi, il n’est pas besoin que l’infracteur ait eu l’intention positive de la violer ; il n’est pas même besoin qu’il l’ait positivement connue. Si l’on faisait dépendre l’effet de la loi de cette circonstance, elle resterait absolument sans effet, puisqu’il serait, la plupart du temps, impossible de constater le fait dont il s’agit. Il suffit donc que l’infracteur ait agi dans la disposition de se mettre au-dessus de toute loi criminelle quelconque. Il faut d’ailleurs admettre aussi, en matière criminelle, la présomption que les lois existantes sont connues du sujet au moyen des mesures de publication prises par le législateur. L’opinion personnelle de l’infracteur sur le mérite de la loi n’entre aucunement dans l’appréciation de son intention. Il pourrait être convaincu que l’action défendue par la loi est une action bonne et même méritoire, qu’il n’en aurait pas encouru la peine ; il devait se conformer à la loi de son pays et lui subordonner ses actions. Même l’application erronée que feraient constamment les juges de la loi pénale violée par l’infracteur, ne point, à la rigueur, un motif d’excuse ; toutefois les circonstances pourraient être telles, qu’elles écartassent entièrement toute idée d’intention criminelle. L’on voit que la loi pénale positive ne saurait coïncider entièrement avec la loi morale. Telle est l’imperfection des lois humaines, qu’elles ne peuvent pour ainsi dire, atteindre directement que la surface des choses. Du reste, si la loi pénale a sacrifié ici à l’ordre public, nous avons déjà vu, et nous verrons encore davantage, qu’elle a fait aussi la part de la faiblesse humaine et qu’elle n’exige pas cet héroïsme que la loi morale seule peut imposer à l’homme.

Pour que le crime soit imputable, il n’est pas besoin, que l’auteur de l’action ait eu en vue un intérêt positif quelconque ; quand même il aurait dû faire un effort sur lui-même pour commettre l’action, il n’en serait pas moins coupable. L’esprit de la législation pénale ne permet pas de tempérament de cette espèce.

Les peines augmentent la masse actuellement existante de la société. On doit donc, puisqu’il faut les infliger, le faire d’une manière aussi utile que possible pour la société. Or, le but social de l’infliction des peines n’est atteint qu’autant qu’elles s’infligent d’une manière certaine et prompte. On ne peut guère espérer d’effet d’une loi dont l’exécution est incertaine ou tardive ; on ne le peut pas en particulier d’une loi pénale appliquée rarement ou tardivement ; elle semble presque ne pas exister, et le mal qu’elle cause paraît être gratuitement infligé. L’action des magistrats devra donc être organisée de manière que le crime soit vérifié promptement et sûrement, et le coupable examiné et jugé avec toute la célérité compatible avec la défense qui est un droit de l’accusé dérivant directement du principe de la justice.

C’est en effet là une règle fondamentale concernant l’application de la loi criminelle. Si cette loi avait pour fondement exclusif l’intimidation, l’action du magistrat qui rechercherait les traces du délit et qui infligerait arbitrairement la peine édictée par la loi, répondrait entièrement à son esprit. Mais cette manière d’agir ne convient plus dès que le principe de la justice est admis comme correctif du principe de la prévention par la crainte. Comme le coupable seul doit être puni, il est bien nécessaire de vérifier si le prévenu est le coupable. Or, il est impossible de bien vérifier, si le prévenu n’est pas admis àprésenter ses moyens de défense. Le droit de défense est donc inhérent à notre système pénal.

 

III -  La science politique criminelle. Les divers points de la science des lois criminelles que nous avons touchés jusqu’à présent, se rapportent plus ou moins aux principes fondamentaux d’une législation criminelle digne d’un peuple civilisé quelconque ; il en est d’autres qui se rapportent davantage à l’application de ces principes à un état des choses, à un peuple donnés. Ceux-là appartiennent au droit criminel naturel, ceux-ci, à la science politique criminelle, qui considère les mœurs, les circonstances, et balance prudemment les avantages et les inconvénients de l’introduction actuelle de telle loi bonne en elle-même. Ainsi, la question de savoir qu’elles sont les sources d’où doivent être tirés les motifs répressifs constitués sous la forme de peines, appartient plus à la science politique qu’au droit naturel. On peut seulement dire ici qu’elles ne doivent jamais être telles qu’elles détruisent la moralité du coupable, ou celle de l’exécuteur du jugement, ou celle du peuple. La peine donc qui consisterait à être promené nu dans les rues serait chez nous contraire et au droit naturel et à la science politique (On sait que la condamnation de Séjan ayant enveloppé dans sa perte ses enfants, sa jeune fille, avant d’être mise à mort, dut être violée par le bourreau. Cela tenait, il est vrai, à une superstition romaine ; mais, dans les circonstances où il fut commis, cet acte dut être une aggravation de la peine).

