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INVENTION ET IMITATION
DANS LA CRIMINALITÉ

Par le Docteur Armand Corre
Préface à l’ouvrage du Docteur Paul Aubry :
« La contagion du meurtre, étude d’anthropologie criminelle »
- Étude d’anthropologie criminelle -
(Seconde édition, Félix Alcan éditeur, Paris 1894)

A. Corre, collaborateur des « Archives d’anthropologie criminelle »,
fut l’un des membres éminents de l’école psychiatrique française.
Alors que Tarde a mis en lumière la loi de l’imitation,
lui souligne qu’au départ de la criminalité existe un effort d’invention.
Cette préface donne une idée des débats scientifiques
relatifs aux causes de la criminalité à la fin du XIXe siècle.

L’un des ouvrages de Corre s’ouvre par cette question :
« La tendance à ce qu'on appelle la criminalité
est-elle  tout entière  à rechercher dans les individus ;
ou ne dépend-elle pas, pour une large part, d'influences de milieux.

Et si ces dernières exercent sur l'homme une action réelle,
dans quelle mesure sont-elles à leur tour modifiables par lui ? »

L’homme, au cours des manifestations si multiples de son activité cérébrale, traduit le double instinct qui règle son évolution psychique par les procédés qu’il découvre en sa conduite :

Avec la faculté d’invention, il montre son aptitude au progrès, à l’ascension vers le mieux ou le pire, selon qu’on apprécie la résultante des actes dans leurs rapports avec les conditions du milieu collectif ou l’intérêt des individus ;

Avec la faculté d’imitation, il fixe, pour ainsi dire, les acquisitions faites grâce à l’autre : il répète, répercute à l’infini, dans leurs applications, les trouvailles objectivées qui ont frappé son imagination ou son attention ; il prend certaines assuétudes, se repose d’un effort, avant de recommencer l’élaboration de quelque chose d’inédit.

Très lent est le progrès, car l’invention exige une somme de travail cérébral considérable et, pour imposer les choses qu’elle a mises en lumière, un état de réceptivité dans l’ambiance sociale, lui-même plus ou moins long à se produire. Mais une fois l’ébranlement communiqué, l’idée nouvelle, l’acte nouveau, déterminent autour d’eux une sorte de vague harmonique, une série de vibrations intensives, qui semblent forcer à l’unisson et presque à l’automatisme les foyers générateurs des impulsivités, chez les individus et les masses. Le flot accapare toute place ; il marque un arrêt momentané dans les apports transformateurs ; il oppose la routine à l’évolution et devient ainsi un danger, lorsqu’il jette et perpétue dans les habitudes, par ailleurs déjà plus ou moins modifiées, des germes de survivances, trop souvent prises, bien à tort, comme des ressauts ataviques ou de brusques rétrogradations.

La criminalité n’échappe pas aux lois communes à tous les genres de manifestations des activités humaines.

De quelque façon qu’on la comprenne et qu’on la définisse, elle apparaît une forme de l’impulsivité, dérivant de la double sollicitation inventive et imitative. Toutefois, dans ses modes généraux, l’invention s’y dessine avec beaucoup moins de fréquence et d’énergie que l’imitation. Le vol, le viol, l’homicide, etc., qui, depuis des siècles, naissent de mêmes entraînements passionnels ou des mêmes vices d’organisation sociale, s’exécutent d’après des procédés à peu près similaires, ou brutaux ou rusants ; mais ceux-ci se perfectionnent de temps à autre, lorsqu’un criminel génial emprunte à des circonstances faciles à rencontrer, aux découvertes de la science utile, des moyens non entrevus auparavant et destinés à assurer le succès de ses mauvais desseins, en même temps que son impunité. Les perfectionnements seront imités, selon les aptitudes des professionnels de la délinquance. Cependant, qu’on le remarque bien, c’est l’acte criminel en lui-même - dont la répétition, sous une forme quelconque, imprime aux cerveaux prédisposés l’incitation détestable - qui tend à se multiplier de plus en plus. On dérobe, on tue, suivant une progression quantitative, hors de tout rapport avec l’expansion qualitative de telle ou telle modalité de l’attentat. Le vieux jeu a conservé sa vogue, à ce point qu’on peut, étendre au crime le proverbe : rien de nouveau sous le soleil. Et de fait, la perversité s’affirme davantage par le nombre des crimes que par le relief de ses moyens spéciaux d’exécution.

