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LE RASOIR DE DAMOCLèS
[ Il n'est pas sage de voler un barbier armé de son rasoir ]

Extrait du livre : « Les Tribunaux Comiques »
de Jules Moinaux
Rédacteur de la Gazette des Tribunaux

On s’explique bien qu’on vive en faisant la barbe aux autres, exemple les perruquiers ; on s’explique moins le contraire, c’est-à-dire une industrie qui consiste à se faire raser; elle est pourtant bien simple. Voici le calcul de Cuissard : il donne trois sous pour sa barbe, il vole une serviette de deux francs, reste trente-sept sous de bénéfice. Malheureusement, on ne peut pas se faire raser plusieurs fois par jour, et on ne peut guère espérer revendre plus d’un franc une serviette d’occasion ; si bien qu’en définitive, notre homme ferait un pauvre métier s’il n’attrapait pas par-ci par-là un rasoir, un pinceau à barbe, un pain de savon ou un pot de pommade ; on a trouvé chez lui de quoi commencer un bon petit établissement de parfumeur.

Il a été arrêté d’une façon assez plaisante par un petit homme chétif et malingre, qu’il eût aplati entre ses deux mains s’il n’avait été tenu en respect par lui, comme on va le voir.

Le témoin. - C’était la quatrième fois qu’il me volait, dit le perruquier au tribunal correctionnel ; je m’en doutais bien, mais je n’en étais pas assez sûr ; seulement, je me disais : Primo, chaque fois que ce particulier-là vient, je m’aperçois qu’il me manque quelque chose ; deuxièmo, il n’y a que les gens distingués qui se font raser tous les jours, et celui-là, qui a l’air d’une grande gouape, chaque fois qu’il vient, on voit qu’il a une barbe de la veille, et avec ça du linge sale, en loques : tout ça c’est louche; j’aurai l’œil au guet, que je me dis, et je l’ai eu, de fait, vous allez voir : y a de quoi rire tout de même.

Il arrive donc : pour lors je le reconnais ; je fais celui qui n’a l’air de rien, et je lui dis : Monsieur, ça va-z-être à vous, en appuyant sur le cuir un rasoir, censément pour lui, pendant qu’il allait accrocher son paletot à une patère; mais je tournais la prunelle, sans avoir l’air, de son côté, en faisant le simulâtre de lui tourner le derrière, et je le vois qui fourre une serviette dans son paletot.

Là-dessus il vient s’asseoir et se met à me parler des affaires d’Orient.

M. le Président. - Arrivez au fait ; vous l’avez fait arrêter ?

Le témoin. - Je pouvais le prendre sur le flagrant délit; mais c’est un homme très fort et très terrible, qui m’aurait évanoui d’une gifle et se se-rait sauvé, vu que j’étais seul pour le quart d’heure, étant veuf depuis deux ans, et mon clerc étant allé en ville coiffer une mariée ; qui se mariait avec un lampiste qui demeure à côté, un nommé Manichol ...

M. le Président. - Passez tous ces détails.

Le témoin. - Oui, voilà, excusez ; pour, lors, voilà donc mon particulier assis ; je le savonne, me disant : Il va peut-être venir quelqu’un. C’était ce que je voulais ; je repassais mon rasoir pour gagner du temps...

M. le Président. - Vous devriez bien tâcher d’en gagner maintenant.

Le témoin. – Voilà ; finalement que mon clerc arrive; je mets alors le rasoir sur la gorge de monsieur, et je dis à mon clerc : « Appelez un sergent de ville tout de suite. » Mon filou, entendant çà, fait un mouvement comme pour me repousser, mais moi qui le tenais par le nez et le rasoir sur sa gorge, je lui dis : « Si vous bougez, je vous coupe le cou comme à un poulet ! »

Mon gaillard, qui n’est pas des plus braves, à ce que j’ai vu, se met à trembler ; mon jeune homme crie à la porte : « Un sergent de ville tout de suite ! » Les passants s’arrêtent ; finalement que voilà deux sergents de ville qui arrivent : il était temps, je n’avais plus une goutte de sang.

Cuissard, interrogé, prétend que c’est par mégarde qu’il a mis une serviette dans sa poche. Malheureusement, les articles de parfumerie trouvés chez lui sont plus difficiles à expliquer ; il prétend bien qu’il les a achetés pour son usage personnel ; mais dix-sept peignes pour son usage !... et il est chauve !

Le tribunal l’a condamné à six mois de prison.

Signe de fin