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LES LIMITES DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE :
UN PATIENT NE PEUT SERVIR DE MATÉRIEL PUBLICITAIRE

COUR D’APPEL DE LYON (1ère Chambre civile) 27 juin 1913
(Gazette du Palais 1913 II 506)

LA COUR,

Attendu qu’à la date du 17 juillet 1908, intervenait, entre le sieur R... et le docteur P..., un contrat par lequel R... autorisait ce dernier à pratiquer sur sa femme « les traitements, chirurgicaux utiles, pour l’amélioration de sa situation », et consentait aussi aux déplacements qu’elle devrait ensuite faire « pour aller montrer le résultat de son traitement » ; qu’aux termes de cet, engagement, R... recevait ce même jour une somme de 100 francs du docteur P..., avec promesse d’une autre somme de 200 francs qui devait être ultérieurement payée ;

Attendu que le traitement auquel la dame R... allait être ainsi soumise n’avait aucun rapport avec l’amélioration de sa santé ; qu’il s’agissait uniquement d’expérimenter sur elle la méthode exposée dans la brochure anonyme publiée par les soins du docteur P... sous le titre de « Chirurgie esthétique », tendant à effacer les rides du visage et du cou, et, plus spécialement dissimuler l’abaissement ou l’allongement des seins ; que le docteur P... explique dans cet opuscule que le mamelon, lorsqu’il occupe la peinte inférieure d’un sein pendant, se trouve ainsi abaissé de 7 à 8 centimètres ; que son procédé consiste à le « relever de cette même étendue, en enlevant ensuite la peau excédante à la partie inférieure du globe reconstitué », afin de « redonner au sein la forme globale de la jeunesse » ;

Attendu que la dame R... était ainsi destinée à la démonstration sur le vif de la méthode préconisée par le docteur P..., le côté droit de son corps devant être seul opéré, afin de permettre les comparaisons et les constatations des résultats ; que la dame R... a subi à la clinique du docteur P... les diverses opérations nécessaires à cet effet, et a été conduite ensuite à Paris pour être soumise, lors du Congrès chirurgical de 1908, à l’examen des professionnels et à la curiosité du public ;

Attendu qu’elle a ultérieurement assigné le docteur P... en paiement de dommages-intérêts à raison des troubles et des souffrances qu’elle disait avoir éprouvés à la suite de ces opérations, et conclu, dans le dernier état de la procédure, à la nullité de la convention du 17 juillet 1908, comme illicite et contraire aux bonnes mœurs ;

Attendu que les premiers juges se sont abstenus de se prononcer sur la validité de ladite convention, pour le motif qu’il ne résultait pas de l’expertise médicale, à laquelle il avait ‘été procédé, qu’un préjudice eût été subi par la dame R..., par suite de la convention incriminée ;

Attendu que l’on doit considérer comme illicite et contraire aux bonnes mœurs une convention qui avait uniquement pour objet ces pratiques de vivisection sur une femme âge et besogneuse ; qu’une telle convention ne pourrait être admise comme compatible avec la dignité humaine, alors que, par l’appât d’un gain des plus minimes, l’appelante se déterminait à trafiquer de son corps et à le faire servir à des expériences inutiles pour elle, sinon dangereuses, qui n’étaient entreprises qu’en vue des profits que leur auteur escomptait ;

Attendu, sur le préjudice, que les médecins experts ont émis des doutes sur la réalité des désordres et des souffrances accusés par la femme R..., à la suite des multiples opérations et des cinq anesthésies générales pratiquées sur elle, dans un court espace de temps, et à un moment où elle se trouvait déjà atteinte de névropathie ou de neurasthénie, aux dires du docteur P... lui-même ; mais qu’il y a lieu d’envisager un autre élément préjudice et qu’il résulte des constatations auxquelles la cour a pu elle-même procéder, d’après les photographies dont la fidélité n’a point été contestée, que les opérations réalisées par P... sur le sein droit de la dame R..., loin de lui donner « la forme globale de la jeunesse », n’ont abouti qu’à un pitoyable retranchent, et que, pour arriver à remonter le mamelon au omet d’un organe fléchissant sans appel, le praticien n’a fait qu’ajouter aux flétrissures de l’âge, des cicatrices et des gaufrures d’un répugnant effet ;

Attendu que, si, dans l’humble condition de sa vie, femme R... trouvait de plus graves soucis que les seules préoccupations d’ordre esthétique auxquelles répond le docteur P... par la séduisante promesse « d’une poitrine triomphante sous l’éclat des lumières », rien cependant ne saurait justifier cette aggravation inutile des déchéances laissées par l’âge et d’autres souffrances antérieurement subies ; que, de ce chef, tout au moins, il a été causé à l’appelante un préjudice et que la cour trouve dans les circonstances et documents de la cause des éléments d’appréciation qui lui permettent de l’évaluer à la somme de 500 francs ;

Attendu que l’admission des conclusions principales entraîne le rejet des conclusions subsidiaires aux fins d’une nouvelle expertise qui serait inutile et sans objet ;

Par ces motifs,

Faisant droit à l’appel dont elle est suivie, infirme le jugement du Tribunal de première instance de Lyon, en date du 17 juillet 1912, prononce la nullité comme illicite et contraire aux bonnes mœurs, de la convention du 17 juillet 1908 ;

Condamne le docteur P... à payer à la dame R..., en réparation du préjudice par lui causé, la somme de 500 francs à titre de dommages-intérêts, et aux entiers dépens de première instance et d’appel ;

Rejette toutes autres demandes, fins et conclusions.

Signe de fin