Ne remontons pas trop loin.

Nous lisons dans les fabliaux du XIV° siècle, dans l’épopée de sinistre comique de Till Ulenspiegel, les poésies de Villon et de ses disciples ou acolytes, maintes prouesses, autrefois dignes de la hart, aujourd’hui seulement de la prison, qu’on relève comme originales chez nos bandits de grandes et de petites villes. Panurge a servi d’intermédiaire doctrinal dans la transmission...

Mais, avant la mise en action des leçons professées par des célébrités plus ou moins légendaires, à l’aurore des temps modernes, que de façons déjà de vulgaire pratique dans le monde des insoumis, à des époques très reculées ! L’argot lui-même a d’antiques origines. Le vol à la tire existe, depuis qu’il y a eu des pochettes ou des replis de vêtements, destinés à recevoir quelque objet, bon à prendre, autant qu’à conserver. Le vol au poivrier se renouvelle, depuis que les méchants garçons ont constaté l’aisance avec laquelle un ivrogne, terrassé par le vin, sans muscles pour se défendre, sans pensée même pour comprendre, se laisse dépouiller : mettre à nu les gens qui ont trop bu, avec prestesse, c’était déjà un art fort avancé, au moyen âge, si l’on en juge par l’aventure des trop gaillardes commères réduites à se cacher dans un charnier... après avoir abondamment arrosé un festin de tripaille (Le dict des trois dames de Paris).

Le voleur à l’américaine ! n’est-ce pas, à l’occasion, le bordier ou bourdeur parisien du XIII° siècle, si habile à recruter des dupes parmi les provinciaux et les étrangers, frais débarqués sur les rives de la Seine ? Faut-il rappeler la troisième repeue franche... de titre si difficile à reproduire ? L’histoire de ce haut seigneur... du pavé, de ce limousin, très expert parmi les plus experts filous de la capitale, qui, sans sou ni maille, après avoir festoyé, donne en gage à l’hôtesse un grand sac, rempli de papiers importants, et que le commissaire, appelé pour l’ouverture, au cours d’une absence prolongée du coquin, trouve « si breneux ».

On pratique le chantage à l’adultère et aux moeurs (en 1477, raconte Jehan de Troyes, deux gourgandines, à la sollicitation intéressée de l’ennemi d’un serviteur d’Ollivier le Daim, premier barbier et valet de chambre du roi Louis XI, accusent faussement cet homme « de les avoir efforcées et en elles faict et commis l’ord et villain péché de sodomie »). On sait utiliser les breuvages narcotiques pour perpétrer un attentat à la pudeur ou un viol (affaire de Jacqueline la Cyrière, justice de Saint-Martin des-Champs, 15 juillet 1333, rég. crim.). Quant au meurtre avec préméditation et guet-apens, il remonte à Caïn, d’odieuse mémoire... Mais il s’est singulièrement perfectionné, à mesure que les armes de jet ont mis entre les mains des lâches un instrument plus sûr, pour l’accomplissement de leurs forfaits.

