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LE PASSAGE À L’ACTE

Extrait du « Traité de droit criminel »
de MM. Merle et Vitu
avec l’autorisation des auteurs (1)

40. Importance criminologique de l’étude du passage à l’acte. — S’il est vrai, comme l’assurait E. De Greeff, que nous sommes tous des délinquants virtuels, seul le passage à l’acte permet de différencier le délinquant du non-délinquant. Cette remarque est d’ailleurs valable dans toutes les perspectives criminologiques, car même si seulement certains individus sont prédisposés à la criminalité, tous ne deviennent pas effectivement criminels. Le délinquant est celui qui passe à l’acte. Pourquoi et comment franchit-il ce seuil redoutable devant lequel les autres gardent leur sang-froid ou ne sont même pas tentés ? Nous sommes ici au cœur du problème de la criminogenèse, et son importance est capitale. Car si l’on parvient à découvrir les conditions du passage à l’acte, il sera possible de recenser les syndromes de l’état dangereux, ces faisceaux de symptômes qui alertent le criminologue sur la probabilité d’un dénouement délictueux. Et si, allant plus loin, on réussit à démonter le mécanisme qui transforme cet état dangereux en état criminel, on pourra intervenir plus efficacement pour l’empêcher de fonctionner.

Section I : Les conditions du passage à l’acte

41. Les apparences trompeuses du passage à l’acte. — Le crime frappe souvent par sa soudaineté et par la futilité des motifs qui l’ont immédiatement déclenché. Un homme délaissé par sa maîtresse tire sur elle parce qu’elle chante ou le regarde avec un certain sourire. Un père de famille tue son enfant parce qu’il a très mal à la tête et qu’il ne peut supporter d’entendre ses cris. Un piéton frôlé par une voiture sort brusquement un couteau de sa poche et frappe mortellement le conducteur. Un automobiliste prend en charge une auto-stoppeuse sur la route et au bout d’un moment la viole. Après leur crime, les uns et les autres diront sincèrement : « Je ne sais ce qui m’a pris tout à coup, je n’étais plus moi-même ».

Dans la tragédie classique, enfermée dans la convention des trois unités de temps, d’action et de lieu, le crime se réduit à ce bref moment, à « ce jour détes­table où s’est produit le carnage, comme l’écrivait Racine. Mais Racine n’était pas dupe et savait fort bien que « quelques crimes précèdent toujours les grands crimes » ou qu’ « un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux, un perfide assassin, un lâche incestueux ». Le droit pénal, comme le théâtre, « isole le drame pour l’étudier à l’état pur, au sens où le chimiste isole un corps pur ». Or, dans la vie quotidienne, le drame n’est jamais pur, permanent, continu. Les moments dramatiques sont discontinus, entrecoupés par des périodes d’oubli, préparés par des successions d’événements.

Autrement dit, le passage à l’acte n’a que l’apparence de la soudaineté. Le crime n’est qu’une longue patience, résultat d’une morne application quotidienne, souvent inconsciente, du criminel, et d’une conjonction de circonstances funestes. Selon l’heureuse formule de M. Pinatel, « le crime est la réponse d’une personnalité à une situation ». Le passage à l’acte exige donc en principe qu’une « personnalité criminelle » soit placée dans une situation criminogène. Il ne faut pas cependant généraliser. La réunion de ces deux conditions n’est pas toujours nécessaire. II arrive souvent que l’occasion seule fasse le larron : par exemple, le délinquant primaire qui, à la suite de circonstances particulières, commet une infraction, n’a peut-être pas une véritable mentalité criminelle. Inversement, il y a des cas où une personnalité structurée pour le crime recherche et suscite l’occasion qui ne se présente pas.

Quoi qu’il en soit, prises ensemble ou séparément, la personnalité criminelle et les situations criminogènes sont génératrices de ce que l’on appelle l’état dangereux.

