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LES CINQ CATÉGORIES DE CRIMINELS
par ENRICO FERRI

Extrait de « La sociologie criminelle »
( Traduit de l’italien par l’auteur lui-même, Paris 1893 )

Nous pouvons résumer les études faites jusqu’ici. Surtout, en suivant mon expérience personnelle dans l’observation des criminels, nous pouvons indiquer ici les lignes générales qui caractérisent les cinq classes de criminels ; en souhaitant que des observations successives et plus méthodiques viennent de plus en plus préciser ce tableau symptômatologique.

D’abord il est évident que, dans une classification qui n’est pas exclusivement biologique, et qui doit constituer la base anthropologique de la sociologie criminelle, les criminels aliénés ont tout droit d’être compris.

N’est pas concluante en effet l’objection usuelle (que m’a répétée récemment M. Joly : Le crime, p. 69), par laquelle on affirme entachée de contradiction l’expression « criminel fou », car l’aliéné n’étant pas moralement responsable, ne peut pas être un criminel. Nous verrons, au contraire, au chapitre III, que, selon -nous, la responsabilité sociale, la seule qui existe pour tous les criminels, existe aussi pour les criminels aliénés.

Et d’autre part il n’est pas exact non plus de dire, avec M. Bianchi, que les criminels aliénés appartiennent à la psychiatrie et non à l’anthropologie criminelle, car si la psychiatrie s’occupe des aliénés criminels aux point de vue psychopathologique, cela n’empêche pas l’anthropologie et la sociologie criminelle de s’en occuper pour faire l’histoire naturelle de l’homme criminel et pour proposer les mesures à prendre, au point de vue social.

Quant aux criminels aliénés il faut tout d’abord en séparer la catégorie de-ces aliénés, qu’après les études de Lombroso et des psychiatres italiens on ne peut plus distinguer des vrais criminels-nés. Ce sont les individus atteints de cette forme d’aliénation qui a eu tant de noms, depuis « l’imbécillité morale » de Pritchard jusqu’à la « folie raisonnante » de Verga. Folie morale, illustrée par les travaux de Mendel, de Legrand du Saulle, Maudsley, Krafft Ebing, Savage, Hugues, Holländer, Tamburini, Bonvecchiato, qui, avec l'absence ou l'atrophie du sens moral ou social et l’intégrité apparente de l’intelligence, n’est justement que la condition psychologique fondamentale du criminel-né.

En dehors des fous moraux, qui sont très-rares car (comme l’ont observé Krafft, Ebing et Lombroso) on les trouve bien plus dans les prisons que dans les asiles d’aliénés, il y a toute la série malheureuse des individus atteints d’une forme commune et clinique d’aliénation me-tale, qui tous peuvent commettre des crimes.

Tous ces criminels aliénés ne peuvent pas être résumés dans un type commun ; telle est justement la conclusion de Lombroso, dans le deuxième volume de sa IVe édition, après avoir donné la description analytique des principales formes d’aliénation mentale. En effet, non seulement les caractères organiques, et surtout psychologiques des criminels aliénés, sont quelquefois identiques et quelquefois opposés à ceux des criminels-nés ou d’occasion; mais ces caractères mêmes changent beaucoup de l’une à l’autre forme d’aliénation mentale, malgré l’identité du crime commis.

À propos des criminels aliénés il faut observer encore que cette catégorie comprend aussi tous ces types intermédiaires entre la folie complète et la raison, qui restent dans ce que Maudsley a appelé la «  zone mitoyenne ». Les variétés plus fréquentes dans la criminalité de ces demi-fous ou « mattoïdes » ce sont d’abord les auteurs de certains attentats contre les hommes politiques et qui ne sont le plus souvent que des persécutés, des querelleurs, des graphomanes etc., comme Passanante, Guiteau, Maclean.

Il y a aussi dans cette catégorie, ceux qui commettent des crimes très-affreux, sans motif, et qui cependant, selon la psychologie naïve de l’école classique, donneraient le maximum de l’intégrité morale.