Les dépeceurs eux-mêmes ont des ancêtres d’âge assez reculé. Tel, le menuisier Oudin, qui, en discussion d’intérêt avec le fils du maître-bourreau de Paris, Petit Jehan, guette une nuit, au coin d’une rue, son créancier, l’assomme avec l’aide de trois stipendiés, « et depuis qu’il fust mort... luy vint coupper les jambes », afin de se débarrasser plus facilement du cadavre (Chronique de Jehan de Troyes, 1177). Telle la femme Cleopatra, de Lyon, qui, ne sachant comment se débarrasser d’un mari ivrogne et vicieux, l’égorge, un soir « qu’il estoit tout noyé de vin, dormant et ronflant... et puis désirant si secrètement conduire son affaire qu’elle ne fust point décelée, et que tout fust tellement enveloppé en secret et silence qu’il ne s’en engendrast aucune suspicion ny conjecture, entreprit de mettre ce corps de son mari en pièces et quartiers et le porter la nuit au Rhône... » (1547, Chronique de G. Paradin) ; le fait est rappelé par le Figaro du 11 mars 1877, à propos de Billoir ; on sait l’aventure : l’ancien soldat venait d’assassiner sa maîtresse, une femme Le Manach, qu’il avait prise en dégoût à cause de sa malpropreté et de son intempérance, et il avait essayé de dérouter la police par une habile dissémination des membres dépecés de sa victime.

Les instincts, en devenant mauvais, enfantent le crime, et celui-ci, dans ses grands types, indifférent de la forme, cherche à atteindre, son but, selon les conditions du milieu, moins variées qu’on ne le pourrait supposer a priori, au cours des âges et chez les différents peuples. Mais ces instincts, qui les a rendus aussi âpres et redoutables ? Il faut l’avouer : l’égoïsme, l’oubli ou le dédain de la solidarité, l’anti-altruisme même, qui, partout, ont présidé à l’organisation des sociétés dites civilisées, sous l’égide des religions en principe les mieux intentionnées, et de la politique, sont la cause des désespérances, des révoltes, des graduelles dégénérations dans les classes déshéritées, d’où l’attentat jaillit le plus ordinairement à un moment donné. On ne saurait songer à mettre fin aux suicides et aux crimes inspirés par la misère, la fausse idée d’honneur, les convoitises exaltées, etc., sans une réforme radicale de nos mœurs et de notre régime économique. La propriété, telle qu’elle est établie, est la source des vols et des assassinats les plus audacieux ; l’inégalité dans la répartition des charges entre les sexes, une éducation hypocrite et antinaturelle, celle de maints infanticides, etc. L’homme est sans doute incapable de créer jamais une société parfaite ; au moins est-il en possession d’une puissance intellectuelle suffisante, pour améliorer, dans une large mesure, les conditions de ses collectivités. Qu’on rende mieux pondérées les lois, qu’on les adapte mieux aux exigences de la nature, et les actes de résistance, de défaillance, seront très diminués, raréfiés proportionnellement à l’amoindrissement des causes perturbatrices.

Mais le suicide et le crime n’ont pas entièrement leur genèse dans les défectuosités fondamentales des Codes. Ils trouvent en partie la raison de leurs éclats dans l’exaltation de l’imitativité, elle-même la résultante de la multiplicité des sollicitations à l’imitation de certains actes, et de l’impressionnabilité particulière, semi-morbide, des individualités réceptrices. La preuve de cette vérité attristante n’est plus à faire. Elle se déroule, sous nos yeux, à la soudaine répétition de diverses formes semi-occultes ou extériorisées de l’attentat, jadis très isolées, aujourd’hui de plus en plus fréquentes.

L’agio existait autrefois, contenu dans les étroites limites d’opérations financières, d’ailleurs réprimées avec sévérité. Depuis le XVII° siècle, le spectacle des scandaleuses fortunes des intendants et des fermiers généraux, des joueurs à la rente, des tripoteurs d’affaires a étouffé la conscience au cœur d’une bourgeoisie qui jeta bas un trône, sous le prétexte de relever le prolétariat. L’exemple des enrichissements à tout prix a pénétré dans les plus hautes couches, souillé les plus intègres de réputation, formé des criminels de grand monde autour de chaque unité rayonnante de l’exploitation cosmopolite.

De tout temps, il y a eu des imaginations assez scélérates pour entrevoir des moyens de vengeance raffinés.