§ 1. — La personnalité criminelle

42. Les freins qui empêchent le non-délinquant de passer à l’acte. — Il ne peut échapper à un observateur attentif des grands courants de la pensée criminologique que l’élaboration du concept de personnalité criminelle est l’un des points culminants de toutes les recherches entreprises. Les explications biologiques, socio-culturelles, ou psychiques de la délinquance débouchent toutes à un carrefour à partir duquel les routes convergent et aboutissent à un être humain nécessairement doté d’une personnalité... Une personnalité qui est tissée de multiples influences maléfiques dont les criminologues ont patiemment établi l’inventaire. Une personnalité, autrement dit un caractère, un tempérament, une manière d’être, de penser, d’agir et de réagir devant les gens et les choses, un Moi, disent les psychologues.

Cette personnalité s’enrichit, si l’on peut dire, d’une dimension nouvelle lorsque l’individu prédisposé est effectivement passé à l’acte. Car elle possède alors un élément spécifique qui la différencie des autres. Cet élément dynamique est peut-être même le seul qui soit commun à tous les délinquants. Car l’on vient au crime par des chemins multiples et variés, mais tous ceux qui, au bout de la route, ont franchi le dernier seuil ont ensemble un trait qui les unit et qui parachève leur personnalité criminelle. Il est donc tentant pour l’homme de science de rechercher les composantes de cette personnalité criminelle.

Une bonne méthode pour conduire cette étude consiste à prendre le problème à l’envers et à se demander ce qui empêche le non-délinquant de passer à l’acte. C’est ce qu’a fait à la fin du siècle dernier Manouvrier en s’inspirant de considérations très simples. Il suffit en effet que chacun de nous s’introspecte, car nous ne manquons pas de tentations. Qui n’a pas, dans un moment de colère, réprimé un geste de violence ? Quel homme d’affaires n’a pas côtoyé la malhonnêteté ? Qui n’a pas un jour ou l’autre convoité le bien d’autrui ? Et pourquoi ces mouvements vers l’infraction ont-ils avorté ? Divers freins, mis en lumière par Manouvrier, ont pu jouer, depuis les plus nobles jusqu’aux plus terre à terre : le sentiment de l’immoralité de l’acte ou de son caractère odieux ; la crainte du châtiment, et de toutes ses conséquences : la peine, la perte consécutive de l’emploi, la déconsidération et l’opprobre qui s’attache au nom de malfaiteur, les difficultés matérielles de l’exécution du crime, la pitié pour la victime...

Chez le délinquant qui est passé à l’acte, ces freins d’ordre moral, pénal, matériel et affectif n’ont pas joué. Le criminel est semblable à l’homme normal lorsque, avant de commettre son crime, il est soumis aux tentations, aux impulsions, aux déterminismes, aux situations criminogènes de la condition humaine. Mais il devient anormal lorsqu’il se singularise en cédant à ces poussées. N’est-ce pas là le signe que le délinquant possède dans sa personnalité des traits psychologiques qui sont en opposition avec ceux qui retiennent le non-délinquant ? M. Pinatel a tenté, en s’appuyant sur de nombreuses analyses criminologiques faites dans les domaines les plus divers par les spécialistes de toutes tendances, de dégager ces composantes spécifiques de la personnalité criminelle.

43. Les composantes de la personnalité criminelle. — Égocentrisme, labilité, agressivité, indifférence affective, tels sont selon M. Pinatel, les quatre caractères fondamentaux de la personnalité qui sous-tendent le passage à l’acte.