Les sources d’où les peines peuvent être tirées sont au nombre de deux, savoir : la source physique et la source morale c’est-à-dire que la peine affecte ou les biens physiques ou les biens moraux de l’homme. Les biens physiques sont la liberté et la sûreté de la personne et de la propriété ; les biens moraux sont les rapports dans lesquels peut se trouver l’homme indépendamment de sa liberté et de sa sûreté personnelles et de ses biens pécuniaires : telles sont les qualités reconnues par la loi comme citoyen, père, fonctionnaire public. Un bien moral très grand, c’est la considération auprès de ses semblables, laquelle, selon les circonstances, s’appelle honneur, réputation, renommée. On doit aussi rapporter aux biens moraux le sentiment religieux ou le rapport de l’homme à la divinité et aux choses qu’il regarde comme sacrées ; mais les peines qui consisteraient à attaquer ce rapport, par exemple les excommunications et autres peines appelées religieuses ou ecclésiastiques, ne sauraient convenir à un pays jouissant de la civilisation européenne et proclamant la liberté des cultes. Quant aux autres peines morales, le législateur doit les choisir conformément aux besoins et aux mœurs. Les unes seront moins efficaces que les autres ; même on peut dire que plus un peuple avancera en civilisation, plus l’effet de la peine morale dépendra de la nature du délit et non de celle de la peine. Ainsi, les peines infligées pour crimes politiques, si ces crimes n’ont point été commis au moyen d’attaques réelles, ne sont pas ordinairement regardées comme infamantes ; ainsi, la privation de la qualité d’époux par suite de mort civile, est regardée comme non avenue par le peuple, à moins que le crime n’ait été dirigé contre l’autre époux. Les peines tirées de la nature physique de l’homme peuvent-elles aller jusqu’à détruire entièrement sa personne ? Nous disons entièrement, car, comme toutes les peines qui attaquent la personne la détruisent en partie, ce serait renoncer à toutes les peines de ce genre, que de refuser d’admettre aucune peine attaquant là personne du coupable. En effet, la liberté personnelle ou la locomotion est inhérente à notre nature ; la santé, la faculté de jouir de tous nos membres le sont de même : faudrait-il renoncer aux peines de l’emprisonnement ou à celle des chaînes ?