Défigurer une rivale, une femme dont la vertu a triomphé des tentatives de séduction, cela s’est vu dès l’origine des agglomérations civilisées : brutalement l’on eût recours, d’abord, à des mutilations sanglantes ; plus tard, des gentilshommes imaginent le jet de la bouteille de verre remplie d’encre, comme dans l’agression contre la marquise de Chaulnes (ou la pourra lire dans l’un des chapitres du présent ouvrage). Maintenant on vitriolise, et comme ce genre d’attentat, malgré son atrocité, est sottement excusé par une prétendue note passionnelle, presque ennobli par elle, il se répète chaque année dans des catégories très enclines à profiter d’aussi belles leçons.

Pulvériser un personnage détesté, un adversaire politique, n’est-ce pas le comble de l’art, pour les fanatiques ! Pendant longtemps, on ne songe pas à utiliser l’unique explosif alors connu. Mais, au XVIe siècle, - ère de renouveau, - l’idée d’une machine infernale éclôt et d’emblée revêt une forme savante. « Le samedi 26 septembre 1587, dit Lestoile en son journal, fut rompu et mis sur la roue, à Paris , un normand nommé Chantepie, qui avait envoyé au seigneur de Millaud d’Allègre, par un laquais, une bouëtte artificiellement par lui composée, dans laquelle estoient arrangés trente-six canons de pistolets chargés chacun de deux balles et y estoit un ressort accommodé de façon qu’ouvrant la bouëtte le ressort laschant faisoit feu, lequel prenant à l’amorce préparée faisoit à l’instant jouer les trente-six canons et jetter soixante et douze balles. » L’histoire est oubliée, quand Fieschi, en 1835, invente une machine assez analogue à celle de Chantepie, mais destinée à agir à distance, machine remplacée, dès 1852, par les bombes de jet d’Orsini. Il y a progrès. Toutefois, il faut arriver à la période contemporaine pour assister à l’expansion de la méthode, grâce aux découvertes de nouveaux explosifs et à la propagande frénétique des anarchistes dynamitards. Si, dès les premiers attentats de Montceau-les-Mines et du café de la place Bellecour, à Lyon (1882), l’on s’était un peu mieux inspiré de l’état de certains esprits, de ses causes, de ses propensions militantes, l’on eût évité au pays et au monde civilisé l’horreur de la fameuse série symbolique, tout imitative, à laquelle Ravachol et Vaillant doivent leur célébrité, entre beaucoup d’autres apôtres de la destruction de moindre envergure. L’on a aussi vu reparaître l’invention de Chantepie, sous des formes plus insidieuses, avec les livres dits explosifs adressés à deux fonctionnaires coloniaux, à Paris, et la boite-échantillon envoyée au chancelier impérial de Caprivi, à Berlin (1891, 1893).

La montée ininterrompue du crime et du suicide, comme celle de l’aliénation mentale (démonstration si péremptoire de l’envahissement des habitudes dégénératives), serait inexplicable par l’intervention des seuls facteurs sociologiques. Elle doit une grosse part de son développement à l’influence imitative, et même, on l’a dit avec quelque apparence de raison, la récidivité, toujours en accroissement, n’est que la répétition d’actes, primitivement acceptés dans leur genèse intrinsèque, ou reproduits d’après une sollicitation extrinsèque, par un organisme si dépourvu de capacité pour l’effort, qu’il est réduit à se copier, s’il ne copie les autres.

L’incapacité pour l’effort, c’est-à-dire l’impuissance contre la réaction aux incitations malsaines, anti-altruistes et anti-sociales, voilà bien la tare des collectivités usées, celle qui rend si dangereuses pour elles les manifestations susceptibles de provoquer chez les individus et les masses des ébranlements imitatifs, assez intenses pour s’imposer comme activités d’habitude à des cerveaux déséquilibrés.

En attendant des réformes, il faut s’opposer à l’ascension d’une vague menaçante, par les moyens d’endiguement les plus immédiats. Où rechercher ces moyens, sinon dans les conditions restrictives de l’entraînement automatique dérivant de l’imitation ?

L’imitation est une féconde génitrice du crime.