Le délinquant est égocentriste, il a tendance à tout rapporter à soi-même et à se considérer comme le centre de l’univers. Il en résulte diverses conséquences importantes du point de vue du passage à l’acte qui ont été bien mises en évidence par De Greeff. Jugeant son attitude d’après ses critères personnels, le délinquant a toujours tendance à légitimer sa faute « en dévalorisant les lois et les hommes, en se démontrant que l’hypocrisie est universelle et qu’il est encore plus honnête, lui, que ceux qui auraient à le juger ». Mais, en même temps, il est porté à éprouver un « sentiment d’injustice subie », car la notion de justice n’est jamais suspendue : « tous ces êtres expliquent leur vie et leurs attitudes par les injustices et les maladresses dont ils ont été l’objet... ». Ainsi s’explique, selon M. Pinatel, le défaut d’inhibition qu’ils manifestent vis-à-vis de l’opprobre social.

Le délinquant est labile, il est exposé à tomber, faiblir à la moindre secousse. De ce fait, il est incapable d’être inhibé par la menace de la sanction pénale.

Mais il est aussi agressif et c’est ce qui lui permet de renverser les obstacles matériels et les difficultés de l’entreprise criminelle. M. Pinatel, synthétisant divers travaux, attire l’attention sur les formes et les mécanismes de cette agressivité (agressivité physiologique ou pathologique, psychophysiologique ou psychosociale).

Enfin le délinquant est atteint d’indifférence affective, qui le rend « aveugle et sourd » à ce que l’exécution du crime comporte d’odieux. Cette indifférence affective peut être soit une « composante solidifiée et structurée de la personnalité criminelle », soit, comme l’a montré De Greeff, la manifestation d’un processus évolutif et transitoire d’inhibition affective ou de désengagement affectif.

Mais encore faut-il pour que l’individu ainsi structuré passe à l’acte qu’il rencontre la situation propice.

§ 2. - Les situations criminogènes

44. Distinction entre le milieu du développement et le milieu du fait. — Lorsqu’ils étudient les facteurs mésogènes, les criminologues font une distinction entre le « milieu du développement », qui influence la formation et l’évolution de la personnalité (la famille, les groupes sociaux, etc.), et le « milieu du fait », c’est-à-dire les situations dans lesquelles est placé le délinquant au moment de son crime. C’est ce milieu du fait qui joue un rôle plus ou moins important dans le déclenchement du passage à l’acte.

Des classifications peuvent faciliter la compréhension de ces situations criminogènes. On oppose, par exemple, les situations spécifiques (dans lesquelles l’occasion de commettre une infraction est toujours présente, mais les modalités d’exécution dépendent des circonstances) aux situations amorphes (qui obligent à rechercher l’occasion de l’infraction et à employer une technique opératoire définie). On distingue aussi les situations instantanées et les situations permanentes.

Le criminologue suédois Kinberg a recensé quelques saisissantes hypothèses de situations spécifiques : la situation « pré-incestueuse » (caractérisée chez le père de famille par une cessation de l’activité sexuelle conjugale due à la maladie, la vieillesse, la mort ou l’indifférence affective de l’épouse, et par l’intimité de la vie familiale et l’autorité paternelle qui orientent l’instinct sexuel du sujet vers ses filles), la situation de « tourmenteur d’épouse » (qui pousse la femme à tuer son mari pour faire cesser ses brutalités), la situation de « tueur de maîtresse » (la maîtresse veut rompre, l’amant désespéré décide de se suicider devant elle, et finalement il la tuera aussi), la « situation de viol » (une jeune fille accepte de monter dans la voiture d’un inconnu ou de l’accompagner à son domicile, mais finalement résiste aux avances qu’elle avait imprudemment suscitées). On pourrait en décrire beaucoup d’autres provoquées, comme le note Seelig, par la conjonction de la misère ou de toute autre cause et des conditions de travail (le père de famille qui ne subvient pas à ses besoins avec son traitement modeste et qui cède à la tentation de dérober les marchandises de son patron ; le comptable saisi par le démon du jeu, qui puise dans la caisse).

Parmi les situations amorphes, il faut citer aussi la misère, la fréquentation des bandes qui, lorsque l’occasion du crime ne se présente pas, poussent l’individu à la rechercher.

