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LES MENEURS DE FOULES

Extrait de « PSYCHOLOGIE DES FOULES » [ 1895 ]( II-3 )
de Gustave Le BON
( Éd. Livres généraux, p. 51)

Dès lors qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis,
qu'il s'agisse d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes,
ils se placent d'instinct sous l'autorité d'un chef. »
C’est par cette phrase que l’auteur
introduit le chapitre figurant ci-dessous.

L’ouvrage mérite d’être lu dans son ensemble,
car il est le premier qui s’attache de manière scientifique
au phénomène des foules, pourtant connu depuis des siècles,
puisqu’il est à l’origine des séditions et des révoltes,
de massacres de minorités ou de lynchages de suspects.

§ 1 -  LA PERSONNALITÉ DES MENEURS DE FOULES

Dans les foules humaines, le chef réel n’est souvent qu’un meneur, mais, comme tel, il joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour duquel se forment et s’identifient les opinions. Il constitue le premier élément d’organisation des foules hétérogènes et prépare leur organisation en sectes. En attendant, il les dirige. La foule est un troupeau servile qui ne saurait jamais se passer de maître.

Le meneur a d’abord été le plus souvent un mené. Il a lui-même été hypnotisé par l’idée dont il est ensuite devenu l’apôtre. Elle l’a envahi au point que tout disparaît en dehors d’elle, et que toute opinion contraire lui parait erreur et superstition. Tel, par exemple, Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de Rousseau, et employant les procédés de l’inquisition pour les propager.

Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes de pensée, mais des hommes d’action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l’être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à l’inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Quelque absurde que puisse être l’idée qu’ils défendent ou le but qu’ils poursuivent, tout raisonnement s’émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne les touchent pas, ou ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel, famille, tout est sacrifié. L’instinct de la conservation lui-même est annulé chez eux, au point que la seule récompense qu’ils sollicitent souvent est de devenir des martyrs. L’intensité de leur foi donne à leurs paroles une grande puissance suggestive. La multitude est toujours prête à écouter l’homme doué de volonté forte qui sait s’imposer à elle. Les hommes réunis en foule perdent toute volonté et se tournent d’instinct vers qui en possède une.

De meneurs, les peuples n’ont jamais manqué : mais il s’en faut que tous soient animés des convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que des intérêts personnels et cherchant à persuader en flattant de bas instincts. L’influence qu’ils exercent ainsi peut être très grande, mais elle reste toujours très éphémère. Les grands convaincus qui ont soulevé l’âme des foules, les Pierre l’Ermite, les Savonarole, les hommes de la Révolution, n’ont exercé de fascination qu’après avoir été eux mêmes d’abord fascinés par une croyance. Ils purent alors créer dans les âmes cette puissance formidable nommée la foi, qui rend l’homme esclave absolu de son rêve.

Créer la foi, qu’il s’agisse de foi religieuse, de foi politique ou sociale, de foi en une œuvre, en un personnage, en une idée, tel est surtout le rôle des grands meneurs, et c’est pourquoi leur influence est toujours considérable. De toutes les forces dont l’humanité dispose, la foi a toujours été une des plus grandes, et c’est avec raison que l’Évangile lui attribue le pouvoir de transporter les montagnes. Donner à l’homme une foi, c’est décupler sa force. Les grands événements de l’histoire ont été réalisés par d’obscurs croyants n’ayant guère que leur foi pour eux. Ce n’est pas avec des lettrés et des philosophes, ni surtout avec des sceptiques qu’ont été édifiées les grandes religions qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires qui se sont étendus d’un hémisphère à l’autre.

Mais, dans de tels exemples, il s’agit des grands meneurs, et ils sont assez rares pour que l’histoire en puisse aisément marquer le nombre. Ils forment le sommet d’une série continue descendant de ces puissants manieurs d’hommes à l’ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine lentement ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu’il ne comprend guère, mais dont, selon lui, l’application doit amener sûrement la réalisation de tous les rêves et de toutes les espérances.