Il y a aussi les nécrophiles, comme le sergent Bertrand, Verzeni, Menesclou et très-probablement l’inconnu « Jack the ripper » de Londres, qui sont atteints-par une forme de psychopathie sexuelle. Et il y a encore tous ceux qui sont atteints de folie héréditaire, et surtout les épileptiques et les épileptoïdes, qui se rattachent aussi au criminel-né, selon l’hypothèse très-probable de Lombroso sur l’identité fondamentale de la criminalité congénitale, de la folie morale et de l’épilepsie. De mon expérience, je peux dire que tous les meurtres étranges et inexplicables avec la psychologie commune des criminels je les ai toujours vus accompagnés des symptômes de l’épilepsie psychique ou larvée.

Les criminels-nés, ou instinctifs, sont ceux qui présentent le plus fréquemment les caractères organiques et psychologiques mis en lumière par l’anthropologie criminelle. Ce sont des hommes ou sauvages et brutaux, ou bien rusés et oisifs, qui ne font aucune distinction entre le meurtre, le vol, le crime en général, et toute autre industrie honnête ; « ils sont criminels comme les autres sont bons travailleurs » dit Frégier, et pour lesquels, comme disait Romagnosi, la peine expérimentée a beaucoup moins de force que la peine menacée, et n’en a même pas, car ils regardent la prison comme un risque naturel de leur métier, comme la chute du toit pour les maçons et le grisou pour les mineurs. « En prison, ils ne souffrent pas. Ils sont comme un peintre dans son atelier ; ils rêvent un nouveau chef-d’œuvre. Ils sont de bonne composition avec leurs gardiens et savent même se rendre utiles ».

Ce sont les criminels-nés qui, avec les criminels d’habitude, dans les deux types caractéristiques et opposés du meurtrier et du voleur, forment la masse des récidivistes, des « chevaux de retour » comme les appellent les directeurs de prisons, qui vont de la police, au juge, à la prison, et de la prison, à la police, au juge, avec une routine, qui n’a cependant pas encore entamé la foi des législateurs dans les peines comme remède de la criminalité.

Certes l’idée du criminel-né choque ouvertement l’opinion traditionnelle selon laquelle chacun doit sa conduite à son libre arbitre, on tout au plus au manque d’éducation plutôt qu’à sa constitution originaire physio-psychique. Mais, d’une part, l’opinion publique même, lorsqu’elle n’est pas préoccupée des prétendues conséquences de l’irresponsabilité, reconnaît dans bien des cas évidents et quotidiens, que certains criminels, sans être fous, ne sont -pas cependant comme les hommes normaux et les journalistes-reporters les appellent « tigres humains, brutes, etc. ». Et, d’autre part, dans la science, les preuves de ces tendances héréditaires au crime, même en dehors des formes cliniques d’aliénation mentale, sont si nombreuses, désormais, qu’il est inutile d’y insister davantage.

La troisième classe-est celle des criminels, qu’après mes études dans les pénitenciers, j’ai appelés criminels par habitude acquise. Il s’agit d’individus, qui n’ayant pas (ou mieux n’ayant pas si accentués) les caractères anthropologiques du criminel-né, commettent leur premier délit, le plus souvent dans leur jeunesse et même dans leur enfance, presque exclusivement contre la propriété, et bien plus par faiblesse morale avec l’impulsion des circonstances et du milieu méphitique, que par tendances innées et énergiques.

Alors, ou bien, comme l’observe M. Joly, ils sont poussés par l’impunité de leurs premières fautes, ou bien, ce qui est le plus décisif, la prison en commun les étiole et les corrompt moralement et physiquement, la cellule les abrutit, l’alcoolisme les rend stupides et impulsifs, et ils retombent toujours dans le délit et en acquièrent l’habitude chronique. Et la société, en les abandonnant, avant et après leur sortie de la prison, à la misère, à l’oisiveté, aux tentations, ne les aide point dans la lutte pour la ré-acquisition des conditions d’existence honnête, quand même elle ne les renfonce pas dans le délit par certaines mesures vexatoires de police, qui les empêchent de trouver ou de continuer un travail honnête.