D’autre part, on met de plus en plus l’accent à l’heure actuelle sur le rôle que joue la victime en tant qu’élément essentiel de la situation précriminelle. Toute une criminologie victimologique retient l’attention. La victime peut être, soit un agent actif du crime, soit un agent passif. Elle est un agent actif lorsque précisément sa situation de victime la pousse à commettre une infraction (hypothèse dite du « criminel-victime » : la femme maltraitée par un mari alcoolique qui se soustrait à sa condition en tuant son tourmenteur). Elle est un agent passif mais un agent tout de même, lorsqu’elle est une « victime latente », prédisposée à jouer ce rôle, ou lorsqu’elle attire le crime par son attitude (imprudence, provocation, légèreté, consentement, etc.). La victime intervient donc parfois elle aussi comme facteur de dangerosité.

45. L’état dangereux. — Le concept d’état dangereux, inventé à la fin du siècle dernier par le positiviste italien Garofalo, disciple de Lombroso, a connu parmi les criminologues de toutes tendances un grand succès.

Garofalo définissait la temibilita comme « la perversité constante et agissante du délinquant et la gravité du mal que l’on peut redouter de sa part, en d’autres termes, sa capacité criminelle ». Dans sa pensée, cette notion, dans laquelle il englobait aussi le degré d’inadaptation sociale, devait servir de guide dans le choix de la sanction applicable à l’infracteur. Mais les criminologues ont considérablement étendu son champ d’utilisation, non seulement pour mesurer, après le crime, « le degré de sociabilité qui reste », mais aussi avant le crime pour dépister, prévoir et faire cesser l’état dangereux.

Dans la stricte perspective de la criminogenèse, l’état dangereux constitue en quelque sorte le signal d’alarme qui permet de déceler la plus ou moins grande probabilité du passage à l’acte. Il est le produit de l’équation « Personnalité criminelle + situation criminogène ». Mais il peut aussi résulter seulement de l’un ou de l’autre de ces éléments dont les criminologues s’efforcent de doser l’intensité par l’application de méthodes de diagnostic appropriées. Car la personnalité criminelle, notamment, n’est évidemment pas structurée de la même manière chez tous les individus : les traits respectifs d’égocentrisme, de labilité, d’agressivité, d’indifférence affective, sont plus ou moins accusés, en sorte que les « seuils délinquantiels » ne se situent jamais au même niveau.

Cependant, si la mise en évidence de l’état dangereux permet de prévoir la possibilité ou la probabilité du passage à l’acte, elle ne suffit pas à expliquer complètement le passage à l’acte lui-même. Car même lorsque toutes les conditions préalables sont réunies, d’autres mécanismes interviennent au moment où le sujet devient un délinquant.

Section II : Le mécanisme du passage à l’acte

§ 1. — Les motivations dans le passage à l’acte

46. Les tourbillons de la motivation criminelle. — Les juges ont tendance à insérer le crime, qui est un accident de la raison et un défi au rationnel, dans un schéma intellectuel cartésien. Les juges pratiquent la logique judiciaire et ne peuvent s’empêcher, en reconstituant le déroulement de l’action criminelle, de remettre de l’ordre dans ce qui fut seulement désordre et inconséquence.

Or les motivations qui servent de levier au passage à l’acte sont souvent superficielles, illogiques, contradictoires, morbides, ou troublées par un orage affectif. On risque chaque fois de se tromper, de confondre une motivation apparemment passionnelle avec une motivation utilitaire et, inversement, de voir une préméditation là où elle n’a pas vraiment existé, ou au contraire de prendre pour un. acte impulsif un geste réfléchi et calculé.

