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RAPPORT SUR LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE

Par Gabriel TARDE
Extrait du « Bulletin de l’Union internationale de droit pénal »
-  Session de Paris, 1893  -

On sait que la sociologie criminelle
a pris naissance dans les travaux de Enrico Ferri.
Ce que l’on sait moins c’est que son domaine
et que ses rapports avec le droit criminel
ont longtemps donné lieu à de vives controverses.

Le rapport de G. Tarde reproduit ci-dessous
éclaire ces points avec d’autant plus de pertinence
que l’auteur était lui-même très favorable
à l’ouverture du droit criminel vers des disciplines,
certes parfois simplement complémentaires,
mais fort enrichissantes pour qui cherche à connaître
de manière approfondie le phénomène criminel
et à apprécier la responsabilité d’un prévenu.

On notera en particulier avec quelle précision
G. Tarde examine les liens étroits qui unissent
l’évolution de la Société et l’évolution du Droit.

La Sociologie criminelle, pourrait-on dire avec assez de justesse, est au Droit pénal ce que la physiologie pathologique est à la médecine. La Sociologie en général, pourrait-on ajouter, est au Droit ce que la physiologie est à l’Hygiène, entendue dans le sens le plus large du mot, comme l’art de vivre sainement, dont l’art de guérir n’est qu’une partie. La législation, en effet, soit civile, soit criminelle, est avant tout un art, et sur quoi un art peut-il s’appuyer pour croître, si ce n’est sur une science ? Ce n’est pas qu’on n’ait longtemps vu la médecine se préoccuper fort peu de l’étude des organes et des fonctions, des découvertes du microscope dans le monde des cellules ou dans celui des microbes, et demander ses recettes à un amalgame de superstitions et de préjugés, comme on a vu jadis le législateur criminel n’avoir pas le moindre souci des lois qui président à l’organisation et au fonctionnement des sociétés, des données de la statistique appliquée aux mœurs, aux vices et aux crimes, et n’avoir égard qu’à des maximes traditionnelles acceptées de confiance. Mais la médecine n’est devenue un art rationnel que le jour où elle a commencé à se fonder sur l’expérience scientifique, et le Droit pénal n’a été vraiment digne du nom de Droit qu’à partir du moment où il a fait de la Sociologie criminelle sans le savoir.

Une question plus difficile et plus discutable que celle des rapports du Droit pénal avec la Sociologie criminelle, serait celle des rapports du Droit pénal avec la Sociologie pure et simple, ou, à l’inverse, celle des rapports du Droit civil avec la Sociologie criminelle. À cette dernière question se rattachent toutes les réformes juridiques de nature civile, politique ou administrative, que la connaissance des causes du crime indique comme les meilleurs canaux dérivatifs de l’activité délictueuse (« Sostituvi penali » d’Enrico Ferri). Quand on préconise certaines assurances ouvrières ou certaines autres institutions socialistes pour mettre fin aux explosions meurtrières de dynamite ou aux monstrueux scandales financiers dont la presse retentit dans plusieurs grands pays européens à la fois, on fait l’application de cette idée — avec plus ou moins de bonheur, d’ailleurs — à des préoccupations de l’heure présente. Quant aux rapports du Droit pénal avec la Sociologie non criminelle, c’est un terrain beaucoup plus inexploré et non moins fertile. Il s’agit des lumières que la connaissance intime de la vie normale des sociétés, des forces qui s’y déploient, des besoins et des idées qui s’y pressent ou s’y heurtent, peut fournir au criminaliste. Quels sont les actes humains qu’il doit inscrire sur la liste des délits ou des crimes, et à quel rang ; ou quels sont ceux qu’il en doit rayer ou déplacer ?

Évidemment il ne peut répondre à cela sans avoir étudié, par des méthodes précises, par la statistique industrielle et commerciale notamment, par d’autres documents aussi où se marque au juste la hausse ou la baisse de telle ou telle croyance, de telle ou telle observance religieuse, les changements survenus dans les principes directeurs et les fins motrices de la conduite honnête. C’est la direction, c’est la proportion des courants divers de l’activité laborieuse qui désigne au législateur, en chaque pays et à chaque époque, les actes antisociaux au premier chef ou ceux qui ont cessé de l’être.