C’est pour cette classe de criminels, qui commencent par être des criminels d’occasion, et qui finissent, à cause d’une dégénérescence croissante, par rassembler aux criminels-nés. C’est pour eux que Thomas Morus disait : « Qu’en faites-vous ? Sinon des voleurs pour avoir le plaisir de les pendre ? ». Et c’est cette classe criminelle que les mesures de prévention sociale peuvent vraiment réduire au minimum : en effaçant les causes on efface les effets.

En dehors de leurs caractères organiques et psychologiques, innés et acquis, il y a deux symptômes bio-sociologiques, qui, selon moi, sont communs, quoique par des raisons différentes, aux criminels-nés et aux criminels habituels : ce sont la précocité et la récidive. Tandis que le crime d’occasion et de passion n’éclate le plus souvent que dans l’âge majeur et ne donne pas, ou presque pas, de récidive…

« Le grand nombre de récidivistes, qu’on juge chaque année, prouve que les voleurs pratiquent leur industrie comme une profession régulière ; le voleur qui a goûté la prison est sûr d’y retourner ». « Il y a très peu de cas dans lesquels un homme, ou une femme, devenu voleur, cesse de l’être. Quelles qu’en soient les raisons, en fait le voleur se corrige rarement, j’allais dire jamais ». « Lorsqu’on arrivera à faire d’un vieux voleur un travailleur honnête, on pourra aussi changer un vieux renard en un chien domestique ».

A ces témoignages des praticiens, qu’on pourrait aisément multiplier, il faut cependant ajouter notre distinction entre les criminels incorrigibles, qui sont tels dès leur naissance, et les individus faits incorrigibles par la complicité du milieu pénitentiaire et social : ceux-là, très peu réductibles dans leurs proportions, ceux-ci en grande partie évitables avec les « substitutifs pénaux » dont je parlerai plus loin.

Au Congrès des sciences sociales à Liverpool en 1876, l’aumônier Nugent témoigna que plus de 4107 femmes étaient récidivistes pour 4 fois et plus, et que beaucoup d’entre elles étaient déclarées incorrigibles, ayant été condamnées 20, 40, 50 fois, et il y en avait une condamnée 130 fois ! …

Récidivité chronique qui, naturellement, est moindre pour les condamnés à des longues peines, mais qui estun symptôme évident de pathologie individuelle et sociale chez les deux classes des criminels-nés et d’habitude.

Lombroso, dans le volume II de « l’Homme Criminel », nie que la précocité et la récidive soient deux caractères qui distinguent les criminels-nés et habituels des criminels d’occasion. Mais ses objections ne dérivent que d’une équivoque : il pense que les criminels-nés et habituels commettent presque exclusivement des crimes graves, et les criminels d’occasion des délits. Et comme les chiffres que j’ai donnés démontrent que la précocité et la récidive sont plus fréquentes pour les délits que pour les crimes, il croit qu’elles contredisent, au lieu de confirmer mon observation.

La gravité matérielle du fait ne peut pas, tant s’en faut, séparer les catégories de criminels : car le meurtre comme le vol, les coups et blessures comme le faux, etc., peuvent être commis, quoique en différentes conditions psychologiques et sociales, aussi bien par les criminels-nés et habituels, que par les criminels d’occasion et même de passion.

Les chiffres que j’ai donnés démontrent au contraire que la précocité et la récidive sont plus fréquentes dans les formes de criminalité, qui, en dehors de leur gravité, sont les exploits ordinaires des criminels-nés et habituels (assassinats, meurtres, vols, viols, etc.), tandis qu’elles sont beaucoup plus rares et ne s’observent même pas dans les crimes et délits qui, le plus souvent, sont commis par les criminels d’occasion, comme les infanticides.