La colère, l’irritation, la provocation, l’amour perdu constituent bien sûr des facteurs déclenchants ; mais ils cachent toujours des sentiments plus profonds qui sont à la racine du crime. Le meurtrier passionnel n’est pas véritablement déterminé par l’amour, mais par l’égoïsme, la haine ou l’esprit de vengeance ... L’homme qui a tué dans un accès de rage avait d’autres raisons et vivait avec elles avant sa crise... Dans les meurtres de bars, si fréquents lorsque, après une dispute entre mauvais garçons, l’un d’eux sort son revolver et tire, il y a là toutes les apparences d’un règlement de comptes ; mais, en réalité, la plupart du temps c’est la peur qui est à l’origine de ce coup de feu ; dans ce milieu où l’on est armé, si les discussions s’aigrissent, chacun craint l’autre et le réflexe défensif est de tirer le premier...

La motivation criminelle se dégage donc d’un tourbillon ou d’un ouragan mental et, une fois la tempête apaisée, le délinquant s’aperçoit parfois qu’il a choisi la plus mauvaise solution à une situation qui pouvait en comporter de moins dommageables.

Le tourbillon des motivations surgit parfois en quelques instants. Parfois, i] est plus long et s’étire dans un processus complexe qu’étudient les criminologues.

§ 2. - Les processus du passage à l’acte

Plusieurs criminologues ont formulé des hypothèses sur le mécanisme du passage à l’acte. Certains ont une conception atomistique du passage à l’acte. Ils réduisent le travail psychique du délinquant à un seul phénomène localisé dans le temps au jour de l’infraction (alors qu’il n’y a pas véritablement de crime soudain), et ils accordent aux mobiles de l’acte une importance excessive (alors que le mobile n’est que l’apparence logique d’un geste irrationnel). Plus sérieuse est la conception globale, qui procède d’une recherche de toute la vie psychique et sociale du sujet avant le crime. Dans cette dernière perspective, on retiendra à titre d’exemples les théories proposées par Sutherland, Di Tullio, et surtout De Greeff.

47. Le processus de maturation criminelle décrit par Sutherland. — Sutherland a tenté de décrire « les constantes du comportement criminel susceptibles d’expliquer pourquoi tel individu a commis tel crime, à tel moment et de telle manière ». Parmi ces constantes, on trouve chez les criminels invétérés le processus de maturation.

En réalité, ce processus de maturation précède le passage à l’acte proprement dit. C’est un processus d’adaptation du sujet à l’idée criminelle. L’individu passe à l’acte lorsqu’il a atteint l’ « âge criminel », c’est-à-dire le moment de sa vie où sa criminalité a terminé son développement. Cette maturité criminelle est acquise lorsque le sujet a assimilé une attitude générale envers la criminalité et lorsqu’il a complètement acquis la connaissance des techniques criminelles d’exécution. La maturation peut se terminer très tôt ou très tard. Ainsi, un enfant éduqué dans une zone où la délinquance est élevée peut atteindre la maturité criminelle à 12 ou 14 ans. Mais le processus peut être beaucoup plus long si le futur délinquant vit dans un milieu honnête. Par exemple, un comptable ou un caissier qui, pendant des années, a parfaitement rempli ses fonctions, et qui éprouve tout à coup des besoins au-dessus de ses moyens (du fait du jeu, d’une maîtresse exigeante ou de toute autre cause inavouable), se trouve placé devant un problème « incommunicable » à son entourage. Il finit par se rendre compte qu’il peut résoudre ce problème en violant la confiance de ses patrons et en utilisant les moyens dont sa profession lui a enseigné l’usage ; il se convainc d’ailleurs facilement qu’il a l’intention de rembourser les fonds ainsi « empruntés », et se met ainsi d’accord avec les valeurs morales de son milieu. Jusqu’au jour où il lui arrivera peut-être de poursuivre ses détournements en abandonnant toute idée de remboursement et de s’identifier alors avec les attitudes des criminels... Malheureusement, si à propos des comptables indélicats ce processus de maturation rend parfaitement compte du mécanisme du passage à l’acte, dans la majorité des cas ce genre d’explication ne dépasse pas le stade de la formation de la personnalité criminelle.

