Page d'accueil > Table des rubriques > Dictionnaires de droit criminel > Petites histoires et illustrations > Un cas de corruption de magistrat à Paris au XVIIe siècle

UN CAS DE CORRUPTION DE MAGISTRAT
à Paris au XVIIème siècle

( Extrait de Warée « Curiosités judiciaires », Paris 1859 )

Un homme avait fait des actions indignes ; il avait tué, violé, pillé, et, en un mot, il était accusé de toutes sortes de crimes. Il n’y avait aucune difficulté à l’envoyer à l’échafaud ; il se trouva prisonnier au Grand-Châtelet, mis au cachot, et enfin convaincu. Ce particulier, dont il n’est pas nécessaire de décliner ici le nom, fut jugé, condamné à être roué vif en-place de Grève, par le lieutenant criminel de Paris, nommé Dessita (1), homme connu par son esprit, et sa capacité de grand plumeur de poules sans crier.

On le fit venir pour lui prononcer sa sentence de mort ; il était sur la sellette où on fait asseoir ordinairement tous les criminels, lorsque après avoir entendu de Parizet, greffier, la lecture de sa condamnation, sans s’émouvoir en aucune manière, et, quoique l’heure fût arrêtée pour le faire périr dans le même après-midi, observant le dernier sang-froid, et, comme un homme qui veut jouir de son reste :

- Cela est très bien entendu, dit-il au greffier, et je comprends suffisamment de quoi il est question ; mais la Cour, continua-t-il, sans aucunement se démonter, en s’adressant à ses juges, me permettra peut-être, au moment d’un passage aussi dur que celui dont je suis menacé, de donner à M. le lieutenant-criminel certains éclaircissements sur plusieurs affaires que j’aurais bien du regret de ne pas lui révéler ayant ma mort ; ce que j’ai à lui dire est du dernier secret, et MM. les Conseillers ne peuvent l’entendre ; si l’on veut donc m’accorder la grâce de m’expliquer, qu’on me permette de dire simplement trois mots à M. Dessita ; ensuite de quoi je vais me préparer à la, mort, puisque c’est aujourd’hui ma dernière journée.

Le lieutenant-criminel, assisté de sept conseillers, fut aux opinions. Tout d’une voix, il fut arrêté qu’il écouterait le criminel en particulier, mais sans que personne sortît de la chambre. Il le fit donc lever, et s’étant approché près d’une fenêtre avec lui :

- Eh bien, mon ami, lui dit-il ; que veux-tu encore nous dire de bon ? Tu cherches à prolonger tes jours, cela est naturel ; mais tant de charges qui sont contre toi, et dont tu conviens toi-même, feraient périr mille hommes s’ils avaient de pareils fardeaux sur la tête. Nous sommes ici placés dans un tribunal où il faut, selon Dieu, que nous fassions justice, et, comme tu peux nous confier peut-être quelques éclaircissements de conséquence sur des matières que nous ne pouvons pas prévoir, explique-toi. Mais que cela soit court ; nous avons aujourd’hui encore bien des affaires à expédier, et, en ton particulier, tu vois bien qu’il n’y a pas de temps à perdre pour expédier les tiennes au moment du grand voyage que te voici près de faire.

Le criminel avait écouté Dessita avec tout le respect et la patience qui étaient nécessaires.

- Monsieur, lui dit-il, je n’ai que deux mots à dire, je suis condamné à mort, voulez-vous me sauver la vie ? Je vous ferai compter deux mille écus dans trois quarts d’heure.

- Tu cherches à me tromper, lui dit le lieutenant-criminel ; mais songe bien à ce que tu me proposes, exécute-le, si tu peux ; autrement le coup de grâce que l’on doit te donner au travers de l’estomac sera rayé de la sentence, et tu demeureras quelques heures dans le supplice au-delà de ce qui a été résolu.

- Je suis entre vos mains, répondit le criminel, ainsi garrotté, comme vous voyez, je ne saurais jamais m’échapper, et ce que je vous viens de vous proposer ne sont point des contes ; l’affaire dont il s’agit aujourd’hui est pour moi une des plus sérieuses de ma vie. Faites donc, pour peu que vous vouliez, me laisser quelque petite liberté d’écrire trois mots : les deux mille écus sont chez vous dans le temps que je vous ai marqué.

- C’en est assez, répondit Dessita en le-quittant, travaillez de votre côté, je vais vous sauver la vie ; mais, si vous me manquez, je ne vous manquerai pas, comptez sur ma parole.

L’ordre fut donné dans le même moment au geôlier de reconduire le criminel dans sa prison, de le garder à vue dans une chambre sans le remettre au cachot, de lui permettre d’écrire durant une heure seulement ce qu’il voudrait, et même de faire porter ses lettres où elles seraient adressées.

Tout cela fut exécuté très ponctuellement. Le lieutenant criminel se voyant seul avec les conseillers dont nous avons déjà parlé :

- Ma foi, leur dit-il, Messieurs, nous apprenons bien des nouvelles tous les jours, en voici encore une pour moi qui m’arrive aujourd’hui, à laquelle j’étais bien éloigné de m’attendre ; nous venons de juger un homme à mort sur des témoignages infaillibles. Jamais sentence, suivant notre sens, n’a été plus juridique ; cependant, malgré toutes nos lumières, nous nous sommes abusés à cause d’une circonstance que nous ne pouvions pénétrer, le maraud qui devait aller en Grève, comme nous l’avions ordonné, vient de me déclarer qu’il était prêtre, qualité dont il ne nous a jamais parlé depuis que nous le retenons dans nos prisons et que nous travaillons à l’examen de son procès ; il faut, suivant mon opinion, que nous sursoyons à l’exécution de cette affaire, qui me paraît toute différente dans son espèce pour le présent, et que nous le renvoyons à son évêque pour être jugé dans son diocèse.

Les conseillers donnèrent les mains à tout ce que voulut Dessita. Le criminel écrivit ; les deux mille écus furent portés à l’endroit de leur destination, sans autre cérémonie ni formalité ; il fut absous de l’accusation qu’on déclara avoir été mal à propos intentée contre lui. On le. renvoya la même journée à sa maison avec dépens, dommages et intérêts.

O tempora! O mores! (L’Art de plumer la poule sans crier)

*

  (1) Jacques Dessita, lieutenant criminel de 1666 à 1674, avait succédé à J. Tardieu, assassiné en 1665. Les exactions de Dessita le forcèrent de se démettre.

L’origine de cette charge date de l348 ; mais ce ne fut que sous François 1er qu’elle fut érigée en titre d’office. Le magistrat qui en était revêtu était le lieutenant du Prévôt de Paris, pour la partie criminelle, il jugeait tous les crimes et délits qui se commettaient dans la ville, faubourgs, prévôté et vicomté de Paris.

Signe de fin