Restent les deux classes des criminels d’occasion et de passion.

Les criminels par emportement de passion ne sont qu’une variété des criminels d’occasion, mais ils présentent des caractères si spécifiques qu’on peut les-distinguer très-nettement. En effet Lombroso, dès sa 2° édition, en complétant les observations de Despine et Bittinger, les avait séparés des autres criminels, et il en a donné un tableau symptômatologique, que je n’ai qu’à résumer.

D’abord ces criminels, qui donnent le type si accusé de la «  force irrésistible » sont très rares et commettent presque toujours des crimes contre les personnes. En effet de 71 criminels de passion, étudiés par Lombroso, 69 étaient des homicides et .6 avaient été condamnés aussi pour vol, 3 pour incendie, et 1 pour viol. Leur fréquence peut être établie environ au 5 % des crimes contre les personnes.

Ce sont des individus d’une: conduite précédente honnête, de tempérament sanguin ou nerveux, d’une sensibilité exagérée (au contraire des criminels-nés et habituels) ; ils ont souvent un tempérament névrotique, ou bien épileptoïde, dont le crime peut être justement un effet déguisé.

Ils commettent le crime très-souvent dans leur jeunesse, et les femmes assez fréquemment par l’emportement d’une passion qui éclate, comme la colère, l’amour ou l’honneur blessés. Ils sont très émus avant, pendant et après le crime, qu’ils n’exécutent pas avec guet-apens, mais au contraire ouvertement et souvent même avec des moyens mal choisis, les premiers venus à leur portée. Quelquefois cependant il y a des criminels passionnés qui préméditent le crime et l’exécutent avec guet-apens, soit à cause de leur tempérament froid et moins impulsif, soit à cause des préjugés ou du sentiment commun, lorsqu’il s’agit de délits endémiques, par exemple «  la vendetta d’onore ».

Et voilà pourquoi le critérium de la préméditation, pour la -psychologie criminelle, n’a pas une valeur absolue pour distinguer le criminel-né du criminel passionné; car elle dépend surtout du tempérament individuel et se vérifie dans les crimes commis par les criminels de l’une et de l’autre catégorie anthropologique.

Parmi les autres symptômes du criminel passionné il y a aussi le motif proportionné qui pousse à un crime, qui est but à soi-même, et n’est jamais le moyen pour atteindre un autre but criminel.

Ces individus avouent tout de suite leur crime avec un repentir sincère et souvent si vif qu’ils se tuent ou essaient de se tuer immédiatement après le crime. Condamnés, et ils le sont assez rarement surtout par les jurés, ils sont toujours repentis et en prison ils se corrigent, ou plutôt ils ne se corrompent pas, en donnant de la sorte l’occasion aux observateurs superficiels d’affirmer comme général et possible, dans tous les cas, cet amendement des détenus, qui n’est au contraire qu'une illusion pour les criminels-nés et d’habitude bien plus nombreux.

C’est aussi chez ces individus qu’on observe très rarement, ou qu’on n’observe même pas, les anomalies organiques, qui donnent le type criminel. Et même les caractères psychologiques sont de beaucoup atténués dans les endroits où certains crimes de passion sont endémiques et rentrent presque dans les habitude de la vie, comme les meurtres par vengeance d’honneur en Corse et Sardaigne, où les meurtres politiques en Russie ou en Irlande.

La dernière classe est celle des criminels d’occasion, qui sans avoir une tendance innée et active au délit, y tombent plutôt par les tentations des conditions personnelles ou du milieu physique et social, et n’y tombent ou n’y retombent pas, si ces tentations disparaissent.

Par conséquent ils commettent ces crimes et délits, qui n’appartiennent pas à la criminalité naturelle, ou bien des crimes et délits contre les personnes et les propriétés, mais dans des conditions individuelles et sociales tout à fait différentes de celles dans lesquelles ils sont commis par les criminels-nés et d’habitude.