48. Le processus crimino-dynamique décrit par Di Tullio. — Di Tullio, en quelques pages suggestives, formule des vues générales sur la crimino-dynamique, qu’il oppose à la criminogènes. Il distingue les facteurs prédisposants, les facteurs préparants, et les facteurs déclenchants. Les facteurs préparants, les plus fréquents, selon lui, sont les états émotifs et passionnels, les intoxications alcooliques, et tous les phénomènes qui s’expliquent à travers la suggestion. Quant aux facteurs déclenchants, ils existent en général dans toutes les circonstances qui, pour faible que soit leur force causale, sont toujours nécessaires pour l’accomplissement de l’acte criminel, car elles sont responsables de l’anéantissement des résistances individuelles. Le passage à l’acte, ou la dynamique criminelle, est actionné en effet par un mauvais fonctionnement « des forces inhibitoires, et plus précisément des forces crimino-répulsives ».

Tel est là le schéma général, un peu maigre, qui, selon cet auteur, ne peut guère être précisé davantage, car la majorité des caractéristiques de la dynamique criminelle sont variables selon chaque cas particulier. Di Tullio s’est cependant efforcé d’analyser dans une perspective différentielle les processus crimino-dynamiques des délits contre la propriété, contre la personne humaine, ou des délits sexuels les plus répandus. Mais ses descriptions concernent surtout les facteurs prédisposants ou préparants de ces infractions ; elles font moins bien saisir la dynamique du déclenchement.

C’est Étienne De Greeff qui a été incontestablement le plus loin dans ce domaine.

49. Le processus d’acte grave dans certains homicides décrit par Étienne De Greeff. — De Greeff, dont tous les travaux ont été centrés sur la vie intérieure du criminel, a assimilé le processus criminogène de l’homicide à celui de l’acte grave, c’est-à-dire de l’acte qui implique une option capitale. Le type de l’acte grave auquel De Greeff s’est référé pour édifier sa théorie est la conversion religieuse, telle qu’elle a été analysée chez les précivilisés par Allier.

Le processus qui conduit à l’accomplissement de l’acte grave comporte quatre phases principales : la phase de 1’assentiment inefficace, la phase de 1’assentiment formulé, la phase de la crise, et le dénouement. L’élément essentiel de ce processus est le « devenir » du sujet : ce que le criminel est devenu psychologiquement, généralement sans le savoir, devenir qui n’est perceptible que dans une étude portant sur une longue durée, car seule la durée permet de saisir l’évolution ou la stagnation.

L’étape initiale de l’assentiment inefficace est l’aboutissement d’un lent travail inconscient. Une occasion quelconque révèle au sujet « un état souterrain préexistant » : un rêve, la lecture d’un fait divers, une conversation, un film ou toute autre circonstance lui fait entrevoir par une sorte d’association d’idées ce que, sans le savoir encore clairement, il souhaitait vaguement depuis quelque temps, par exemple la disparition de son conjoint, dont il est las. Il accepte alors l’idée de cette disparition possible. Mais la mort de son conjoint est représentée dans son esprit comme un phénomène objectif dans lequel il ne prend personnellement aucune part. La mort n’est pas son œuvre ; il imagine qu’elle puisse résulter de la nature des choses, d’un accident de la route, d’une maladie, d’un cataclysme, d’un suicide... Mais il envisage cette possibilité sans déplaisir : acquiescement encore inefficace, puisque le sujet ne se représente pas encore en tant qu’auteur de ce drame. Nous retrouvons ici les sourdes incitations du diencéphale et des fonctions incorruptibles sur lesquelles De Greeff a beaucoup insisté.

