Page d'accueil > Table des rubriques > Dictionnaires de droit criminel > Petites histoires et illustrations > L'instruction et la recherche des preuves

L'INSTRUCTION
ET LA RECHERCHE DES PREUVES

Trois actes d’instruction particulièrement bien venus

I – LE JUGE ET LES DEUX PRÉTENDUES MÈRES
( Ancien Testament, Premier livre des Rois )

Deux femmes se disputent un enfant devant Salomon.

L’une dit : - Voici mon fils qui est vivant, et c’est ton fils qui est mort.

L’autre dit : - Ce n’est pas vrai ! Ton fils est celui qui est mort, et mon fils est celui qui est vivant !

Le roi ordonna : - Apportez-moi une épée.

Puis il dit : - Partagez l’enfant vivant en deux, et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre.

Alors la femme dont l’enfant était vivant s’adressa au roi, car sa pitié s’était enflammée pour son fils, et elle dit : - S’il te plaît, Seigneur, Qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on ne le tue pas !

Mais l’autre disait : - Il ne sera ni à toi, ni à moi : partagez le !

Alors le roi prit la parole et dit : - Donnez l’enfant à la première, ne le tuez pas. C’est elle la mère !

[On trouve déjà ce subtil acte d’instruction dans les textes de l’ancienne Mésopotamie]

*

II – LE CADI ET LE CHAMELIER
( Exemple donné par Warée, dans ses « Curiosités judiciaires », p. 386 )

Les Turcs n’ont ni Institutes, ni Code, ni Digeste, et cependant ils ne laissent pas de très bien juger des causes qui embarrassent les juges les plus habiles, En voici un exemple.

Un marchand chrétien s’accorda avec un chamelier turc pour le transport d’un, certain nombre de balles de soie, qu’il voulait faire voiturer d’Alep à Constantinople, et se mit en chemin avec lui ; mais, au milieu de la route, il tomba malade, et ne put suivre la caravane, qui arriva longtemps avant lui, à cause de ce contretemps.

Le chamelier, ne voyant pas venir son homme au bout de quelques semaines, s’imagina qu’il était mort, vendit les soies et changea de profession.

Le chrétien arriva enfin, le trouva après avoir perdu bien du temps à le chercher, et lui demanda ses marchandises. Le fourbe feignit de ne pas le connaître, et nia avoir jamais été chamelier.

Le cadi, devant qui cette affaire fut portée, dit au chrétien : - Que demandes-tu ?

- Je demande, dit-il, vingt balles de soie que j’ai remises à cet homme-ci.

- Que réponds-lu à cela ? dit le cadi au chamelier.

- Que je ne sais, reprit ce dernier, ce qu’il veut me dire avec ses balles de soie et ses chameaux ; et que je ne l’ai jamais ni vu ni connu.

Alors le cadi, se tournant vers le chrétien, lui demanda quelle preuve il pouvait donner de ce qu’il avait avancé. Le marchand n’en put donner d’autre sinon que sa maladie l’avait empêché de suivre le chamelier. Le cadi leur dit à tous deux qu’ils étaient des bêtes, et qu’ils se retirassent de sa présence. Il leur tourna le dos.

Pendant qu’ils sortaient ensemble; il se mit à une fenêtre et cria assez haut :

- Chamelier, un mot !

Le Turc tourna la tête, sans songer qu’il venait d’abjurer cette profession. Alors le cadi, l’obligeant de revenir sur ses pas, lui fit donner la bastonnade et avouer sa friponnerie. Il le condamna à payer la soie, outre une amende pour les épices [ pour les frais de justice ].

*

III – LE MANDARIN ET LES SOI-DISANT MOINES
(Extrait de : Robert Van Gulik « Le mystère du labyrinthe », Collection 10/18 n° 1673)

Le criminel Tsien Mo, coupable de sédition, recevra le châtiment qu’il mérite. Mais je sais que, outre ce crime abominable, il a trompé et volé un grand nombre d’entre vous. Que les requérants viennent déposer leur plainte auprès du tribunal. Chaque cas sera examiné avec soin, et les victimes de ce chien seront dédommagées selon les possibilités allouées à ce tribunal…

Des acclamations enthousiastes montèrent de la foule. Ce n’est qu’au bout d’un long moment que les sbires réussirent à rétablir le calme dans la salle d’audience.

Agglutinés dans un coin, trois moines bouddhistes étaient restés à l’écart de l’excitation générale et chuchotaient entre eux. Le calme revenu, ils se frayèrent un chemin dans la foule en criant à tue tête qu’ils étaient les malheureuses victimes d’une terrible injustice.