Certes, même pour le criminel d’occasion, une partie des causes qui le déterminent au crime appartiennent à l’ordre anthropologique, car, sans des dispositions individuelles, les impulsions extérieures ne suffiraient pas. Par exemple, pendant une disette, ou un hiver rigoureux, tous ceux qui en ressentent les privations ne commettent pas des vols ; il y en a qui préfèrent une misère honnête quoique injuste, et il y en a qui seront poussés tout au plus à la mendicité ; et parmi ceux qui-cèdent à l’idée de commettre un crime, il y en a qui s’arrêtent au vol simple, et d’autres qui vont jusqu’au vol avec violence.

Mais la différence réelle entre le criminel-né et le criminel d’occasion est que, pour le premier, l’impulsion extérieure a moins d’énergie déterminante que la tendance interne, parce que celle-ci a pour ainsi dire une force centrifuge, qui pousse l’individu à commettre le crime ; tandis que, pour le criminel d’occasion, il s’agit plutôt d’une faiblesse de résistance aux impulsions extérieures, auxquelles donc revient la plus grande partie de la détermination du crime.

L’accident extérieur, qui provoque le crime chez le criminel-né, est plutôt un terme d’application d’un instinct, d’une tendance qui existe auparavant, et il est bien plus qu’une occasion, un prétexte. Chez le criminel d’occasion, au contraire, c’est cet accident qui fait vraiment germer, certes sur un terrain prédisposé, des tendances criminelles, qui cependant n’étaient pas encore développées.

Voilà pourquoi Lombroso appelle « criminaloïdes » les criminels d’occasion, pour indiquer justement qu’ils ont une certaine constitution anormale, mais à un degré moindre que les criminels-nés, comme on a le métal et le métalloïde, l’épileptique et l’épileptoïde.

Et voilà aussi pourquoi s’éteignent les critiques que Lombroso a faites à la description, que j’ai donnée des criminels d’occasion. Il dit en effet (Il, 883), comme le disait Benedikt au Congrès de Rome, que tous les criminels sont des criminels-nés, de sorte que le vrai criminel d’occasion, c’est-à-dire l’homme normal, poussé au crime par l’accident, n’existe pas. Mais moi, d’accord avec Garofalo, je n’ai jamais donné une pareille idée du criminel d’occasion ; j’ai toujours dit, au contraire, comme du reste le reconnaît peu après Lombroso lui-même (p. 422), qu’entre le criminel-né et le criminel d’occasion il n’y a que différence de degré et de modalité, comme du reste pour toutes les catégories de criminels.

Et pour entrer dans quelques détails de psychologie criminelle, on peut dire que des deux conditions qui déterminent psychologiquement le crime, insensibilité morale et imprévoyance, de celle-ci dérive-surtout le crime d’occasion, et de celle-là le crime inné et habituel. Chez le criminel-né c’est surtout le manque ou l’atrophie de sens moral qui n’empêche pas le crime, tandis que chez le criminel d’occasion, le sens moral est à peu près normal, mais c’est l’imprévoyance des conséquences de son action qui le fait céder aux impulsions extérieures.

À tout homme, quelque pur et honnête qu’il soit, se présente, dans certaines occasions, la pensée fugitive d’une action déshonnête ou criminelle. Mais chez l’homme honnête, justement parce qu’il est physiquement et moralement normal, cette: image du crime, qui soulève en même temps l’idée de ses conséquences douloureuses, glisse sur l’acier de la conscience normale et n’est qu’un éclair sans tonnerre. Chez l’homme moins normal et moins prévoyant cette image s’arrête, résiste à la faible répulsion d’un sens moral pas trop fort, et finit par prévaloir, car, comme dit Victor Hugo, (vis à vis du devoir, douter c’est déjà être vaincus).

Le criminel passionné est un homme qui a une force suffisante pour résister aux tentations ordinaires et peu énergiques, auxquelles cède le criminel d’occasion, mais qui ne résiste pas aux tempêtes psychologiques, qui quelquefois sont vraiment irrésistibles.