Mais d’abord qu’est ce que la Sociologie ? Puisque, après tout, les faits sociaux ne sont qu’une rallonge des faits vitaux, il est loisible de la définir une biologie supérieure. C’est un peu vague, malheureusement, un peu banal, et il ne sort pas grand’chose de cette définition, si on la presse. La Sociologie me paraît être plutôt, avec plus de précision à coup sûr, une psychologie collective.

Les organismes humains ne s’associent entre eux que par un organe, le cerveau, et par certaines fonctions seulement de cet organe, les fonctions mentales supérieures. Tout le reste, bras, jambes, torse, n’est associé que médiatement et accessoirement. Les esprits seuls, en se rapprochant, sont susceptibles d’engendrer cette mutuelle aimantation qui les transforme et les assimile intérieurement les uns aux autres. Chacun de ces esprits, il est vrai, reçoit de son corps les forces, les impulsions caractéristiques, où il puise sa mise sociale, son apport particulier dans ce grand trésor de petites ou grandes initiatives, plus ou moins imitées et suivies, que chaque âge épure ou grossit, coordonne et organise, ou dissout et recompose.

La Sociologie doit donc prêter grande attention aux fonctions corporelles, mais uniquement au point de vue de leur action sur les fonctions spirituelles en ce que celles-ci ont de communicable aux autres esprits, c’est-à-dire en ce qui a trait à l’intensité et à la direction de ces deux grandes forces internes, la force de croire et la force de vouloir. Car rien n’est plus transmissible à autrui que ces deux énergies psychologiques, et, si une partie de nos sensations ou de nos émotions l’est aussi, c’est à la faveur de la conviction ou de la volonté qui s’y incarne et s’y exprime. La Sociologie a donc pour domaine essentiel tous les faits de communication entre esprits et tous leurs effets.

Elle doit étudier l’action de contact ou à distance, — et à des distances croissantes ou décroissantes suivant les temps, — que chaque esprit exerce sur d’autres par ses affirmations ou ses négations, par ses ordres ou ses défenses, ou mieux, sans rien affirmer ni commander expressément, par ses exemples qui ont toujours quelque chose d’affirmatif ou d’impératif, et, comme tel, de suggestif. Elle doit suivre les courants de convictions et les courants de volontés collectives, qui résultent de là; noter la hausse ou la baisse, le grossissement ou l’amincissement de ces courants; montrer les concours ou les conflits de ces divers courants de croyance ou de ces divers courants de désir, quand ils se rencontrent, et dégager les lois logiques d’interférence ou de combinaison qui président à ces chocs ou à ces accouplements ; enfin, faire voir comment et pourquoi ces forces concourantes ou concurrentes parviennent à s’organiser en un double système plus ou moins cohérent, plus ou moins stable, de propositions explicites ou implicites qui se confirment ou ne se contredisent pas trop, et de desseins avoués ou inavoués qui s’entraident ou ne se contrarient pas trop. Ces deux systèmes s’entrelacent et collaborent pour la formation de n’importe quelle œuvre collective, mais ils n’en sont pas moins distincts, et c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui donne le ton. Le système des jugements est prédominant dans l’élaboration des langues, des religions, des philosophies ; le système des desseins, dans celle des gouvernements, des industries, des arts.

Le Droit a cela de particulier que la combinaison des deux systèmes s’y opère par l’entière subordination apparente de l’un à l’autre, de la hiérarchie des intérêts à la hiérarchie des principes, la solidarité utilitaire des premiers s’y présentant sous la forme d’un enchaînement logique des seconds, tandis qu’en réalité, au fond, ce sont ceux-ci qui y sont subordonnés à ceux-là, mais aussi, et c’est important, consacrés par ceux-là. Le Droit, en somme, est engendré par la réflexion mutuelle et intime de ces deux systèmes l’un sur l’autre, il est l’expression et l’élaboration logique d’une préoccupation téléologique : c’est là son originalité et l’explication de sa vertu propre.