Mais la peine de mort, qui détruit entièrement la personne, peut-elle être admise ? À n’envisager la question que sous le rapport du droit que le législateur peut avoir d’édicter cette peine il semble que ce droit est établi par notre précédente déduction. Puisque la loi pénale est un moyen de conservation pour la société, la peine de mort est licite dès qu’elle peut remplir ce but ; ce sera la tâche de la prudence ou de la science politique de voir si cette peine peut être édictée contre beaucoup de crimes, ou s’il est sage d’en limiter de plus en plus l’emploi. Or, que la peine de mort remplisse le but de la loi pénale, on n’en saurait douter ; car, sans parler de ce qu’elle empêche le coupable de ne plus jamais délinquer, ce qui dans notre système ne serait qu’une considération secondaire, il est notoire qu’elle est, pour la plupart des hommes, de tout âge et de toute condition, la peine la plus terrible. La question de savoir si l’homme peut consentir à sa destruction - cette question nous l’avons déjà fait voir -, est ici oiseuse. La peine de mort est donc licite si elle est nécessaire, et elle n’est licite qu’autant qu’elle est nécessaire ;  car sa seule utilité ne saurait la justifier, et, si une autre était propre à la remplacer, elle devrait lui être substituée ; la vie d’un homme ne doit être tranchée que lorsque cette terrible mesure est commandée par la nécessité. Malheureusement ce cas de nécessité se présente encore parfois dans l’état actuel des choses. Les délits étant très variés et ne pouvant être punis tous de la même peine, il faut nécessairement des peines différentes. Or, peut-on disconvenir que, parmi les crimes que la loi punit de la peine des travaux forcés à perpétuité, il n’y en ait pas qui méritent cette peine ? Tel est, par exemple, le vol avec escalade et effraction, commis la nuit par plusieurs personnes armées, qui ont chacune déjà été condamnées aux travaux forcés à temps pour d’autres crimes (Il y a des âmes compatissantes qui voudraient faire effacer du Code les peines perpétuelles ; mais nous ne pouvons partager cette opinion, puisque les nombreux exemples de forçats évadés ou libérés qui commettent de nouveaux crimes, nous font craindre de mettre les honnêtes gens à la merci des malfaiteurs.). Cependant, comme les individus condamnés aux travaux forcés à perpétuité peuvent encore commettre des crimes plus graves même que celui que je viens de citer, un assassinat, par exemple, il faudra bien qu’il y ait une peine plus forte que celle des travaux forcés à perpétuité ; et, à moins d’entourer celle-ci de tourments accessoires inconciliables avec nos mœurs, on doit convenir que la peine de mort est la seule qui se présente. L’objection de religion ou d’humanité qu’on oppose souvent, et qui consiste à dire que l’on ne doit pas ôter à un être humain la faculté de s’amender, ne prouve rien ; car l’amendement moral peut être opéré dans un instant, et on a vu en effet plus d’un condamné à mort qui, en vue du dernier supplice, et avec le secours de la religion, a entièrement changé ses inclinations.

Une autre question de science politique, c’est celle de savoir quelles peines, parmi celles qui se présentent au choix du législateur, doivent être adoptées de préférence. Il est évident que ce sont celles qui, au mérité de répondre au but principal du législateur criminel, réunissent encore celui d’en atteindre plusieurs autres dignes aussi d’être atteints. C’est par cette raison que l’on doit désirer que la peine soit exemplaire, divisible, pénitentiaire et réparable.

Nous appelons peine exemplaire celle dont, sinon l’aspect, du moins l’idée frappe péniblement l’esprit ou l’imagination du peuple. Une peine dont la masse du peuple ignorerait la nature, ou dont il ne concevrait pas l’effet douloureux, devrait être rejetée du moins comme peine commune. Ainsi, la dégradation civique est peu propre pour être une peine commune.

La peine doit être pénitentiaire, c’est-à-dire de nature à provoquer le repentir et l’amendement du coupable condamné. Les peines physiques très dures sont peu propres à opérer cet effet, puisqu’elles accablent l’âme et que, pour être accessible, au repentir, celle-ci doit posséder quelque énergie morale. Cette considération est une raison de plus pour ne point adopter sans une absolue nécessité des peines dures, quelque efficaces qu’elles paraissent d’ailleurs. Si la peine de mort ne semble pas se prêter à cette condition, ce n’est pas là une raison pour la rejeter, puisque la considération de la nécessité qui fait appliquer cette peine suffit entièrement pour la justifier. Et d’ailleurs, comme nous l’avons déjà fait remarquer, la peine de mort n’est pas absolument incompatible avec le repentir ; la perspective de l’autre vie, où le patient croit devoir subir un second jugement, a plus d’une fois opéré des conversions sincères.

On a prétendu que la peine du talion est très morale à cause de la parité qu’elle présente avec le crime, puisque étant l’image frappante de la rétribution qui doit suivre celui-ci, elle porte davantage l’homme à rentrer en lui-même. On est allé jusqu’à soutenir que tout système pénal doit être fondé sur la loi du talion ; c’est adopter le système de la vengeance dont nous avons déjà parlé ; c’est d’ailleurs prendre pour principe fondamental ce qui n’est qu’un accessoire : le talion concerne plutôt le choix des peines que le principe de la loi pénale ; là où il est praticable, il est très propre à faire impression sur le peuple ; mais il ne faut pas un grand effort d’imagination pour s’apercevoir qu’il n’est pas praticable dans la plupart des cas.