Dans la plupart des cas, la velléité homicide très indirecte et très détournée s’arrête là, car l’équilibre est vite rétabli par une réaction morale. Mais quelquefois cela va plus loin. L’assentiment, d’inefficace, devient alors un acquiescement formulé. Tout en continuant à s’efforcer de penser que la disparition pourra s’accomplir sans son concours, le sujet commence à se mettre lui-même en scène en tant qu’adjuvant de l’œuvre destructrice. Mais la progression de cette idée passe par des hauts et des bas. Le travail de dévalorisation de la victime alterne avec l’examen des inconvénients du crime. A ce stade, « un rien peut faire accomplir un bond prodigieux en avant ou susciter une fuite éperdue ». Le crime peut même survenir prématurément au cours de cette période, alors que la préparation du criminel n’est pas complète ou qu’il n’a pas eu le temps ou la hardiesse « de se regarder lui-même ». Une ivresse, une discussion, un événement hors série, une occasion exceptionnelle offerte par le hasard précipitent les choses. C’est ici, note De Greeff, que pourront se situer des actes mal exécutés ou dont l’éclosion apparemment soudaine trompera la justice sur leur véritable signification (processus d’acte subit et irréfléchi). Mais, souvent, le dénouement est précédé d’une crise.

La crise est le signe que l’homme « marche à reculons » vers un acte aussi avilissant qu’un crime. Il ne s’y détermine qu’après une véritable « agonie morale ». Il faut qu’il se mette d’accord avec lui-même, qu’il légitime son acte. Plus il est « stabilisé dans des pratiques morales lui enjoignant la réprobation d’un tel acte, et plus il lui faudra de temps pour s’adapter à cette déchéance ». Quelques criminels cependant, pour surmonter cette pénible crise, s’imposent à eux-mêmes un processus avilissant « en se créant une personnalité pour qui le crime ne soit plus une chose grave et tabou ». Selon la fine observation de De Greeff, ce processus correspond à un des aspects du péché mortel dans la religion catholique, car la gravité de la faute « ne réside pas seulement dans la matérialité du fait homicide mais dans les dispositions d’âme que le sujet s’inflige ou recherche, pour en devenir capable, ou pour pouvoir les justifier ».

Après le dénouement, on constate généralement un changement d’attitude. Le délinquant, qui se trouvait auparavant dans un état d’émotivité anormale va manifester, selon les cas, un soulagement, des regrets, de la joie ou de l’indifférence. « Toute la personnalité du criminel se trouve condensée à ce moment-là. »

Ce schéma général, étudié par De Greeff à propos de l’homicide « utilitaire peut évidemment comporter des modalités variées selon les infractions commises.

Ainsi, dans le crime passionnel, De Greeff aperçoit un « processus suicide » et un « processus de réduction ». Le processus suicide apparaît lorsque l’amant abandonné se rend compte qu’il est en train de perdre un être d’une valeur infinie. La vie n’a plus d’intérêt pour lui. Il songe au suicide, mais souvent y renonce et il reste alors profondément désengagé, indifférent à son propre sort. C’est cette indifférence qui lui donnera l’audace nécessaire pour réaliser son crime. Mais le passage à l’acte exigera une deuxième transformation psychologique : le processus de réduction par lequel le futur criminel, après avoir dans un premier stade du conflit revalorisé au maximum l’être aimé, va le ramener à une abstraction responsable en même temps qu’il revalorisera « certaines choses qui avaient été délaissées : son propre moi, sa réputation, son argent trop facilement donné... ».

De Greeff a, d’autre part, beaucoup insisté sur certains éléments fondamentaux qui sous-tendent le processus criminogène : le sentiment d’injustice subie, le désengagement, l’inhibition affective.

Le sentiment d’avoir subi une injustice caractérise la réaction criminelle de nombreux délinquants, notamment chez les déséquilibrés, les récidivistes, instables et inadaptés sociaux. Ils ne « suspendent jamais » la notion de justice qui les habite. Presque tous les voleurs, même les occasionnels, justifient leur délit par l’injustice du monde. Ce sentiment aide le criminel dans la période d’acquiescement formulé.