S’il en est ainsi, nous comprenons sans peine les transformations du Droit : elles dérivent des transformations de la valeur. Chaque fois que, par la diffusion et la force grandissantes d’un besoin, d’un intérêt, ou par son resserrement et son atténuation, l’équilibre des valeurs est dérangé, comme on en a la preuve par la variation proportionnelle des prix ; chaque fois qu’ainsi un des innombrables canaux inégaux entre lesquels se répartit et se ramifie le fleuve du Désir national, grossit ou s’amincit, il devient nécessaire de remanier la législation, sorte de carte originale de ce bassin. Quand la richesse mobilière est née, et que, avec elle, ont grandi le désir de l’acquérir ainsi que la croyance en l’importance de son acquisition, le Droit mobilier se fait jour, se développe aux dépens du Droit immobilier, et, autant la loi avait auparavant entouré d’entraves l’aliénation des biens, autant maintenant elle la favorise. Quand le besoin de s’instruire et la foi en la vertu de l’instruction ont monté jusqu’à un certain niveau, l’instruction obligatoire est édictée ou n’est pas loin de l’être. Quand le besoin de pensée libre est plus général et plus intense que celui de pensée unanime, la liberté de penser devient dogme juridique.

Les transformations du Droit criminel, en particulier, s’expliquent de la sorte. Elles se modèlent sur les transformations du Délit, qui, elles aussi, se règlent sur celles de la valeur. Là est le lien, aussi étroit que possible, entre la Sociologie criminelle et le Droit pénal. Parmi toutes ces formes d’activités où se canalise le fleuve éparpillé du Désir et de la Croyance collectifs, il en est dont le caractère propre est de nuire à toutes les autres, et de leur nuire sciemment et volontairement en violant les droits qui les consacrent. Tout acte qui implique un jugement contradictoire à d’autres jugements, même très nombreux, et une volonté contraire à d’autres volontés, même très nombreuses, n’est point un délit. Il est des contradictions et des contrariétés de ce genre parfaitement honnêtes ; et même le progrès en est fait. Un métallurgiste qui inaugure un nouveau et meilleur procédé pour fabriquer l’acier contredit et contrarie tous les autres métallurgistes ; un lampiste inventeur d’une lampe perfectionnée, un boulanger inventeur d’un perfectionnement dans la cuisson du pain, nuisent à tous les autres lampistes ou à tous les autres boulangers. Mais, si les concurrents seront lésés par ces innovations, les consommateurs seront favorisés ; il y aura plus que compensation.

D’ailleurs, même si cette compensation n’avait pas lieu, si, comme il arrive souvent dans toutes les carrières, la vogue du nouveau-né, préjudiciable aux anciens, ne se justifiait par aucun mérite réel et ne rendait service à personne, cette concurrence, pour être fâcheuse en somme, n’aurait néanmoins rien de délictueux. Mais, si les intérêts lésés sont protégés par un monopole légal, si les opinions contredites sont des dogmes proclamés religion d’État, et si ce monopole industriel ou religieux est un droit appuyé sur l’adhésion intellectuelle et morale du public, non sur la seule autorité arbitraire du législateur, toute lésion effective et volontaire de ces intérêts, toute négation extérieure et consciente de ces dogmes sera réputée délit, le plus souvent aux yeux mêmes de son auteur. Réputée à tort peut-être ; par exemple, nous n’admettons plus les délits d’opinion ; mais si c’est une fausse application, ce n’en est pas moins une application, de cette définition vraie : le délit est un acte qui est présumé nuire à tout le monde. Autant vaut dire que c’est un acte qui viole un droit ; car le respect du droit, même privé, est un intérêt public, plus ou moins considérable, et est la seule chose d’intérêt public.

