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MANIFESTE DU POSITIVISME PÉNAL
( Introduction à la défense sociale )
par R. GAROFALO

( Extrait de « La criminologie » 2e éd. Paris 1890 )

PRÉFACE DE LA 1ère ÉDITION FRANÇAISE

Ce livre n’a pas pour but de discuter encore une fois le problème abstrait, et peut-être insoluble, de la responsabilité morale individuelle. Il ne contiendra qu’un essai sur la pénalité coordonné à une étude expérimentale du criminel, sans aucune généralisation des idées qui en découlent.

Ce n’est qu’au point de vue de la science pénale qu’on y soutiendra l’impossibilité de se servir du principe du libre arbitre, et la nécessité d’asseoir cette science sur une base différente et plus solide. Dans ce livre, point de métaphysique, l’auteur ayant pensé que toute conception de ce genre doit être écartée d’une science qui dérive d’une nécessité sociale, et dont le but est essentiellement pratique. C’est sur les faits bien constatés qu’il a cru devoir fonder ses inductions, et c’est par là qu’il s’est vu obligé de combattre la théorie généralement acceptée, qui, selon lui, est en contradiction flagrante avec les résultats des recherches scientifiques de notre époque.

Ce livre est fait pour trancher un désaccord frappant entre la logique judiciaire et l’intérêt social.

On ne peut disconvenir qu’au point de vue moral, la responsabilité individuelle est de beaucoup amoindrie par les mauvais exemples reçus dès l’enfance, par la contagion du milieu ambiant, par les traditions de famille ou de race, par de tristes habitudes enracinées, par la violence des passions, par le tempérament, etc. Si tout le monde est d’accord sur ce point-là, comment ne pas en voir les conséquences d’après la théorie du droit pénal ?

Du moment que la responsabilité serait amoindrie, le coupable serait toujours excusable dans ces différents cas ; selon qu’on donnerait à ces circonstances une importance plus ou moins grande, la peine devrait varier en proportion, et être réduite à un minimum insignifiant lorsqu’il serait possible de prouver la force extrême de l’impulsion au crime.

Or, il n’y a presque pas de coupables qui n’aient pour eux des circonstances atténuantes de ce genre ; il n’y a pas de crime où il ne soit aisé d’en découvrir. On n’a qu’à fouiller un peu et voilà qu’il en jaillit de tous côtés. C’est dire que les seuls criminels qui nous paraîtraient inexcusables seraient ceux pour lesquels on ne se serait pas donné cette peine.

On a beau répliquer qu’il ne s’agit que de mauvais penchants et que la libre volonté de l’homme peut toujours en triompher. Mais, comment s’y prendra-t-on pour mesurer la part qui revient à ces penchants, et celle qui revient au libre arbitre ? Comment faire d’ailleurs pour arrêter les progrès de l’anthropologie, démontrant que les plus grands coupables ont presque tous une organisation psycho-physique anormale ?

La dépendance de la pénalité du principe de la responsabilité morale devrait donc avoir pour conséquence l’acquittement des assassins les plus féroces, du moment que l’on prouve leur extrême brutalité naturelle ou la toute-puissance de leurs impulsions criminelles ; elle devrait, en tous cas, produire un adoucissement toujours plus grand des peines à mesure que les causes des mauvais penchants deviendraient plus connues et évidentes.

La répression agirait donc en un rapport tout à fait inverse à la perversité et à l’incorrigibilité des criminels. Qu’on ne nous dise pas que nous avons tort de nous alarmer, et qu’on n’en arrivera jamais au point de déclarer l’impunité du crime. Les idées philosophiques d’une époque exercent une influence irrésistible même sur ceux qui essayent de lutter contre elles.

Cela explique la pente qui entraîne déjà la justice pénale et qui en a fait une digue impuissante, à tous moments envahie par la marée montante de la criminalité. On a beau protester contre les verdicts d’acquittement du jury, contre l’indulgence des magistrats. C’est, après tout, le triomphe de la logique ; seulement ce triomphe est aux dépens de la sécurité et de la moralité sociales, Impossible d’y remédier, à moins qu’on ne déplace le critérium de la pénalité, en le reconduisant aux principes de la nécessité sociale et en abandonnant celui de la responsabilité morale de l’individu.

La société ne s’inquiète pas du crime autant qu’elle le devrait, ni à l’égard de la victime, ni à l’égard de la prévention. Le fait que, dans nos sociétés civilisées, plusieurs milliers de personnes sont égorgées chaque année par des gens qui en veulent directement à leur vie ou à leur argent, et que des centaines de millions d’épargnes deviennent la proie de l’activité malfaisante, est bien plus grave, ce me semble, que presque toutes les questions dont on fait tant de cas dans les débats parlementaires.

Le spectacle des boucheries et des pillages est d’autant plus hideux que la vie devient plus pacifique et moins incertaine. Malheureusement, on se borne à les déplorer, ces scènes de sauvagerie, ces anachronismes sanglants, que l’on considère comme des cas exceptionnels, parce qu’il arrive rarement qu’on en est témoin, et parce qu’on croit toujours que le danger en est immensément reculé.