Les peines doivent autant que possible être divisibles ; celles qui le sont, sont donc préférables à celles qui ne se prêtent pas à la division ; la raison de cette préférence est sensible. Les délits de là même espèce sont ordinairement si variés dans la réalité, que la peine édictée contre telle espèce de délits doit se prêter à cette variété. La peine de mort, il est vrai, n’est pas divisible ; les peines perpétuelles ne le sont pas non plus, mais toutes ces peines sont prononcées seulement pour les plus grands crimes, entre lesquels on n’a pas pu établir d’autre nuance que celle qui résulte de la différence de ces peines mêmes. Le moindre des crimes punis de mort doit avoir mérité cette peine, et l’impossibilité seule doit être cause que les autres crimes capitaux ne soient pas punis plus sévèrement ; car accompagner la peine de mort de plus ou moins de tortures, c’est ce que nos principes n’admettent pas ; le repentir ne doit pas être rendu impossible, et il le serait si les tortures exaspéreraient le patient ; la punition ne doit pas prendre l’air de la vengeance, ni, comme l’a dit M. Livingstone, « la loi s’acharner comme les vautours sur des restes inanimés, et déchirer les cadavres des morts pour se venger des  crimes des vivants ».

Il est bon aussi que la peine soit réparable. Telle est faiblesse humaine que, malgré les précautions les plus grandes, malgré l’examen le plus attentif, le juge peut se tromper, et, se tenant pour convaincu, prononcer la condamnation de l’innocent. Il est donc à désirer qu’au cas que l’innocence soit plus tard reconnue, la peine puisse être révoquée. Il est vrai que la peine de mort n’est pas susceptible de ce tempérament, et c’est là une des objections les plus graves faites contre cette peine ; mais si l’on nous oppose que dans tel pays on l’a supprimée en vue de cette objection, on oublie que les qualités de la peine, auxquelles appartient celle dont nous nous occupons en ce moment, ne sont que des conditions secondaires qui ne peuvent être prises en considération qu’autant qu’elles sont conciliables avec le système pénal même, c’est-à-dire avec son principe fondamental ; or, nous avons démontré que, d’après ce principe, la peine de mort peut être justifiée comme nécessaire ; dès lors la considération de son irrévocabilité ne peut avoir d’autre effet que de rendre plus circonspect dans l’emploi qu’on en fait, et c’est là une maxime que recommandent bien d’autres motifs encore.

 

IV -  Le proportionnement des peines. Par ce qui précède, nous avons en grande partie résolu la question de savoir jusqu’où peuvent aller les peines ; elle se rattache, en effet, aux différentes qualités secondaires que nous avons vu que la peine devrait pouvoir réunir. Ainsi sont d’avance résolues les questions relatives à la privation de la vie, à la perpétuité de la peine, à la mutilation. Prise dans un autre sens, la question se rapporte au proportionnement des peines, c’est-à-dire à l’action de les adapter, par leur espèce ou qualité, on par leur intensité ou quantité, aux divers délits à prévenir. Il est évident, et nous l’avons prouvé, que la peine ne doit pas excéder une juste mesure, et que les différents délits ne doivent pas être punis indistinctement. D’un autre côté, est-il à souhaiter que la graduation des peines soit elle-même d’une justice évidente, c’est-à-dire que le peuple puisse aisément faire la comparaison des peines et des délits respectifs. Quant à la juste mesure, les mœurs du peuple doivent être consultées. Et ici il nous semble que la considération suivante est d’une importance majeure ; il est tout aussi faux d’espérer de réprimer par de fortes peines les délits qui se reproduisent fréquemment, que de croire qu’il faut renoncer à réprimer un délit par des peines sévères. Il peut, au contraire être aussi sage d’employer des peines sévères contre tels délits fréquemment répétés, qu’il put l’être à n’en employer que de douces à l’égard de telles autres.