Elle est éveillée et dirigée par un double mécanisme, dont le jeu se centralise aux organes psychomoteurs : par la suggestion des idées, par l’objectivité d’actes réalisés ; l’une, canevas d’opérations offert à l’imagination des plus impressionnables, l’autre, leçon de choses offerte à l’impulsivité irraisonnante ou languissante des indégrossis ou des inattentifs ; toutes deux provoquant les incitations les plus singulières et parfois les plus redoutables, chez les dégénérés, les demi-fous et les aliénés, latents ou qualifiés. Pour prévenir les écarts d’une faculté dont le rôle est aussi considérable, il est donc nécessaire de surveiller de très près les conditions qui la gouvernent.

L’idée suggestive n’exerce pas l’influence directe principale, et elle ne le fait, à mon avis, qu’autant qu’elle se matérialise, se concrétise dans un ordre de choses apte à répondre à certaines mentalités, fort heureusement d’exception. Les mémoires d’un Lacenaire ont eu un grand nombre de lecteurs : pourtant, on peut compter les assassins qui leur doivent l’initiation professionnelle, un Morisset, un Lemaire, quelques autres encore, mais assez rares. Les comptes rendus des procès sensationnels ont exercé une pression analogue sur des prédisposés, mais sur des séries infiniment moins amples qu’on ne le croit généralement. Supprimer ces éléments d’instruction sociologique n’aurait donc pas une utilité très nettement démontrée et, pour un petit nombre de cerveaux détraqués auxquels la mesure enlèverait une cause d’incitation pernicieuse, elle priverait des cerveaux studieux de très précieux moyens d’information. Mais l’idée suggestive, indirectement, peut être un facteur dissolvant des plus actifs !

J’entends résonner les clameurs contre la presse et le livre, les récriminations contre la liberté de la pensée et de la plume, qui se reproduisent à toutes les époques d’affolement. Oui, certes, l’écrit est un instrument de suggestion très redoutable, et aussi la parole émise dans les réunions. Des feuilles, telles que le Père Duchesne et le Père Peinard, offrent, dans leurs colonnes, comme les discours d’un Marat ou des anarchistes, dans leurs véhémentes tirades, des échantillons de spéculations attristantes, d’excitations déplo–rables. Au fond, on n’y découvre guère que l’expression grossière ou perfide de doctrines et de théories sociologiques et même philosophiques, sous d’autres formes... toutes de surface, déclarées de haute portée. Logiquement, pour couper court aux excès d’en bas, il faudrait interdire toute élaboration intellectuelle progressive d’en haut. Mais est-il bien vrai que les attentats anarchistes se rattachent absolument aux enseignements socialistes, d’après les républicains de l’école opportuniste, aux enseignements de ceux-ci, d’après les réactionnaires intransigeants, trop enclins à oublier eux-mêmes que les premiers chrétiens, au nom de l’Évangile, se comportèrent, dans le monde païen, à la façon des anarchistes, dans le monde actuel... avec la dynamite en moins, parce qu’elle était encore inconnue, peut-être ?

Il en est de l’aliment psychique comme de l’aliment corporel. L’un et l’autre sont bons, à la condition qu’ils s’adressent à des organes capables de les assimiler. L’inventeur de la culture du blé, l’inventeur de sa réduction en farine et de la transformation de la farine en pain, sont-ils donc responsables des indigestions que se donnent les voraces ou les malades ; et celui qui apprit aux hommes à exprimer le jus de la vigne doit-il être incriminé comme le grand coupable de tous les excès de l’intempérance ? De même, il serait injuste d’accuser les semeurs d’idées réformatrices, du Christ aux socialistes de nos jours, d’être la cause des attentats d’un Ravachol. Les lois édictées contre la liberté de l’écrit et de la parole, n’ont jamais réussi à prévenir leurs écarts, mais elles sont un obstacle à la diffusion des idées, d’où le progrès dérive. Qui jugera d’ailleurs entre l’idée simplement évolutive et l’idée perturbatrice ? Avons-nous, dans la magistrature, si mêlée aux questions de la politique, des hommes d’indépendance assez notoire, pour éviter de ne jamais verser dans l’ornière des persécutions, sous le prétexte et avec la croyance d’une répression des incitations délictueuses ?