La définition est insuffisante pourtant. Tous les jours les plaideurs qui succombent dans des litiges civils sont démontrés avoir violé le droit de leurs adversaires, et ne sont point réputés malfaiteurs. Mais c’est qu’il s’agit d’un droit dont le respect est un intérêt public trop faible pour que ses blessures soient ressenties et émeuvent l’opinion, ou bien, s’il s’agit d’un droit important, c’est qu’il a été violé inconsciemment et involontairement, c’est-à-dire d’une manière qui n’est pas propre à alarmer le public.

Car, nous l’avons dit, il n’y a de contagieux dans les actes humains que ce qu’ils ont d’affirmatif et de volontaire. C’est par ce caractère qu’un homme, en agissant, suggestionne autrui et même s’autosuggestionne. À l’origine de toute habitude, comme à l’origine de toute mode ou de toute coutume, il y a un acte de volonté et un acte de foi. Nul préjudice accidentel ne tend à devenir habituel ni à se reproduire par imitation. On comprend donc que les actes sciemment et volontairement nuisibles à tous se soient signalés de tout temps à l’attention, à la réprobation humaine, et que, dans le clavier des émotions humaines, une touche spéciale, le sentiment de l’indignation, leur soit affectée, par la même raison que notre sensibilité nous offre certains signes spéciaux, les sensations sonores ou visuelles par exemple, pour marquer nettement et mettre hors de pair, en un relief accusé, certaines espèces d’ondulations physiques particulièrement importantes à notre égard. Notre sentiment moral, à ce point de vue, joue ce même rôle de moniteur qui appartient à nos sensations : celles- ci ne sont pas plus utiles à la conservation organique que celui- là au salut social.

Ajoutons vite qu’il ne suffit pas à un acte nuisible d’être volontaire et conscient pour faire naître le danger d’une habitude criminelle et d’une épidémie criminelle. Si cet acte est une aberration passagère du sujet, et répugne à son caractère fondamental, permanent, identique à soi, sauf cette altération d’un moment ; si d’autre part, cet acte a lieu dans une société dissemblable à l’agent, et, par suite, réfractaire à son influence, — car on s’assimile d’autant plus qu’on se ressemble davantage et d’autant moins qu’on se ressemble moins, — dans ces deux hypothèses, il y a peu à redouter la reproduction de ce mauvais exemple. Voilà pourquoi, en partie, je me suis attaché ailleurs à fonder expressément la responsabilité morale, comme je crois qu’on l’a toujours fait sans y penser, sur ces deux conditions complémentaires: l’identité personnelle et la similitude sociale.

Ce sont là, en effet, les conditions personnelles qui, lorsqu’elles se rencontrent chez l’agent, rendent ses actes punissables, c’est-à-dire obligent à les frapper de châtiments où s’exprime, en caractères diversement colorés, suivant la diversité des usages, mais bien visibles et connus de tous, l’indignation publique. Ces peines ont pour objet de garantir l’agent contre ses propres entraînements, et d’élever une digue contre l’imitation de son modèle.

Ici intervient utilement et nécessairement l’anthropologie, en même temps que la sociologie. Empêcher les innéités inquiétantes, qui se révèlent dès le bas âge, de se dessiner en habitudes vicieuses, les habitudes vicieuses d’aboutir au crime, le crime d’engendrer l’habitude criminelle, l’habitude criminelle de se propager contagieusement : voilà le but de la Pénalité. Comment peut-il être atteint si ce n’est par un législateur ou un juge qui connaisse à fond, d’une part, les variétés de la psychologie individuelle, les anomalies étudiées par nos aliénistes ou nos anthropologistes, d’autre part, les ressources que présente la société pour l’aider à redresser ou à utiliser ces forces divergentes ? Si légitime que soit l’aspiration de la science sociale à se faire son royaume à elle, il ne faut pas qu’elle songe, sous peine de suicide, à se retrancher des sciences vivantes, où elle plonge ses racines et puise toute sa force, même celle qu’elle emploie à les repousser parfois. La sociologie, détachée de la biologie, dont elle est la fleur terminale, n’est qu’une fleur coupée, un cadavre décoratif, qui va se desséchant dans les abstractions froides. Cela est surtout vrai de la sociologie criminelle.