Des brigandages avec menace d’incendie ou d’assassinat se répètent fréquemment, est-ce à dire  qu’on doit employer des peines douces, peut-être adoucir celles existantes ? Aucun homme sage ne le conseillera ; mais si des actes de contrebande, si certains délits de presse se multiplient, faut-il renforcer les peines ? Nous ne le croyons point. La raison de décider est dans la nature des délits, en distinguant entre les délits naturels (mala in se) et les délits de contravention (mala prohibita). Si les premiers se répètent fréquemment, on doit renforcer les peines. Il faut contrebalancer l’attrait que ces crimes paraissent présenter, par la crainte d’un mal considérable. Il n’y a point à craindre que le sentiment du peuple soit révolté et tourne en pitié pour les coupables : les coupables eux-mêmes ne trouveront point dans ces crimes comparés avec la peine, l’attrait que l’expérience prouve qui se rencontre pour eux dans le contraste d’un délit innocent en soit avec une peine cruelle ; leur conscience, qui leur reproche leur perversité, ne laissera pas naître un pareil sentiment. Il faudra sans doute, avant d’aggraver les peines, examiner si la fréquence des délits qui semble nécessiter cette aggravation ne provient point d’une autre cause que l’intention criminelle ; car s’il y avait, par exemple, monomanie épidémique, si tant est que cette maladie soit réelle, il serait injuste et impolitique à la fois de sévir.

L’autre qualité de la peine, celle de se prêter aisément à la comparaison, a fait désirer qu’il y eût une seule espèce de peine susceptible de graduation, c’est-à-dire non seulement divisible, mais encore propre à être indéfiniment augmentée. Deux peines semblent répondre à ce désir, la peine pécuniaire, la peine de l’emprisonnement ; la peine corporelle proprement dite, c’est-à-dire la peine afflictive, quoiqu’elle présente, physiquement parlant, la même condition, n’y répond point, parce que sa graduation en ce sens dégénérerait en immoralité et en barbarie. Si les crimes chez nous étaient moins nombreux et moins graves, la peine de l’emprisonnement pourrait être adoptée comme peine unique. Mais malheureusement, dans l’état de nos mœurs des peines plus graves paraissent nécessaires, si on ne veut pas laisser les bons en proie aux méchants, ou si on ne veut pas laisser à chacun le soin de prévenir, sur son âme et conscience, les attaques auxquelles il se verra en proie, c’est-à-dire si l’on ne veut pas laisser l’ordre social se dissoudre entièrement. Il est vrai qu’on peut joindre à l’emprisonnement de durs traitements, de durs travaux ; mais alors la peine n’est plus l’emprisonnement, c’est les afflictions corporelles et morales qui l’accompagnent. Toutefois, il faut convenir que l’emprisonnement, susceptible de s’élever graduellement de l’emprisonnement commun accompagné d’une occupation obligée, mais simple, à la réclusion avec des travaux pénibles, tels que ramer sur les galère, nettoyer les ports, les cloaques, semble être la peine la plus apte pour le but dont il s’agit, et il est à souhaiter que les progrès de la civilisation et des mœurs, joints au perfectionnement des moyens contre l’évasion des condamnés, permettent finalement de s’y borner et d’abolir même la peine de mort.

La même peine, nous l’avons fait voir, ne saurait être édictée contre tous les délits. Mais d’après quelles règles graduer les peines ? Si le principe de la justice était notre principe fondamental, il faudrait répondre que c’est la peine la plus propre à rétribuer l’immoralité de l’action. Malheureusement l’imperfection de notre nature et de notre état social, en particulier, est telle, que nous ne saurions prendre pour guide ce principe si beau. Nous devons tendre à le réaliser ; mais nous ne devons pas négliger d’aller au plus pressé, c’est-à-dire de conserver l’ordre social pour un temps, faute de pouvoir le fonder d’une manière plus durable.

Ici commence la tâche de la prudence, de la politique ; c’est d’après plusieurs règles ou vues combinées que la mesure relative de la peine doit être déterminée. Le principal point de vue, c’est sans doute le degré du trouble apporté méchamment à la paix publique ; mais en même temps l’on doit prendre en considération la facilité qu’il y a de commettre le délit, et par conséquent la difficulté qui existe pour la société, ou pour ses membres, de s’en garantir par une vigilance ordinaire. Ainsi il serait difficile de veiller à la garde des ustensiles aratoires qu’on est forcé d’exposer dans les champs et par conséquent d’abandonner à la foi publique ; il serait difficile de veiller aux récoltes exposées de même ; il est donc nécessaire que la loi pénale réprime plus énergiquement l’enlèvement de ces objets, qu’un enlèvement fait dans une maison habitée, quoique l’un et l’autre semblent indiquer un même degré de perversité. Si la nécessité sociale force ainsi le législateur de s’écarter du principe de la justice, il ne faut cependant pas sacrifier entièrement celle-ci à ce désir de la répression, de crainte qu’un tel système pénal ne tourne contre son propre but. Ainsi nous n’admettons pas le système de la répression purement psychologique qui renforce indistinctement les peines en proportion de l’attrait qu’offrent les délits, par conséquent aussi en proportion de la facilité qu’il y a de les commettre.