Après mûre réflexion, je reste le partisan de l’entière liberté du journal, du livre et du discours, persuadé qu’elle comporte pour une société plus d’avantages que d’inconvénients. Mais il importe cependant d’enrayer les impulsivités imitatives, directement ou indirectement engendrées par la suggestion de l’idée anti-altruiste et anti-sociale. Le moyen n’est à rechercher que dans un système d’instruction et d’éducation bien adapté aux besoins des société nouvelles. Le Disciple de Bourget n’est que le produit d’un maître, très habile sans doute à dresser des équations philosophiques, mais ignorant de la vie réelle et des exigences d’une collectivité.

Je regrette de ne pouvoir approuver et partager, sur ce point particulier, l’opinion de mon distingué confrère. Je comprends ses raisons. Je serai même assez franc pour dire, qu’en formulant les miennes, je ne chasse pas de mon esprit une certaine perplexité. La crainte d’être le défenseur involontaire d’intérêts rétrogrades, m’oblige à repousser des transactions, que l’histoire m’a appris à considérer comme une éternelle duperie pour les peuples. D’ailleurs, je m’empresse d’ajouter que j’admets des cas où une autorité chargée de la défense sociale, a le droit et le devoir d’intervenir au plus vite. C’est quand la parole, dans une réunion publique, l’écrit, dans le journal ou la brochure, lancent au travers des masses, avec préméditation, sous la forme de l’idée concrète, l’excitation à l’attentat contre les personnes. Car alors l’idée se relie si intimement à l’acte qu’elle vise à déterminer que les deux se confondent trop ordinairement en un foyer d’irradiation criminelle.

L’acte est la cause par excellence de l’ébranlement imitatif. Il est, pour ce motif, à réprimer avec promptitude et énergie, qu’on l’entende des faits de criminalité proprement dite, des faits équivalents ou seulement préparateurs des uns ou des autres. L’idée semble plus diffusible, mais elle ne rencontre point, partout où elle tombe, un terrain qui lui permette de germer ; sa germination, si elle a lieu, est lente, et elle peut se heurter, avant d’atteindre son développement, à mille obstacles qui l’arrêtent. L’acte s’adresse à des individualités plus isolées, mais il éveille des automatismes aptes à fonctionner criminellement chez la plupart des hommes, chez les normaux, par surprise, chez les anormaux, par prédisposition héréditaire ou acquise. Il met directement et brusquement en jeu les impulsivités les plus scélérates, et chaque organisme qu’il ébranle devient aussitôt de proche en proche un centre de rayonnement imitatif.

Aussi, combien sont épouvantables les déchaînements des individualités agglomérées, des foules, devant les exemples de faits, qui, tout à coup, surgissent au milieu d’elles ! La masse se compose souvent d’honnêtes, et les honnêtes sont les émules de quelques tarés qui leur ont indiqué l’action à répéter. On l’a dit très justement : l’être le plus vertueux renferme un criminel ensommeillé ; il suffit d’un éclair parti de l’ambiance pour séparer du moi, jusqu’alors impeccable, le moi violateur, homicide ou incendiaire. Au bout de quelques minutes, le premier aura repris possession de sa force, obligé le second à reprendre sa place obscure et à s’effacer : l’acte condamnable n’en a pas moins été commis, à la sollicitation d’un acte similaire émané d’un organisme où le moi criminel domine, celui-là inconsciemment, il est vrai, celui-ci demi-conscient ou conscient, selon l’occurrence.

Le contraste entre l’influence de la suggestion par l’idée et celle de la contrainte imitative par l’acte se dessine également en dehors des agglomérations irréfrénées. Voyez l’effet de l’exemple immoral dans les prisons, le régiment, les écoles, dans la famille elle-même, au contact d’une domesticité suspecte ! Voyez, dans la vie commune, les fâcheuses conséquences d’une mauvaise fréquentation ! Combien de jeunes garçons, de jeunes filles ou de jeunes femmes, d’hommes déjà mûrs, ont trébuché dans la voie du bien, fléchi vers le mal, à des leçons de choses, qui, seulement offertes sous la forme de récit, même avec les couleurs d’une prose vive ou d’une poésie libertine, les auraient à peine émotionnés ou laissés indifférents !