Si la sociologie pure et simple, sans épithète, doit s’occuper de la réfraction que chaque race ou chaque variété normale de l’espèce humaine fait subir au rayonnement imitatif ; si elle doit noter curieusement en chacune d’elles sa fécondité en génies de tel ou tel ordre, qui ont dispersé de nouvelles semences au vent de l’histoire; si elle doit étudier la psychologie du génie, les conditions cérébrales autant que sociales de l’invention, point de départ de l’imitation ; pareillement, la sociologie criminelle a le devoir de pénétrer dans la psychologie physiologique et pathologique du criminel, d’examiner ses rapports avec celle de l’aliéné, de discuter les thèses contradictoires en partie du crime-atavisme, du crime-folie, du crime-maladie, et d’extraire de toutes ces recherches quelques résultats nets qu’elle puisse offrir au législateur. Là est le point délicat.

En attendant, puisqu’il s’agit, disions-nous, de rester vivants, et puisque nous avons comparé le Droit pénal à la médecine, gardons-nous, sous prétexte de science et de naturalisme, d’offenser sans une nécessité impérieuse le sentiment moral. Car la moralité est chose plus profonde que plusieurs ne semblent le penser: elle est la traduction sociale d’un texte vital, d’une réalité substantielle, bien antérieure à nos sociétés. Et elle est la vie même de celles-ci, leur vis medicatrix à coup sûr. Que peut le plus éminent médecin, même aidé du meilleur pharmacien, si ce n’est de seconder ce praticien caché qui agit en nous et sans lequel nous ne saurions guérir du plus léger rhume ? Ainsi seraient inefficaces toutes les panacées pénitentiaires sans la coopération de ces sentiments épurateurs, éliminateurs, fortifiants, que la vue du crime et du criminel suscite dans un public sain. Les diriger, soit ; mais craignons de les amortir. Il faut, quand on est législateur, même pour les réformer, s’y conformer. Tout est perdu si le milieu social, après avoir été le complice vague du criminel, ne devient pas ensuite, par la plus salutaire des contradictions, l’auxiliaire puissant du justicier.

Nous venons de dire à quelles conditions personnelles est soumise la responsabilité criminelle, j’entends la responsabilité morale à la fois et pénale. Mais pour qu’il y ait responsabilité criminelle, il faut d’abord qu’il y ait crime ; il faut donc que l’acte, indépendamment de la personne de l’agent, ait présenté aux yeux du législateur les conditions réelles requises pour mériter d’être interdit sous menace de flétrissure. Qu’est-ce que le crime ? On en a essayé beaucoup de définitions, les unes dogmatiques, les autres utilitaires, d’autres sentimentales, toutes défectueuses. L’une des plus spécieuses est celle de Garofalo, d’après laquelle est crime tout acte qui blesse fortement le sentiment moyen de pitié et de probité dans un temps et un pays donné. Elle a été réfutée ; je me bornerai à faire observer qu’il s’agit pour le législateur non de souscrire aveuglément et passivement aux sentiments d’un peuple et d’un âge, sol bien mouvant pour une bâtisse juridique, mais de les utiliser en les redressant, de les contrôler en les respectant. Les sentiments ne sont que des produits d’une chimie mentale où se combinent en nous, avec quelques sensations ou quelques images spéciales, des croyances et des désirs, des jugements et des volitions. C’est à ces éléments qu’il faut remonter pour apprécier le mérite de ces combinaisons.