Dans toutes les sphères sociales, des plus hautes aux plus basses, dès que l’homme n’est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d’un meneur. La plupart des hommes, dans les masses populaires surtout, ne possèdent, en dehors de leur spécialité, d’idée nette et raisonnée sur quoi que ce soit. Ils sont incapables de se conduire. Le meneur leur sert de guide. Il peut être remplacé à la rigueur, mais très insuffisamment par ces publications périodiques qui fabriquent des opinions pour leurs lecteurs et leur procurent ces phrases toutes faites qui dispensent de raisonner.

L’autorité des meneurs est très despotique, et n’arrive même à s’imposer qu’à cause de ce despotisme. On a remarqué souvent combien facilement ils se faisaient obéir, bien que n’ayant aucun moyen d’appuyer leur autorité, dans les couches ouvrières les plus turbulentes. Ils fixent les heures de travail, le taux des salaires, décident les grèves, les font commencer et cesser à heure fixe.

Les meneurs tendent aujourd’hui à remplacer de plus en plus les pouvoirs publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et affaiblir. La tyrannie de ces nouveaux maîtres fait que les foules leur obéissent beaucoup plus docilement qu’elles n’ont obéi à aucun gouvernement. Si, par suite d’un accident quelconque, le meneur disparaît et n’est pas immédiatement remplacé, la foule redevient une collectivité sans cohésion ni résistance. Pendant une des grèves des employés des omnibus à Paris, il a suffi d’arrêter les deux meneurs qui la dirigeaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n’est pas le besoin de la liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours dans l’âme des foules. Elles ont une telle soif d’obéir qu’elles se soumettent d’instinct à qui se déclare leur maître.

On peut établir une division assez tranchée dans la classe des meneurs. Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais momentanée ; les autres, beaucoup plus rares que les précédents, sont des hommes possédant une volonté à la fois forte et durable. Les premiers sont violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour diriger un coup de main, entraîner les masses malgré le danger, et transformer en héros les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney et Murat, sous le premier Empire. Tel encore, de nos jours, Garibaldi, aventurier sans talent, mais énergique, réussissant avec une poignée d’hommes à s’emparer de l’ancien royaume de Naples défendu pourtant par une armée disciplinée.

Mais si l’énergie de ces meneurs est puissante, elle est momentanée et ne survit guère à l’excitant qui l’a fait naître. Rentrés dans le courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font souvent preuve, comme ceux que je citais à l’instant, de la plus étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de réfléchir et de se conduire dans les circonstances les plus simples, alors qu’ils avaient si bien su conduire les autres. Ce sont des meneurs qui ne peuvent exercer leur fonction qu’à la condition d’être menés eux-mêmes et excités sans cesse, d’avoir toujours au-dessus d’eux un homme ou une idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée.

La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté durable, a, malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup plus considérable. En elle on trouve les vrais fondateurs de religions ou de grandes œuvres : saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, Lesseps. Qu’ils soient intelligents ou bornés, il n’importe, le monde sera toujours à eux. La volonté persistante qu’ils possèdent est une faculté infiniment rare et infiniment puissante qui fait tout plier. On ne se rend pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté forte et continue : rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni les hommes.

Le plus récent exemple de ce que peut une volonté forte et continue, nous est donné par l’homme illustre qui sépara deux mondes et réalisa la tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par les plus grands souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique ; mais la vieillesse était venue, et tout s’éteint devant elle, même la volonté.

Lorsqu’on voudra montrer ce que peut la seule volonté, il n’y aura qu’à présenter dans ses détails l’histoire des difficultés qu’il fallut surmonter pour creuser le canal de Suez. Un témoin oculaire, le docteur Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes la synthèse de cette grande œuvre racontée par son immortel auteur :

Il contait, de jour en jour, par épisodes, l’épopée du canal. Il contait tout ce qu’il avait dû vaincre, tout l’impossible qu’il avait fait possible, toutes les résistances, les coalitions contre lui, et les déboires, les revers, les défaites, mais qui n’avaient pu jamais le décourager, ni l’abattre ; il rappelait l’Angleterre le combattant, l’attaquant sans relâche, et l’Égypte et la France hésitantes, et le consul de France s’opposant plus que tout autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant les ouvriers par la soif, leur faisant refuser l’eau douce ; et le ministère de la marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux, d’expérience et de science, tous naturellement hostiles, et tous scientifiquement assurés du désastre, le calculant et le promettant, comme pour tel jour ou telle heure on promet l’éclipse.

Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs ne contiendrait pas beaucoup de noms ; mais ces noms ont été à la tête des événements les plus importants de la civilisation et de l’histoire.

§ 2 -  LES MOYENS D’ACTION DES MENEURS DE FOULES :
L’AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, LA CONTAGION

Lorsqu’il s’agit d’entraîner une foule pour un instant, et de la déterminer à commettre un acte quelconque - piller un palais, se faire massacrer pour défendre une place forte ou une barricade -, il faut agir sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore l’exemple ; mais il faut alors que la foule soit déjà préparée par certaines circonstances, et surtout que celui qui veut l’entraîner possède la qualité que j’étudierai plus loin sous le nom de prestige.

Mais quand il s’agit de faire pénétrer des idées et des croyances dans l’esprit des foules - les théories sociales modernes, par exemple - les procédés des meneurs sont différents. Ils ont principalement recours à trois procédés très nets : l’affirmation, la répétition, la contagion. L’action en est assez lente, mais les effets de cette action une fois produits sont fort durables.

L’affirmation

L’affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans l’esprit des foules. Plus l’affirmation est concise, plus elle est dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle a d’autorité. Les livres religieux et les codes de tous les âges ont toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d’État appelés à défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant leurs produits par l’annonce, savent la valeur de l’affirmation.

La répétition

L’affirmation n’a cependant d’influence réelle qu’à la condition d’être constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes termes. C’est Napoléon, je crois, qui a dit qu’il n’y a qu’une seule figure sérieuse de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la répétition, à s’établir dans les esprits au point qu’ils finissent par l’accepter comme une vérité démontrée.

On comprend bien l’influence de la répétition sur les foules, en voyant à quel point elle est puissante sur les esprits les plus éclairés. Cette puissance vient de ce que la chose répétée finit par s’incruster dans ces régions profondes de l’inconscient où s’élaborent les motifs de nos actions. Au bout de quelque temps, nous ne savons plus quel est l’auteur de l’assertion répétée, et nous finissons par y croire. De là, la force étonnante de l’annonce. Quand nous avons lu cent fois, mille fois que le meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons l’avoir entendu dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir la certitude. Quand nous avons lu mille fois que la farine Y a guéri les plus grands personnages des maladies les plus tenaces, nous finissons être tentés de l’essayer le jour où nous sommes atteints d’une maladie du même genre. Si nous lisons toujours dans le même journal que A est un parfait gredin et B un très honnête homme, nous finissons par en être convaincus, à moins, bien entendu, que nous ne lisions souvent un autre journal d’opinion contraire, où les deux qualificatifs soient inversés. L’affirmation et la répétition sont seules assez puissantes pour pouvoir se combattre.

La contagion

Lorsqu’une affirmation a été suffisamment répétée, et qu’il y a unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les concours, il se forme ce qu’on appelle un courant d’opinion et le puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir contagieux aussi intense que celui des microbes. Ce phénomène est très naturel puisqu’on l’observe chez les animaux eux-mêmes dès qu’ils sont en foule. Le tic d’un cheval dans une écurie est bientôt imité par les autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné de quelques moutons s’étend bientôt à tout le troupeau. Chez l’homme en foule toutes les émotions sont très rapidement contagieuses, et c’est ce qui explique la soudaineté des paniques. Les désordres cérébraux, comme la folie, sont eux-mêmes contagieux. On sait combien est fréquente l’aliénation chez les médecins aliénistes. On a même cité récemment des formes de folie, l’agoraphobie par exemple, communiquées de l’homme aux animaux.