Une autre considération qui doit entrer dans la détermination du taux de la peine, c’est le degré de méchanceté manifesté par le coupable. L’intention criminelle qui a présidé au délit, souvent n’est pas la seule qui ait animé le coupable. Il a projeté et exécuté un vol, mais à tout événement il s’est armé, pour le commettre ; ainsi il était résolu de tuer s’il le fallait ; pourquoi le législateur n’aggraverait-il pas la peine pour ce cas là ? De même il peut naître, à l’occasion de la perpétration de tel délit, plus de danger pour la société, qu’il n’en naîtrait de la perpétration même d’un autre délit qui n’est ni plus ni moins criminel, si on l’envisage uniquement sous le rapport de sa nature interne. Ainsi l’incendie d’une propriété située dans le voisinage d’un dépôt de poudre, est plus dangereux que celui d’une propriété située hors d’un tel voisinage ; le législateur ne peut-il, ne doit-il pas menacer le premier d’une forte peine ?

Mais la question la plus intéressante de toutes, c’est celle de savoir quelles actions le législateur doit incriminer. Ici se manifeste davantage l’impossibilité de mettre en pratique le système de la justice absolue. D’après ce système, en effet, toutes les actions injustes être punies, la justice l’exigeant indistinctement. Cependant où mènerait la mise en pratique de cette règle ? Elle mènerait tout droit au despotisme et à la tyrannie. Si tous les actes injustes doivent être punis le magistrat doit aussi rechercher tous les actes injustes, et comme la plupart se commettent dans l’ombre, il lui faudra sans cesse pénétrer dans l’intérieur du domicile et de la famille, scruter tous les actes de l’homme, l’interroger lui et les siens sur toutes choses. Une telle inquisition est-elle compatible avec notre état de civilisation ? Ne suppose-t-elle pas la théocratie et ne menace-t-elle pas le développement des plus nobles facultés de l’homme ? Non, l’homme (la société) n’est destiné à vivre sous la tutelle d’aucun de ses semblables, et si la Providence est la tutrice du genre humain, sa bonté et sa puissance infinies font tourner en bienfait sa surveillance illimitée. L’on est donc forcé de revenir à cette idée fondamentale, que le délit est l’attaque contre la paix publique, ou contre ce que le législateur a cru devoir assimiler à la paix publique, dans la vue de prévenir l’exagération de la propre défense. Le choix des actes dommageables aux particuliers qu’il voudra incriminer comme délits, sera une œuvre de la prudence politique, pesant toutes les circonstances. Comme il aura pourvu au dédommagement du particulier lésé par le délit au moyen de l’organisation de la justice civile, il sera sobre à déclarer délits des actes de ce genre ; ainsi le vol domestique pourra être incriminé comme délit, le simple stellionat ne le sera point.

D’un autre côté, la loi pénale ne regardera pas comme attaques contre la paix publique des actes qui, bien qu’intéressant l’ordre public, pourront être envisagés comme appartenant à un autre de choses que celui dont une loi terrestre doit s’occuper. Les croyances, les opinions religieuses, par exemple, ne sont pas de son domaine ; que les action produits de ces croyances, de ces opinions, soient réglées par elle, on ne peut y faire d’objection raisonnable ; mais la persuasion, la foi, la pensée, doivent rester libres, à peine de tomber sous le joug d’une inquisition théocratique. Si, hors des actions qu’elles produiront, les opinions peuvent donner encore lieu à des incriminations pénales, ce sera tout au plus à raison de ce qu’elles auraient été publiées, c’est-à-dire que le fait de la publication sera l’action criminelle ; encore ce fait doit-il moins être regardé comme l’action du délinquant que comme l’instrument de cette action.