Et c’est ce que font, à leur insu, ceux qui définissent dogmatiquement ou utilitairement le délit. Ceux-ci, les utilitaires, qualifient crime tout acte très contraire à la volonté générale ; ceux-là, les dogmatistes, tout acte émanant d’une pensée nettement contradictoire aux principes cardinaux de la pensée publique. Les uns et les autres se placent à un point de vue exclusif et insuffisant ; il faut les unir pour les compléter les uns par les autres. Deux savants, qui se sont évertués ici à exprimer en termes tout mécaniques une notion toute sociale, ont dit que le caractère distinctif de l’acte criminel est de produire dans l’univers un déficit définitif de la somme totale des forces instables.

Pareillement, quoiqu’à l’extrême opposé de leur point de vue, nous dirons que le crime est un acte qui produit par lui-même un léger déficit, mais qui, s’il était imité sans entrave, (car son premier caractère essentiel, nous le répétons, est d’être imitable, et le défaut capital de toutes les définitions essayées est de l’avoir omis) produirait dans le monde social un déficit énorme de la somme de croyance et de la somme de désir, de la sécurité et de la prospérité, dont la société dispose. Chacun de nous porte avec lui partout un bagage invisible de connaissances et d’espérances — deux formes de la croyance —, qui constituent son petit trésor de foi : il est persuadé qu’il vivra, que ses enfants vivront, que son argent est bien placé, que ses débiteurs ne feront pas faillite, il sait tout ce qu’on lui a appris à l’école, à l’église ou ailleurs ; autant de certitudes d’autant plus inconscientes que plus profondes. Et la somme de tous ces petits trésors individuels, c’est le grand trésor national de foi, appelé de noms divers, Opinion publique, Conscience publique, Crédit public. Tout délit est un amoindrissement direct ou indirect de ce bien immense. C’est là son danger.

Il ne faudrait pas beaucoup d’affaires du Panama, des banques d’émission ou des fonds guelfes, pour porter une atteinte mortelle au crédit public, ni beaucoup d’explosions de dynamite pour nous ramener à l’insécurité sociale des âges barbares. Un autre péril, mais peut-être moindre, c’est que le crime tend aussi à attiédir ou à éteindre ce grand foyer national de chaleur motrice, de désir, de passion, qui se compose de tous nos petits désirs, de toutes nos petites passions particulières en tant qu’elles s’entraident ou qu’elles convergent à un même idéal.

Il appartient au législateur de juger quels sont les actes qui ont le double effet de diminuer la sécurité et la prospérité publiques ; c’est ce que je disais tout à l’heure en rattachant la théorie du droit pénal à la théorie des valeurs : valeur, en effet, signifie à la fois jugement et besoin ; un objet vaut d’autant plus qu’il est plus fortement et plus généralement jugé propre à satisfaire un besoin plus intense et plus répandu. Par suite, dire que le législateur, en délibérant chaque article de son chapitre des obligations, a fait une prisée de valeurs inégales en conflit, c’est dire qu’il a sacrifié non seulement un intérêt à un autre intérêt, mais encore une opinion à une autre opinion. En rédigeant les articles du Code pénal, il n’a pas fait autre chose : seulement ici l’inégalité des valeurs comparées est immense ; l’intérêt et le jugement de tout le monde sont mis en balance avec l’intérêt et quelquefois le jugement d’un seul. La loi ne prend pas la peine de dire qu’elle a sacrifié le poids infinitésimal au poids infini ; mais elle punit l’individu qui a fait le sacrifice précisément inverse. — Remarquons que les croyances et les désirs, les principes et les intérêts du pays sont souvent en opposition ; de là la difficulté de l’art de légiférer, car le législateur doit ménager à la fois les intérêts et les principes, se conformer le plus possible à ceux-ci comme à ceux-là, mais, quand il le faut, sacrifier les uns aux autres, tantôt plus, tantôt moins, dans une mesure variable, indiquée par le but qu’il poursuit.

Il suit de là que la question de savoir s’il est possible de rédiger un Code pénal éternellement et universellement juste doit être résolue par la négative. La foi nationale, la passion nationale vont changeant d’objets, et, par suite d’adversaires.