Les formes de la criminalité d’occasion, qui est déterminée par les tentations ordinaires, ont aussi pour leurs conditions déterminantes l’âge, le sexe féminin, la misère, les influences cosmiques et celles du milieu moral, l’alcoolisme, les circonstances personnelles et l’imitation, dont Tarde a si bien montré l’influence continuelle sur l’activité humaine.

À ce propos apparaît très exacte la distinction que Lombroso fait, des criminels d’occasion, en deux variétés : des pseudo-criminels, c’est-à-dire des hommes normaux qui commettent des délits involontaires, ou des délits sans perversité et sans dommage social, quoiqu’ils soient punis par la loi; et des criminaloïdes, qui commettent des délits communs, mais différents des vrais criminels par les raisons susdites.

Une dernière observation qu’il faut faire, à propos de cette classification anthropologique des criminels, et qui répond à plusieurs objections répétées par nos critiques syllogistiques, c’est que la différence entre les cinq catégories n’est que de degré, pour leurs caractères soit organiques soit psychologiques, et pour l’influence du milieu physique et social.

Dans toute classification naturelle les différences des groupes et des variétés ne sont toujours que relatives, ce qui n’ôte rien à leur importance théorique et pratique ; il en est de môme de cette classification d’anthropologie-criminelle.

De là il suit que, comme dans l’histoire naturelle on passe par degrés et nuances du monde inorganique à l’organique, car la vie commence dans le règne minéral avec les lois de la cristallisation, de même dans l’anthropologie criminelle on passe par degrés et nuances du criminel fou au criminel-né, avec le trait d’union des fous moraux et des épileptiques ; du criminel-né on passe au criminel d’occasion, avec le trait d’union du criminel d’habitude, qui commence par être un criminel d’occasion et finit par acquérir et transmettre héréditairement les caractères du criminel-né ; et enfin du criminel d’occasion on passe au criminel par passion, qui n’en est qu’une variété et qui, d’autre part, avec son tempérament névrotique ou épileptoïde, se rapproche souvent du criminel aliéné.

De sorte que, dans la vie quotidienne, comme dans la science, on trouve très souvent des types intermédiaires, car les types complets et purs sont toujours les plus rares. Et tandis que législateurs et juges, selon leur psychologie naïve, demandent et établissent des divisions tranchées entre le criminel aliéné et non aliéné, les experts psychiatres ou anthropologues, ne peuvent au contraire bien des fois que classer l’accusé entre le criminel fou et le criminel-né, ou bien entre le criminel d’occasion et l’homme normal, etc.

Mais il est évident que, même lorsqu’un criminel ne peut pas être classé d’une manière précise dans telle ou telle catégorie, et reste entre l’une et l’autre, cela est toujours une classification bien déterminée, surtout au point de vue sociologique. N’a, par conséquent, aucune valeur l’objection de ceux qui, raisonnant sur une image abstraite et nébuleuse du criminel en général, et le jugeant d’après le seul nom du délit commis, sans en connaître les caractères personnels et les circonstances de milieu, affirment que l’anthropologie criminelle ne sait pas classer tous les prévenus et accusés.

Au contraire, dans ma pratique d’avocat et d’observateur, je n’ai jamais eu de difficulté à classer tous les individus prévenus ou condamnés pour crimes et délits, en me servant des symptômes organiques et surtout psychologiques.

De sorte que, comme l’a dit aussi récemment Garofalo, tandis que la science criminelle classique ne connaît que deux termes : le délit et la peine, la sociologie criminelle au contraire en connaît trois : le crime, le criminel et le moyen adapté a la défense sociale. Et l’on peut conclure que, jusqu’ici, la science, la législation et, quoique un peu moins mais sans méthode scientifique, la justice pratique, jugeaient et punissaient le crime dans le criminel, alors que, dorénavant, on devra juger le criminel dans le crime.

Signe de fin