Alors qu’ils s’approchaient de l’estrade, le juge Ti fut frappé de leur mine peu engageante. Les traits de leur visage étaient durs, sensuels, et on lisait de la fausseté dans leur regard. Comme ils se mettaient à genoux devant l’estrade, le juge ordonna :

- Que l’aîné de vous trois nous donne son nom et qu’il dépose sa plainte !

- Le moine ignorant agenouillé devant Votre Excellence est appelé Pilier de la Foi. Nous habitons moi et mes deux camarades dans un petit temple situé dans le quartier sud de cette ville. Nos journées s’écoulent dans la récitation des prières et la méditation.

Notre modeste temple ne possédait qu’un seul objet de valeur, une statue en or de notre Bienveillante Dame, Kouan Yin, Amen ! Mais, pour notre infortune, il y a de cela maintenant deux lunes, ce monstre de Tsien s’arrêta dans notre temple et déroba la sainte statue. Dans l’Au-delà ce chien sera jeté dans l’huile bouillante pour son horrible sacrilège. Mais, en attendant qu’il reçoive de la justice divine son châtiment, nous supplions humblement Votre Excellence de nous faire restituer notre trésor sacré, et si ce scélérat l’a déjà fait fondre, de bien vouloir nous accorder un dédommagement en or ou en argent !

Ayant ainsi parlé, le moine toucha trois fois le sol de son front.

Le juge garda un moment le silence tout en caressant lentement ses favoris, puis reprit sur le ton de la conversation :

- Si cette statue était le seul trésor que possédait votre temple, je suppose qu’elle fut l’objet de tous tes soins ?

- Cela est si vrai, Votre Excellence, répondit le moine avec empressement, que c’est moi qui l’époussetais chaque matin avec un plumeau de soie tout en récitant mes prières !

- Je suis sûr, continua le juge, que tes deux compagnons montrèrent la même dévotion à servir leur déesse ?

- L’humble moine que je suis, intervint le moine de droite, a fait brûler pendant de longues années de l’encens devant notre Bienveillante Dame, chaque matin, et contemplé la grâce de ses traits avec vénération. Amen !

- Le moine ignorant à genoux devant vous, ajouta le dernier, a passé chaque jour de nombreuses heures au pied de la statue dans une indicible extase !

Le juge secoua la tête avec un sourire satisfait. Puis s’adressant au premier scribe, il le somma d’un ton sec :

- Qu’on donne à chacun de ces requérants un morceau de fusain et une feuille de papier blanc !

Tandis que l’on remettait ces menus objets aux moines stupéfaits, le juge ordonna à nouveau :

- Que le moine agenouillé sur le degré de gauche vienne se placer à gauche de l’estrade. Celui sur le degré de droite, à droite de l’estrade. Quant à toi, Pilier de la Foi, tourne-toi, et fais face à l’assistance !

Les trois moines se dirigèrent d’un pas lourd vers les places que le juge leur avait attribuées. Alors le juge dit d’un ton péremptoire :

- Agenouillez-vous et tracez pour la Cour un dessin de cette statue d’or !

Des murmures étonnés montèrent de l’assistance. Silence ! hurlèrent les sbires. Les trois moines peinèrent un long moment sur leur ouvrage. De temps en temps ils grattaient leur crâne chauve, et la sueur coulait de leur front.

- Qu’on m’apporte ces feuilles de papier ! ordonna enfin le juge au chef des sbires.

Mais dès qu’il eut jeté un rapide coup d’œil sur les trois dessins, le juge les repoussa avec mépris au bord de la table. Comme ils voltigeaient vers le sol, chacun put se rendre compte qu’ils étaient tous très différents. Sur le premier, la déesse avait quatre bras et trois têtes, sur le deuxième huit bras, tandis que sur le troisième on avait représenté un personnage de forme humaine, tenant un enfant embrassé.

- Ces malfaiteurs se sont moqués de la justice ! tonna le juge d’une voix terrible. Qu’on leur donne dix coups de canne !

Les sbires dénudèrent le dos des moines et les jetèrent sur le sol, face en avant. Le bambou siffla dans l’air …

Note de l’auteur  : L’épisode du faux témoignage des trois moines est basé sur une histoire tirée du T’ang-yin-pi-shih.

*

Observation  : Je profite de cette occasion pour rendre hommage à R. Van Gulik. C’est pour avoir lu plusieurs enquêtes de son Juge Ti que j’ai compris la nécessité d’étudier quelques Codes d’Extrême-Orient, notamment le Code chinois des Ts’ing et le Code annamite de Gia Long.

Signe de fin