Une autre conséquence, c’est que le Droit pénal ne saurait s’empêcher d’être une échelle de délits et de crimes, ni, dans une certaine mesure, d’être un tarif de peines. Qu’il se fonde sur l’utilité et la volonté ou sur la croyance générales, il doit juger les actes humains d’autant plus criminels qu’ils sont un obstacle à la satisfaction de besoins plus forts et plus nombreux, ou qu’ils s’attaquent à des croyances plus enracinées et plus vulgarisées. Il y aura donc des degrés de criminalité, et ainsi de pénalité, parce qu’il y a des degrés de désir et des degrés de croyance. Toutefois, la peine devra toujours être en partie indéterminée, pour permettre au juge, dans les limites d’un minimum et d’un maximum très distincts, d’avoir égard aux considérations tirées de l’examen biographique, psychologique, anthropologique, du coupable. — La nature de la peine aussi devra varier d’après les temps et les lieux, c’est-à-dire d’après l’état de l’industrie, des arts, des mœurs, d’après l’état social en un mot. La privation du droit de vote suppose la conquête politique du droit de vote ; l’amende suppose un certain progrès industriel qui a rendu possible la diffusion de la richesse mobilière. Le simple blâme judiciaire va s’aggravant avec la possibilité et la facilité d’une publicité plus étendue et plus prompte.

Les règles légales relatives à la complicité doivent se tenir au courant des changements sociaux dus à une civilisation progressive. La variété et le nombre des complicités possibles s’accroissent avec ce progrès. Au début des sociétés, il y a deux ou trois manières d’être complice, et le nombre des complices est strictement limité par les bornes étroites du groupe social le plus proche. Mais, de nos jours, voyez combien de personnes disséminées sur tout le continent européen, ou même au-delà, ont profité sciemment des escroqueries commises dans nos grandes affaires financières, et de combien de manières différentes.

Il y a une minorité criminelle, en quelque sorte, très distincte de la minorité civile, et plus abaissée. Chez nous, c’est l’âge au-dessous de seize ans. Pour la fixation de cet âge minimum de la responsabilité criminelle présumée, la loi doit se référer à l’état social encore. La précocité des perversités criminelles va croissant avec la civilisation ; donc l’âge de la minorité criminelle doit aller en s’abaissant. Le nouveau Code pénal italien échelonne la responsabilité sur divers âges, mais, quoiqu’il abonde ici en distinctions, on peut dire qu’en somme il abaisse l’âge de la présomption de responsabilité, car il la fixe à quatorze ans et non à seize. — Il est curieux de noter qu’à l’inverse de la minorité criminelle, la minorité civile va s’élevant avec le progrès social. Dans les âges barbares, on était majeur civilement, parmi nos ancêtres, à quatorze ans, comme on l’est chez nous à vingt et un ans. On atteignait alors l’âge du contrat avant d’avoir atteint l’âge du crime ; c’est le contraire à présent. Cette inversion se justifie-t-elle ? Je n’en vois pas bien la raison.

En ce qui concerne l’incrimination, est-il nécessaire de rappeler ses variations historiques, les crimes de blasphème, d’hérésie, de sorcellerie, de bougrerie, de suicide, rayés de nos Codes, — la violation de sépulture, grand crime jadis, à présent simple délit — le délit de coalition, le délit de grève, transformé en droit à la grève, — la mendicité, œuvre sainte au Moyen-âge, maintenant passible de poursuites, etc. ? N’est-il pas manifeste que, si certains crimes cessent de l’être, si de nouveaux crimes les remplacent, si la gravité proportionnelle des actes délictueux ou criminels varie énormément, cela tient au changement survenu dans l’importance proportionnelle de divers besoins et de divers principes ? Et sera-t-il possible d’expliquer autrement que par la sociologie certains nouveaux crimes, tels que les attentats à la dynamite ou les escroqueries supérieures de nos grands financiers, qui, par leur but et leurs procédés tiennent essentiellement à notre état social ?