La contagion n’exige pas la présence simultanée d’individus sur un seul point ; elle peut se faire à distance sous l’influence de certains événements qui orientent tous les esprits dans le même sens et leur donnent les caractères spéciaux aux foules, surtout quand les esprits sont préparés par les facteurs lointains que j’ai étudiés plus haut. C’est ainsi par exemple que l’explosion révolutionnaire de 1848, partie de Paris, s’étendit brusquement à une grande partie de l’Europe et ébranla plusieurs monarchies.

L’imitation, à laquelle on a attribué tant d’influence dans les phénomènes sociaux, n’est en réalité qu’un simple effet de la contagion. Ayant montré ailleurs son influence je me bornerai à reproduire ce que j’en disais il y a plus de vingt ans et qui depuis a été développé par d’autres écrivains dans des publications récentes :

Semblable aux animaux, l’homme est naturellement imitatif. L’imitation est un besoin pour lui, à condition bien entendu, que cette imitation soit tout à fait facile. C’est ce besoin qui rend si puissante l’influence de ce que nous appelons la mode. Qu’il s’agisse d’opinions, d’idées, de manifestations littéraires ou simplement de costumes, combien osent se soustraire à son empire ? Ce n’est pas avec des arguments, mais avec des modèles, qu’on guide les foules. À chaque époque il y a un petit nombre d’individualités qui impriment leur action et que la masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant que ces individualités s’écartassent par trop des idées reçues. Les imiter serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C’est précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur époque n’ont généralement aucune influence sur elle. L’écart est trop grand. C’est pour la même raison que les Européens, avec tous les avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur les peuples de l’Orient ils en diffèrent trop.

La double action du passé et de l’imitation réciproque finit par rendre tous les hommes d’un même pays et d’une même époque à ce point semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s’y soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps auquel ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un individu pour connaître à fond ses lectures, ses occupations habituelles et le milieu où il vit.

La contagion est si puissante qu’elle impose aux individus non seulement certaines opinions mais encore certaines façons de sentir. C’est la contagion qui fait mépriser à une époque certaines œuvres, telles que le Tannhäuser, par exemple, et qui, quelques années plus tard, les fait admirer par ceux-là mêmes qui les avaient dénigrées le plus.

C’est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du raisonnement, que se propagent les opinions et les croyances des foules. C’est au cabaret, par affirmation, répétition et contagion que s’établissent les conceptions actuelles des ouvriers ; et les croyances des foules de tous les âges ne se sont guère créées autrement. Renan compare avec justesse les premiers fondateurs du christianisme aux ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret ; et Voltaire avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne que la plus vile canaille l’avait seule embrassée pendant plus de cent ans.

On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens de citer, la contagion, après s’être exercée dans les couches populaires, passe ensuite aux couches supérieures de la société. C’est ce que nous voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui commencent à gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les premières victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que, devant son action, l’intérêt personnel lui-même s’évanouit.

Et c’est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par s’imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées, quelque visible que puisse être l’absurdité de l’opinion triomphante. Il y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches supérieures d’autant plus curieuse que les croyances de la foule dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance. Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s’en emparent, la déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en plus.

Devenue vérité populaire, elle remonte en quelque façon à sa source et agit alors sur les couches supérieures d’une nation. C’est en définitive l’intelligence qui guide le monde, mais elle le guide vraiment de fort loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis bien longtemps retournés à la poussière, lorsque, par l’effet du mécanisme que je viens de décrire, leur pensée finit par triompher.

§ 3 -  LE PRESTIGE DU MENEUR DE FOULE

Ce, qui contribue surtout à donner aux idées propagées par l’affirmation, la répétition et la contagion, une puissance très grande, c’est qu’elles finissent par acquérir le pouvoir mystérieux nommé prestige.

Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s’est imposé principalement par cette force irrésistible qu’exprime le mot prestige. C’est un terme dont nous saisissons tous le sens, mais qu’on applique de façons trop diverses pour qu’il soit facile de le définir. Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l’admiration ou la crainte ; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par conséquent des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César, Mahomet, Bouddha, par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D’un autre côté, il y a des êtres ou des fictions que nous n’admirons pas, les divinités monstrueuses des temples souterrains de l’Inde, par exemple, et qui nous paraissent pourtant revêtues d’un grand prestige.

Le prestige est en réalité une sorte de domination qu’exerce sur notre esprit un individu, une œuvre ou une idée. Cette domination paralyse toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d’étonnement et de respect. Le sentiment provoqué est inexplicable, comme tous les sentiments, mais il doit être du même ordre que la fascination subie par un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute domination. Les dieux, les rois et les femmes n’auraient jamais régné sans lui.

On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de prestige : le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige acquis est celui que, donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au contraire quelque chose d’individuel qui peut coexister avec la réputation, la gloire, la fortune ou être renforcé par elles, mais qui peut parfaitement exister sans elles.

Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu. Par le fait seul qu’un individu occupe une certaine position, possède une certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige, quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité. Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue d’un prince ou d’un marquis ; et il suffit de prendre de tels titres pour escroquer à un commerçant tout ce qu’on veut.

Le prestige dont je viens de parler est celui qu’exercent les personnes ; on peut placer à côté le prestige qu’exercent les opinions, les œuvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n’est le plus souvent que de la répétition accumulée. L’histoire, l’histoire littéraire et artistique surtout, n’étant que la répétition des mêmes jugements que personne n’essaie de contrôler, chacun finit par répéter ce qu’il a appris à l’école, et il y a des noms et des choses auxquels nul n’oserait toucher. Pour un lecteur moderne, l’œuvre d’Homère dégage un incontestable et immense ennui, mais qui oserait le dire ? Le Parthénon, dans son état actuel, est une ruine dépourvue d’intérêt ; mais il possède un tel prestige qu’on ne le voit plus qu’avec tout son cortège de souvenirs historiques. Le propre du prestige est d’empêcher de voir les choses telles qu’elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les foules toujours, les individus le plus souvent, ont besoin, sur tous les sujets, d’opinions toutes faites. Le succès de ces opinions est indépendant de la part de vérité ou d’erreur qu’elles contiennent ; il dépend uniquement de leur prestige,

J’arrive maintenant au prestige personnel. Il est d’une nature fort différente du prestige artificiel ou acquis dont je viens de m’occuper. C’est une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité, que possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d’exercer une fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent, alors même qu’ils sont socialement leurs égaux et ne possèdent aucun moyen ordinaire de domination. Ils imposent leurs idées, leurs sentiments à ceux qui les entourent, et on leur obéit comme la bête féroce obéit au dompteur qu’elle pourrait si facilement dévorer.

Les grands meneurs de foules, tels que Bouddha, Jésus, Mahomet, Jeanne d’Arc, Napoléon, ont possédé à un haut degré cette forme de prestige ; et c’est surtout par elle qu’ils se sont imposés. Les dieux, les héros et les dogmes s’imposent et ne se discutent pas ; ils s’évanouissent même dès qu’on les discute.

Les grands personnages que je viens de citer possédaient leur puissance fascinatrice bien avant de devenir illustres, et ils ne le fussent pas devenus sans elle. Il est évident, par exemple, que Napoléon, au zénith de la gloire, exerçait, par le seul fait de sa puissance, un prestige immense ; mais ce prestige, il en était doué déjà en partie alors qu’il n’avait aucun pouvoir et était complètement inconnu. Lorsque, général ignoré, il fut envoyé par protection commander l’armée d’Italie, il tomba au milieu de rudes généraux qui s’apprêtaient à faire, un dur accueil au jeune intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la première minute, dès la première entrevue, sans phrases, sans gestes, sans menaces, au premier regard du futur grand homme, ils étaient domptés. Taine donne, d’après les mémoires des contemporains, un curieux récit de cette entrevue.

Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure, arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit parvenu qu’on leur expédie de Paris. Sur la description qu’on leur en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d’avance : un favori de Barras, un général de vendémiaire, un général de rue, regardé comme un ours, parce qu’il est toujours seul à penser, une petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. On les introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint de son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses ordres et les congédie. Augereau est resté muet ; c’est dehors seulement qu’il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires ; il convient, avec Masséna, que ce petit b... de général lui a fait peur ; il ne peut pas comprendre l’ascendant dont il s’est senti écrasé au premier coup d’œil.

Devenu grand homme, son prestige s’accrut de toute sa gloire et devint au moins égal à celui d’une divinité pour les dévots. Le général Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore qu’Augereau, disait de lui au maréchal d’Ornano, en 1815, un jour qu’ils montaient ensemble l’escalier des Tuileries :

Mon cher, ce diable d’homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte. C’est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand je l’approche, je suis prêt à trembler comme un enfant, et il me ferait passer par le trou d’une aiguille pour me jeter dans le feu.

Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux qui l’approchèrent.

Davout disait, parlant du dévouement de Maret et du sien : Si l’Empereur nous disait à tous deux : Il importe aux intérêts de ma politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s’en échappe, Maret garderait le secret, j’en suis sûr, mais il ne pourrait s’empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille. Eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j’y laisserais ma femme et mes enfants.

Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de fascination pour comprendre ce merveilleux retour de l’île d’Elbe ; cette conquête immédiate de la France par un homme isolé, ayant devant lui toutes les forces organisées d’un grand pays, qu’on pouvait croire lassé de sa tyrannie. Il n’eut qu’à regarder les généraux envoyés pour s’emparer de lui, et qui avaient juré de s’en emparer. Tous se soumirent sans discussion.

Napoléon, écrit le général anglais Wolseley, débarque en France presque seul, et comme un fugitif, de la petite île d’Elbe qui était son royaume, et réussit en quelques semaines à bouleverser, sans effusion de sang, toute l’organisation du pouvoir de la France sous son roi légitime : l’ascendant personnel d’un homme s’affirma-t-il jamais plus étonnamment ? Mais d’un bout à l’autre de cette campagne, qui fut sa dernière, combien est remarquable l’ascendant qu’il exerçait également sur les alliés, les obligeant à suivre son initiative, et combien peu s’en fallut qu’il ne les écrasât ?

Son prestige lui survécut et continua à grandir. C’est lui qui fit sacrer empereur un neveu obscur. En voyant renaître aujourd’hui sa légende, on voit combien cette grande ombre est puissante encore. Malmenez les hommes tant qu’il vous plaira, massacrez-les par millions, amenez invasions sur invasions, tout vous est permis si vous possédez un degré suffisant de prestige et le talent nécessaire pour le maintenir.

J’ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait exceptionnel, sans doute, mais qu’il était utile de citer pour faire comprendre la genèse des grandes religions, des grandes doctrines et des grands empires. Sans la puissance exercée sur la foule par le prestige, cette genèse ne serait pas compréhensible.

Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l’ascendant personnel, la gloire militaire et la terreur religieuse ; il peut avoir des origines plus modestes, et cependant être considérable encore. Notre siècle en peut fournir plusieurs exemples - un des plus frappants, celui que la postérité rappellera d’âge en âge, sera donné par l’histoire de l’homme célèbre qui modifia la face du globe et les relations commerciales des peuples en séparant deux continents. Il réussit dans son entreprise par son immense volonté, mais aussi par la fascination qu’il exerçait sur tous ceux qui l’entouraient. Pour vaincre l’opposition unanime qu’il rencontrait, il n’avait qu’à se montrer. Il parlait un instant, et, devant le charme qu’il exerçait, les opposants devenaient des amis. Les Anglais surtout combattaient son projet avec acharnement ; il n’eut qu’à paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages. Quand, plus tard, il passa par Southampton, les cloches sonnèrent sur son passage, et aujourd’hui l’Angleterre s’occupe de lui élever une statue. Ayant tout vaincu, les hommes et les choses, il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer Suez à Panama. Il recommença avec les mêmes moyens ; mais l’âge était venu, et, d’ailleurs, la foi qui soulève les montagnes ne les soulève qu’à la condition qu’elles ne soient pas trop hautes. Les montagnes résistèrent, et la catastrophe qui s’en suivit détruisit l’éblouissante auréole de gloire qui enveloppait le héros. Sa vie enseigne comment peut grandir le prestige, et comment il peut disparaître. Après avoir égalé en grandeur les plus célèbres héros de l’histoire, il fut abaissé par les magistrats de son pays au rang des plus vils criminels. Quand il mourut, son cercueil passa isolé au milieu des foules indifférentes. Seuls, les souverains étrangers rendirent hommage à sa mémoire comme à celle de l’un des plus grands hommes qu’ait connus l’histoire.