Aussi peu que les opinions, les vices, comme tels, doivent être l’objet de la répression pénale. Que des actes, produits de ces vices, de l’ivrognerie, du mensonge, par, exemple, soient incriminés s’ils troublent la paix publique, qu’ainsi les coups et blessures donnés par l’ivrogne, que l’escroquerie, le faux commis par le menteur soient réprimés par la loi pénale, rien de plus sage ; mais incriminer les vices comme tels, c’est encore s’exposer à une tyrannie inquisitoriale.

Il serait à souhaiter que le législateur n’eût à réprimer par les peines que des actes véritablement criminels ; mais un état social compliqué ne permet pas de se borner à cette répression. Il y a des actes tellement propres à conduire l’homme au crime, et dont il est par leur nature si difficile de garantir la société ou ses membres, qu’il a fallu les défendre comme pour eux-mêmes et abstraction faite de toute intention criminelle positive. La loi, par ces considérations, a dû créer une obligation dont la violation volontaire est à regarder comme un délit. C’est ainsi que dans plusieurs législations, il est défendu de dépouiller les morts sur le champ de bataille ; la raison en est que le tolérer serait exposer les blessés à rester sans secours ou même à être tués. Les lois de police proprement dites ne présentent presque que des cas de cette nature. Il est sans doute inutile de dire que la peine à édicter contre de pareils délits, ne peut ordinairement être qu’une peine correctionnelle. C’est ce qu’on doit surtout dire d’une espèce de délits de police que les finances, le commerce et l’industrie ont pour ainsi dire imposée aux États modernes ; je veux dire les délits fiscaux ou bursaux. Aussi longtemps qu’il y aura des contributions indirectes, aussi longtemps qu’il y aura des douanes, il faudra bien aussi prévoir et pour ainsi dire créer des délits fiscaux ; mais que ces délits soient aussi restreints que possible, et que les peines édictées contre les délinquants n’excèdent pas les peines correctionnelles.

Il reste à parle de l’application de la loi pénale, considérée sous le point de vue de la graduation de la peine. Déjà nous avons vu que le principe de la justice exige que cette application ait lieu par le magistrat au nom de la société. Ni la vengeance privée ni la police ne sauraient exercer cette tâche ; la première conduirait la société à sa dissolution, la seconde conduirait au régime de la police. Mais lors même qu’on pose en principe que c’est par un magistrat véritable, c’est-à-dire par un juge indépendant, que la justice criminelle doit être administrée, il reste à déterminer de quelle manière il appliquera aux délits les peines légales. Sans doute le système des peines arbitraire n’est guère compatible avec les principes précédemment établis ; il ne peut être libre même au juge, de punir à son gré soit d’une amende, soit de la peine de mort. Mais pour cela le législateur doit-il soigneusement déterminer la peine de chaque délit, de manière que, le fait une fois constaté aux yeux du juge, celui-ci n’ait plus qu’à appliquer telle peine légalement déterminée par sa nature et son genre ?

Il semble que nos mœurs ne comportent pas cette rigueur. L’état compliqué de notre société entraîne naturellement une telle variété dans les actions, qu’il serait souvent contraire au principe de la graduation des peines, de punir de la même manière des actions essentiellement différentes quant à la moralité, quoique pareilles matériellement. Sans donc tomber dans l’arbitraire, un moyen peut être employé qui prévienne un tort qu’un système d’égalité rigoureuse entraînerait inévitablement. Ce moyen est de laisser au juge la détermination de la durée des peines temporaires, et du montant des peines pécuniaires, en renfermant néanmoins sa décision entre un maximum et un minimum ; et quant aux autres peines qui ne comportent point de taux, d’autoriser le juge, s’il trouve des circonstances atténuantes dans la cause, de descendre d’un degré la peine à appliquer, et d’infliger celle qui vient après celle-ci dans l’échelle pénale ; même on peut étendre cette faculté à tout le système des peines en général.

Après avoir ainsi tâché de présenter le principe d’un système pénal rationnel et moral, exposons le système pénal qui nous régit en vertu de nos lois positives. Dans cette exposition de l’ensemble de notre droit criminel, nous devons nécessairement paraître plus d’une fois aride, les lois criminelles positives étant naturellement renfermées dans une sphère étroite. Cette réflexion nous servira de justification auprès de ceux qui auraient pu s’attendre à des théories plus philosophiques. En droit criminel positif moins qu’ailleurs, l’écrivain ne peut s’abandonner à son imagination ou même à sa spéculation.

Signe de fin