C’est par l’acte, bien plus que par l’idée, ou par l’acte associé à l’idée que l’imitation recrute avec le plus d’avantages pour l’armée de la corruption et du délit. Ici, nulle hésitation ne s’interpose. L’acte est bon ou mauvais, facile à déterminer par les résultats qu’on lui voit produire. Entre la licence et la liberté, tout homme réfléchi est à même de fournir une appréciation saine, sur des manifestations nettement objectivées. Au risque de quelques accrocs à l’une, - d’ailleurs sans conséquences sérieuses pour l’évolution collective, - il y a à applaudir aux sévérités qui serviront de barrière contre l’autre, en même temps qu’à l’imitation dérivée de certains actes. L’éducation, sans doute, est un puissant moyen de préservation, comme dans la suggestion par l’idée ; mais elle ne met pas à l’abri de la surprise des faits imagés, de relief intensif et de répétition habituelle. Il est inconcevable qu’on se préoccupe aussi peu de ces vérités, cependant rendues palpables, évidentes, par les événements de chaque jour. Sur la voie publique, en des maisons qu’on tolère en trop grand nombre et trop ouvertes, la prostitution, le jeu, l’intempérance donnent un enseignement néfaste et fertile en fruits vénéneux. L’agio a ses palais, insultant à la misère du peuple ; les leçons du scandale de Panama sont une invitation aux habiles à répéter le coup des chèques, pour leur plus gros profit ; le cynisme de la criminalité d’en haut sort de l’occulte et achève l’œuvre de la démoralisation générale. Bien plus, la loi imprévoyante, par l’exécution solennelle des bandits qu’elle prétend offrir en exemple répressif, éveille, dans un monde spécial, le goût du sang et indique aux tarés le chemin de l’assassinat.

Je ne saurais m’étendre sur un sujet aussi vaste. Mais je dois signaler, parmi les conditions de l’imitativité criminelle, l’ingérence des étrangers. La France, nation généreuse, accueille avec trop de facilités les cosmopolites, les provenances de toutes nationalités. À cette imprudence, elle doit d’avoir, à diverses époques, transformé ses mœurs dans le sens le plus critiquable. Depuis le XVIe siècle, l’… la corrompt et l’exploite, en même temps qu’il l’insulte ; depuis la Révolution, le … lui apprend l’art de l’agio le plus perfectionné, et la dépouille de ses plus riches fleurons, et tous ces donneurs de mauvaises leçons de choses jouent, dans sa criminalité, latente ou extériorisée, un rôle dont il serait temps d’apercevoir le côté sinistre.

L’imitation étend, partout et sous mille formes, des rayonnements d’incitations détestables. Elle multiplie à ce point l’attentat, que celui-ci semble sévir avec des allures épidémiques, dériver de plus en plus d’une sorte de contage. Et de fait, n’est-ce pas une véritable contagion à laquelle nous assistons dans l’évolution du suicide, du crime, des habitudes dégénératives et de l’aliénation mentale ? Le Dr Paul Aubry a entrepris de le démontrer, en choisissant comme exemple le meurtre. Je lui cède la place avec la conviction que la lecture de son livre contribuera grandement à dessiller les yeux de trop nombreux indifférents, qu’elle amènera chez beaucoup des réflexions graves et aidera à provoquer d’utiles réformes, depuis longtemps désirées et toujours attendues.

Je ne saurais trop vivement remercier mon aimable confrère d’avoir bien voulu me ménager l’honneur et le plaisir de présenter son intéressant ouvrage, pour lequel un premier succès est la garantie certaine d’un second tout aussi mérité.

Dr A. Corre. Brest, le 10 janvier 1894.

Signe de fin