La réaction de désengagement, déjà notée par De Greeff dans le processus suicide du crime passionnel, est également fréquente dans les autres infractions. Elle est consciente. L’inhibition affective, au contraire, s’accomplit sans participation du sujet.

§ 3. — Les suites psychologiques du passage à l’acte

50. Réaction du criminel après son crime. — Oreste pourchassé par les Érinyes, Lady Macbeth obsédée par le sang qu’elle ne peut effacer de ses mains et qui imprègne ses narines, ces images littéraires ne sauraient être transposées dans la réalité sans précautions ni distinctions.

« Plus un criminel, écrit De Greeff, se comporte après les faits comme l’auteur d’un acte raté, qui demande pardon à sa victime et voudrait la sauver, plus il se rapproche du normal. Au contraire, plus longtemps persiste l’attitude et le plaisir homicide après les faits, et plus la situation est grave.

La gamme des réactions des criminels dans le moment qui suit le crime est en effet variée : regrets ou remords, indifférence, soulagement, persistance d’une sorte de rage dévastatrice, expression de la volonté de recommencer à la prochaine occasion..., tout cela est possible et s’observe quotidiennement.

Les regrets suivent généralement l’acte de ces individus qui, en contemplant le résultat de leur oeuvre criminelle, ont brusquement l’impression d’avoir accompli leurs gestes dans un état de « court-circuit » mental : « Tout s’est passé comme si ce n’était pas moi, comme si je ne savais pas qui a fait ce mal », a dit le curé d’Uruffe lors de son arrestation. Cette sensation de dépaysement morale, propre aux criminels qui ne se croyaient pas capables de franchir ce pas, n’exclut pas le sentiment de culpabilité ; bien souvent, elle l’avive et favorise ainsi le désir d’expiation.

La réaction d’indifférence ou de désengagement, si bien décrite par De Greeff, se rencontre chez les criminels qui, ayant longuement vécu la préparation psychologique de leur acte, considèrent le résultat comme une conclusion logique de leur projet. Ils ont fait ce qu’ils voulaient accomplir et ils n’éprouvent pas le besoin de dramatiser davantage. On peut alors prendre pour du cynisme un comportement qui traduit seulement la sensation de la tâche remplie : cette femme, par exemple, qui après avoir tué son mari infidèle sort de son sac à main une glace et une houppette pour se repoudrer le visage... ; ou cet homme qui vient de larder sa maîtresse de coups de couteau et dit aux policiers, très calme : « Laissez-moi au moins le temps de me laver les mains ... » ; ou encore cette jeune femme qui, s’étant enfin décidée à noyer son bébé pour satisfaire le désir de son amant, télégraphie à celui-ci : « Catherine décédée. A bientôt peut-être... » ; ou ce mot surprenant de Pauline Dubuisson au soir de son crime : « Pourrai-je continuer mes études de médecine ? »

Cette indifférence immédiate est trompeuse, car elle est souvent suivie à plus long terme de remords profonds qui peuvent conduire le criminel au suicide.

Chez les obsédés qui ont vécu dramatiquement la maturation de leur passage à l’acte, ou chez les déséquilibrés sexuels, la réalisation du crime provoque au contraire un agréable sentiment de soulagement. C’est le cas chez les étrangleurs ou chez les éventreurs. Mais quelquefois le criminel, insatisfait, n’étanche pas en seul acte toute la soif de ses besoins morbides. Il s’acharne alors sur sa victime et la tue en quelque sorte « plusieurs fois », ou bien il la dépèce sadiquement.

L’appréciation du degré d’état dangereux d’un criminel est donc commandée en partie par le type de réaction qu’a manifesté le sujet immédiatement après le passage à l’acte.


(1) Les lecteurs qui souhaiteraient approfondir le « passage à l’acte » trouveront dans l’ouvrage de MM. Merle et Vitu (édition Cujas) une bibliographie et un abondant appareil de notes, que nous n’avons pas reproduits.

Signe de fin