Mais les divers exemples qui viennent d’être cités représentent des formes extrêmes. Pour établir dans ses détails la psychologie du prestige, il faudrait les placer à l’extrémité d’une série qui descendrait des fondateurs de religions et d’empires jusqu’au particulier essayant d’éblouir ses voisins par un habit neuf ou une décoration.

Entre les termes les plus éloignés de cette série, on placerait toutes les formes du prestige dans les divers éléments d’une civilisation : sciences, arts, littérature, etc., et l’on verrait qu’il constitue l’élément fondamental de la persuasion. Consciemment ou non, l’être, l’idée ou la chose possédant du prestige sont par voie de contagion imités immédiatement et imposent à toute une génération certaines façons de sentir et de traduire leur pensée. L’imitation est d’ailleurs le plus souvent inconsciente, et c’est précisément ce qui la rend parfaite. Les peintres modernes, qui reproduisent les couleurs effacées et les attitudes rigides de certains primitifs, ne se doutent guère d’où vient leur inspiration ; ils croient à leur propre sincérité, alors que si un maître éminent n’avait pas ressuscité cette forme d’art, on aurait continué à n’en voir que les côtés naïfs et inférieurs. Ceux qui, à l’instar d’un autre maître illustre, inondent leurs toiles d’ombres violettes, ne voient pas dans la nature plus de violet qu’on n’en voyait il y a cinquante ans, mais ils sont suggestionnés par l’impression personnelle et spéciale d’un peintre qui, malgré cette bizarrerie, sut acquérir un grand prestige. Dans tous les éléments de la civilisation, de tels exemples pourraient être aisément invoqués.

On voit, par ce qui précède, que bien des facteurs peuvent entrer dans la genèse du prestige : un des plus importants fut toujours le succès. Tout homme qui réussit, toute idée qui s’impose, cessent par ce fait même d’être contestée. La preuve que le succès est une des bases principales du prestige, c’est que ce dernier disparaît presque toujours avec lui. Le héros, que la foule acclamait la veille, est conspué par elle le lendemain si l’insuccès l’a frappé. La réaction sera même d’autant plus vive que le prestige aura été plus grand. La foule considère, alors le héros tombé comme un égal, et se venge de s’être inclinée devant la supériorité qu’elle ne lui reconnaît plus. Lorsque Robespierre faisait couper le cou à ses collègues et à un grand nombre de ses contemporains, il possédait un immense prestige Lorsqu’un déplacement de quelques voix lui ôta son pouvoir, il perdit immédiatement ce prestige, et la foule le suivit à la guillotine avec autant d’imprécations qu’elle suivait la veille ses victimes. C’est toujours avec fureur que les croyants brisent les statues de leurs anciens dieux.

Le prestige enlevé par l’insuccès est perdu brusquement. Il peut s’user aussi par la discussion, mais d’une façon plus lente. Ce procédé est cependant d’un effet très sûr. Le prestige discuté n’est déjà plus du prestige. Les dieux et les hommes qui ont su garder longtemps leur prestige n’ont jamais toléré la discussion. Pour se faire admirer des foules, il faut toujours les tenir à distance.

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NB : Il existe une excellente édition numérisée de cet ouvrage, dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales » fondée par Jean-Marie Tremblay (Université du Québec à Chicoutimi).

Signe de fin