Mais, voilà que la statistique arrive; elle •additionne les chiffres; elle concentre toutes les sommes éparses de la douleur sociale ; elle nous montre un champ de bataille ; où le carnage a -été affreux, elle réunit en un seul cri terrible les gémissements des blessés, les pleurs de leurs parents ; des légions d’estropiés défilent, à la lueur de l’incendie qui vient de détruire des maisons. Quel est l’ennemi qui a ainsi désolé cette contrée ? C’est un ennemi mystérieux, inconnu à l’histoire ; son nom c’est le CRIMINEL.

Que fait la Société pour prévenir tant de malheurs ? Rien ou bien peu. Elle a tarifé les délits par ce qu’on appelle l’échelle des peines, c’est-à-dire qu’elle oppose à chaque délit la mesure plus ou moins grande d’une souffrance présumée et conventionnelle, réduite, par le progrès, à un genre unique, la détention dans une maison, où le prisonnier est pour un certain temps logé, nourri, vêtu et chauffé aux frais de l’État.

Les quelques mois ou les quelques années de condamnation se passent ; le terme arrive et le délinquant redevient un libre citoyen, comme tous les autres, sans qu’on ait plus même le droit de rappeler ses crimes ; on prétend qu’il les a expiés, qu’il a payé ce qu’il devait à la Société, qu’on doit dorénavant le présumer honnête. Tout cela n’est que pure rhétorique. La vérité est que le criminel n’a rien payé ; c’est l’État, au contraire, qui vient de faire des frais pour son entretien, c’est-à-dire de faire peser une nouvelle charge sur les contribuables, en ajoutant ainsi quelque chose aux dommages produits par le délit.

Le criminel ne s’est pas amendé moralement, la prison n’opère pas de tels miracles, il s’en faut de beaucoup ; il n’est pas terrorisé, parce que notre système pénitentiaire est si doux qu’il n’effraye personne ; d’ailleurs, même s’il en avait souffert, il se hâterait d’oublier, car le souvenir des douleurs physiques s’efface bien vite. Le criminel reste donc ce qu’il était, et, par surcroît, on le replace dans le même milieu où il vivait avant sa condamnation, pour qu’il y retrouve les mêmes tentations et les mêmes occasions qui l’ont poussé sur la mauvaise voie.

Ce que je dis s’applique, en général, aux systèmes de pénalité dominant en Europe. Je n’ignore pas, du reste, qu’il y a des exceptions, qu’en France surtout on s’est préoccupé de la question et que, moyennant la relégation des récidivistes, on a tâché de diminuer les ravages des malfaiteurs habituels, quoique cette loi, vivement attaquée, n’ait eu jusqu’à présent qu’une application très limitée. Malgré tout, on peut dire que la France est peut-être le seul État de l’Europe continentale, où l’on ne reconnaisse pas encore l’empire absolu d’aucune théorie juridique pour ce qui regarde la pénalité. Le principe de la défense contre les ennemis naturels de la Société y est beaucoup mieux entendu qu’ailleurs, et, par un accord tacite, c’est à ce principe qu’on a souvent subordonné tous les autres.

Mais il est temps de proclamer à haute voix que la science pénale n’a. pas d’autre but, et que c’est à ce but que tous les efforts des criminalistes doivent conspirer. Il s’agit d’une fonction éminemment sociale, et qui doit être soustraite aux vues étroites et aux sophismes de l’école juridique.

Aux yeux du peuple, les codes, la procédure et le pouvoir judiciaire lui-même ont l’air de s’entendre pour protéger le criminel contre la société, plutôt que la société contre le criminel. C’est le rôle des hommes d’État de renverser ces termes, de détruire cette idée et de justifier le sacrifice annuel de plusieurs centaines de millions dépensés dans la lutte contre le crime, lutte qui, jusqu’à aujourd’hui, a été presque stérile, ou qui, du moins, n’a pas donné les résultats qu’on aurait eu le droit d’en espérer.

Naples, le 1er décembre 1887.

PRÉFACE DE LA 2ème ÉDITION

Je suis persuadé que l’anthropologie criminelle n’est pas une oeuvre d’imagination, qu’elle n’est nullement l’alchimie ni l’astrologie de notre siècle, mais que c’est une vraie science reposant sur des faits bien constatés et qui aura toujours de nouveaux développements. J’ai gagné cette persuasion non seulement par l’accord avec lequel certains faits sont reconnus de tous les anthropologistes, mais encore par une observation directe, qui m’a permis d’en constater les plus remarquables.