Un seul mot de plus pour montrer le rôle capital que joue en Droit pénal l’extension graduelle et incessante de ce que j’appelle le domaine social (indépendamment des frontières politiques d’États) par l’inévitable effet du rayonnement des exemples et du nivellement social qui s’ensuit. Si le meurtre vindicatif de la femme par le mari trompé est blâmé chaque jour davantage par l’opinion et tend à n’être plus excusé par la loi, et si, au contraire, le meurtre vindicatif du mari ou de l’amant par la femme délaissée indigne de moins en moins, est-ce que cela ne prouve pas simplement que les deux sexes s’assimilent et se nivellent ? Je le crois. Ce qu’on ne contestera pas, c’est que la cause indiquée rend seule compte de la tendance, générale aujourd’hui, au développement du Droit pénal international, au développement en particulier de l’extradition et à l’élargissement de l’idée de récidive. Le nouveau Code italien a marqué à cet égard un notable progrès sur le nôtre, parce que la civilisation a beaucoup progressé dans l’intervalle des deux. Sans entrer dans le détail des réformes qu’il inaugure, il est permis de conclure avec M. Louis Paoli que « le scandale, auquel on assiste dans notre législation (française), de l’impunité d’un méfait commis par un étranger qui a fui le lieu du crime, est définitivement conjuré par l’Italie ». Pourquoi ce scandale a-t-il dû être conjuré, si ce n’est parce qu’il avait grandi d’année en année ? Et pourquoi avait-il grandi si ce n’est parce qu’un crime contre un Européen d’une nationalité autre que la nôtre suscitait en nous une indignation toujours croissante, plus près d’égaler l’indignation suscitée par un crime contre un de nos compatriotes ? Le besoin se fait sentir aussi d’une notion de la récidive qui s’étende aux délits successifs commis en différents États.

Je ne puis avoir la prétention d’épuiser mon sujet, et il me suffit de ces quelques exemples à l’appui des considérations générales qui les ont précédées. Une dernière considération, cependant, se présente d’elle-même. Le seul fait qu’il se dessine dans une société un courant d’idées tel que celui de l’Anthropologie ou de la Sociologie criminelle doit avertir le législateur, même le plus opposé à ces idées, qu’il y a lieu pour lui d’en tenir compte, et notamment de réformer son Code pénal dans le sens d’une part plus large faite à la préoccupation de la psychologie du criminel. Et, de fait, ce souci toujours croissant d’analyses psychologiques, si surprenant en apparence dans une société qui se dit de plus en plus positiviste et utilitaire, doit se communiquer au législateur et au juge, s’ils veulent se mettre au ton de leur temps. Ce n’est donc pas sans raison, par exemple, que, dans l’article 51 du Code pénal italien, nous voyons la douleur aiguë, aussi bien que la colère, comprise parmi les causes d’atténuation de la responsabilité. La douleur ! Combien elle va s’avivant, et combien son importance va grandissant, autant que son intensité, à mesure que le cerveau humain se complique et s’affine ! Combien la sympathie pour la douleur, aussi, et la pitié pour celui qui souffre, se développent et s’étendent ! Tout n’est pas factice dans la religion socialiste de la souffrance humaine, dans la passion littéraire de tant de romanciers et de leurs innombrables lecteurs pour les formes infinies de la misère humaine. C’est aussi une des caractéristiques de notre âge de chercher en tout malfaiteur un malheureux, et de rechercher jusqu’à quel point il est coupable. Par suite, l’école d’anthropologie criminelle a eu beau, à ses débuts, prêcher la sévérité, le souci exclusif de l’intérêt général, le dédain des questions de responsabilité morale, il a suffi qu’elle fût une école de psychologues et qu’elle répondît au besoin psychologique du public, pour que le résultat dernier de ses progrès ait été, non de supprimer, mais de poser plus passionnément que jamais le problème de la culpabilité, de la responsabilité morale. Car, il s’agit de porter un jugement sur un acte considéré dans ses causes psychologiques, et cela qu’est-ce, si ce n’est un jugement moral ?

Signe de fin