Cependant, puisqu’il y a bien des savants qui refusent toute valeur aux caractères anthropologiques différentiels du monde criminel, il est important d’établir que ces auteurs même déclarent la nécessité d’une corrélation entre le caractère moral et la constitution physique des individus ; mais ils ne croient pas à la possibilité de préciser ces différences, parce qu’il faudrait les rechercher dans l’organisation histologique, dans la composition du sang et des nerfs, dans le mode de fonctionnement des organes. « Les actions psychologiques - a-t-on dit - sont en grande partie des résultats de phénomènes moléculaires et nous sommes loin de posséder une anatomie des molécules. »

Il est facile de voir pourtant que tout cela ne contredit aucunement l’idée de l’anomalie du criminel ; cela signifie seulement que les vrais caractères différentiels nous en sont encore inconnus. Les incrédules de l’anthropologie criminelle ne peuvent donc pas s’opposer à la thèse fondamentale des criminalistes de la nouvelle école ; au contraire, s’ils sont des savants et des physiologistes, ils ne peuvent que la soutenir. Car il suffit à cette thèse que l’on affirme la corrélation des énergies morales, des sentiments, du tempérament et du caractère, avec la constitution organique de l’individu.

On a rhétoriquement anathémisé notre école en l’accusant de fatalisme, mais ceux qui voudront bien nous suivre verront que nous croyons à la possibilité d’utiliser pour le progrès moral de la société les nouvelles lumières des sciences expérimentales. L’accusation de fatalisme, qui nous a été lancée, dépend d’une fausse interprétation de nos idées. On s’imagine que pour nous, l’homme, et partant le criminel, est incapable de transformation et ne peut qu’agir toujours dans une direction déterminée. Mais nous n’avons jamais soutenu une erreur pareille. Ce que l’expérience a démontré, c’est que l’individu agit toujours de la même manière, tant qu’il se trouve dans les mêmes conditions intellectuelles et morales et dans les mêmes circonstances extérieures.

Ce qui nous parait souverainement ridicule c’est de prétendre à l’amendement du criminel par la prison ou par tout autre mode de châtiment, si après l’expiation, il est replacé dans le même milieu social et dans les mêmes conditions d’existence où il se trouvait auparavant. Mais nous ne croyons pas impossible la transformation de l’activité du coupable, lorsque le milieu a changé autour de lui, lorsque ses nouvelles conditions d’existence lui prouvent la nécessité du travail honnête, lorsqu’enfin il s’aperçoit que l’activité malfaisante, que la vie prédatrice, ont cessé de lui convenir et de lui être profitables.

C’est sur nos adversaires peut-être que peut retomber le reproche de fatalisme. Car, tout en reconnaissant l’inefficacité du système pénal de nos législations, ils n’admettent pas qu’il y ait rien à y changer, parce que, disent-ils, le crime a toujours existé et qu’il faudra toujours le supporter comme un des maux qui affligent la société. Ce n’est pas nous qui sommes des fatalistes, nous qui tâchons de trouver les moyens les plus énergiques et les plus sûrs pour faire disparaître autant que possible cette honte de la civilisation.

Nous nous rendons bien compte des influences du milieu physique et moral, et c’est précisément pour cela que nous ne comprenons pas une théorie qui laisse le coupable exposé à ces influences mêmes qui ont contribué à sa dégénération. Mais lorsqu’on s’écrie : « Au lieu de punir, occupez-vous de modifier le milieu, en supprimant les causes du crime » nous ne pouvons nous empêcher de sourire, parce que nous savons que le législateur ne peut pas accomplir ce qui n’est que l’œuvre du temps.

Nous disons alors : « Pourquoi faut-il qu’il y ait dans notre société contemporaine cette antinomie étrange : que la majorité à laquelle on accorde la toute puissance, même là où son incompétence est visible, et son impartialité impossible, ne trouve des limites à sa souveraineté que dans un cas seulement, lorsqu’il s’agit de lutter contre la minorité la plus petite, la plus nuisible et la plus abjecte, celle des criminels ?

Pourquoi déranger la plus grande partie de l’humanité en changeant les conditions d’existence sociale, dans l’intérêt exclusif d’une poignée de non-valeurs ? Pourquoi ne faudrait-il pas, au contraire, extirper les individus inadaptables ?

Mais à quoi bon insister ? Aucun législateur ne pourra faire qu’il n’y ait plus de misère, ni d’ignorance, que les tentations disparaissent, que la cupidité, les ambitions, la vanité et toutes les passions de l’homme soient supprimées dans son cœur.

L’État ne doit pas cesser de lutter contre le crime, il ne peut pas tout confier au progrès de la civilisation dont le cours est si lent et parfois intermittent. Et, d’ailleurs, ce progrès de la civilisation serait interrompu violemment si la répression venait à manquer ou à se ralentir. l’État doit employer les armes perfectionnées qui conviennent à l’époque, en laissant de côté celles dont l’expérience a montré l’inutilité.

Pour qu’on puisse combattre un ennemi avec espoir de succès, il faut avant tout le connaître. Or, cet ennemi, le criminel, les juristes ne le connaissent pas. Pour le connaître, il faut l’avoir longuement observé dans les prisons, dans les bagnes, dans les lieux de relégation. C’est à ceux qui l’ont étudié ainsi, que l’avenir réservera la mission de transformer la science pénale, de telle sorte qu’elle soit en harmonie avec les nécessités sociales.

Naples, le 1er mars 1890.

Signe de fin